Le " club " politique Syndicalistes et progressistes pour un Québec libre (SPQL) est un regroupement de dirigeants et de militants issus principalement des rangs syndicaux, qui déplorent l’absence des travailleurs organisés sur la scène politique et les conséquences qui en découlent pour la population travailleuse et les défavorisés de la société, et qui ont décidé de s’engager dans l’action avec l’intention de changer le cours des choses. Voilà qui à première vue est extrêmement positif. J’ai moi-même, au cours des années 1970, participé activement à la création et à l’animation d’un tel regroupement, qui portait le nom de Regroupement des militants syndicaux, dont l’assemblée de fondation a eu lieu le 17 mai 1974, il y a trente ans, et dont l’objectif était de contribuer à combler le vide, qui existe toujours aujourd’hui, quant à l’action politique des travailleurs.
Il y a toutefois une différence fondamentale entre le RMS d’autrefois et le SPQL d’aujourd’hui. Le premier investissait toutes ses énergies dans des initiatives destinées à contribuer à la constitution d’un parti politique des travailleurs et travailleuses qui soit distinct et indépendant des partis existants, voué à la défense des intérêts spécifiques des travailleurs et des classes populaires, libre de la détermination de son programme politique et de ses formes d’organisation et d’action. Les deux principes de base qui guidaient son travail en faveur d’un parti autonome étaient les principes élémentaires que nous retrouvons au cœur de la vie syndicale : l’action unitaire des syndicats, de leurs fédérations et centrales, et leur indépendance complète vis-à-vis du patronat et de ses partis et du gouvernement. Nous estimions que si le monde du travail a ses propres organisations indépendantes que sont les syndicats pour livrer ses batailles sur le terrain économique, il ne devrait y avoir aucune raison pour qu’il en soit différemment sur le terrain politique et qu’il doive s’en remettre aux partis des autres. Cette vision des choses peut se résumer dans le célèbre mot d’ordre alors diffusé par la CSN : Ne comptons que sur nos propres moyens !
Convaincu de ce que la voie que nous proposions était la bonne et est toujours la bonne, je ne peux que déplorer que le regroupement qui vient de naître s’engage dans une voie diamétralement opposée, celle de l’investissement de ses énergies dans le renforcement du Parti québécois en se plaçant sous sa tutelle, un parti qui ne nous appartient pas, que nous ne contrôlons pas, mais qui serait disposé à accueillir en son sein diverses tendances pour des raisons évidentes de renforcement de ses appuis à des fins électorales. Bien naïfs cependant seraient ceux qui le croiraient disposé à des compromis programmatiques, encore moins à un partage réel du pouvoir. Son chef se dit enthousiaste à l’idée de reconstituer cette " vaste coalition " qu’était le PQ à ses origines, une coalition " de toutes tendances et de tous horizons ", dont le spectre s’étendait " du créditiste Gilles Grégoire jusqu’au syndicaliste Robert Burns ", comme on a pu le lire récemment dans l’Aut’journal. En même temps, pour voiler la nature de parti " d’union nationale " que serait un tel PQ redevenu la " vaste coalition " d’antan, il aime présenter ce dernier comme un parti social-démocrate, en quelque sorte comme un parti frère du Parti socialiste français, s’appuyant entre autres sur le fait que, comme lui, le PQ créerait des niches pour accueillir diverses tendances, dont la tendance syndicale.
Mais le PQ n’a rien de commun avec le PS français qui, de par ses origines, est un authentique parti ouvrier, même si ses faits et gestes des années récentes tendent à faire oublier ces origines. Aussi, les courants qui lui sont rattachés sont des courants, plus ou moins radicaux, du mouvement ouvrier. Le PQ quant à lui, ne l’oublions pas, est né d’une scission du Parti libéral des années 1960, alors dirigé par " l’équipe du tonnerre " de Jean Lesage et René Lévesque. N’oublions pas non plus que c’est à l’époque de la grande coalition dont se réclame le SPQL que le PQ compromettait le résultat du premier référendum sur l’avenir politique du Québec par l’ambiguïté de la question qu’il soumettait aux voix, et qu’il procédait à une des pires attaques contre les conditions de travail dans les secteurs public et parapublic en 1983 en coupant les salaires de 20 % et en désindexant les régimes de retraite.
Imaginons l’impact que pourrait avoir le regroupement SPQL si, au lieu d’investir le PQ, il consacrait toutes ses énergies et influences à convaincre le plus grand nombre de syndicats et de militants syndicaux et progressistes d’adhérer au projet de la construction d’un parti politique autonome représentatif du monde du travail et des organismes populaires, et de contribuer à le construire en lui apportant son appui organisationnel. Je ne veux évidemment pas suggérer qu’un tel parti devrait émaner de cette seule initiative. Il y a, on le sait, d’autres forces en présence ou qui ont annoncé leur naissance prochaine. C’est évidemment la coalition de toutes ces forces qu’il faut chercher à réaliser. Mais si cette coalition devait se réaliser sans la participation des syndicats parce que leurs militants les plus sensibilisés s’investiraient ailleurs, il lui manquerait sa partie constitutive la plus importante qu’est la fraction organisée du monde du travail et qui doit en être la colonne vertébrale.
Si des candidats ou candidates d’un tel parti parvenaient à être élus, nous pourrions alors parler d’une représentation réelle des travailleurs et des organisations populaires à l’Assemblée nationale. C’est entretenir la confusion que de dire que, " depuis trente ans ", il n’y a pas eu de telle représentation, parce que cela laisse croire qu’il y en avait une il y a trente ans, que les syndicalistes alors élus sous la bannière du PQ, tout comme ceux qui avaient pu l’être avant sous celles du PLQ, de l’Union nationale ou du Crédit social, ou depuis, sous celles du PLQ ou de l’ADQ, l’auraient été, non pas en tant qu’individus se représentant eux-mêmes, mais comme représentants dûment désignés par le mouvement des travailleurs. Les Robert Burns, Robert Dean, Michel Bourdon et autres étaient membres et candidats du PQ à titre personnel, et ne disposaient d’aucun mandat du mouvement syndical pour le représenter.
Le regroupement SPQL a raison de dire qu’il faut " sortir la gauche de sa marginalité politique ", mais il se trompe s’il estime qu’elle n’était pas dans la marginalité politique, il y a trente ans. Il se trompe aussi lorsqu’il prétend qu’elle parviendra à en sortir aujourd’hui en optant pour une autre marginalité, celle qu’il revendique pour elle dans une niche au sein d’un parti qui lui est étranger.
L’entrée massive de militants syndicaux au sein du PQ avec leur plateforme ne pourrait qu’avoir l’effet de l’arrivée d’un corps étranger destiné à être rejeté par un organisme avec lequel il est incompatible. Deux hypothèses seulement apparaissent comme possibles : la rupture éventuelle sur constat de désaccord programmatique et en conséquence le retrait volontaire ou l’exclusion des militants syndicaux, ou leur adaptation aux exigences du parti et l’abandon au moins partiel de leur plateforme propre.
L’argument décisif invoqué aujourd’hui comme hier à l’encontre de l’action politique autonome du mouvement ouvrier est la nécessité de régler d’abord la question nationale et par conséquent de ne rien faire qui puisse compromettre les succès électoraux du PQ, qui est identifié à tort comme le seul porteur possible de ce projet sur le terrain politique. C’était le cas il y a trente ans, c’est encore le cas aujourd’hui. Pendant combien de décennies encore faudra-t-il reporter le projet de construction de l’instrument politique sans lequel " la gauche " continuera de croupir dans sa marginalité et son impuissance, et à être privée des moyens d’intervenir politiquement à son propre compte, y compris sur la question nationale ?
Les travailleurs brésiliens eux aussi ont eu à se poser cette question alors que leur mouvement tentait de se reconstruire sous la dictature militaire. Ils ont constitué leur centrale syndicale indépendante, la Centrale unique des travailleurs, la CUT, et leur parti politique indépendant, le Parti des travailleurs, grâce auquel ils ont fini par conquérir le pouvoir central du pays. Et il y avait au moins autant de bonnes raisons qu’on en trouve au Québec aujourd’hui pour tourner le dos à ce projet de construction du Parti des travailleurs et œuvrer plutôt à faire de l’entrisme dans d’autres partis politiques, l’enjeu, de taille, étant alors le renversement de la dictature et des institutions qu’elle léguait. De plus, contrairement au Québec où il y a un désert politique total à gauche, il y avait déjà au Brésil, dans une vaste mosaïque politique, au moins deux partis, le Parti démocratique travailliste rattaché à l’Internationale socialiste et le Parti socialiste d’orientation social-démocrate, au sein desquels les constructeurs du Parti des travailleurs auraient pu vouloir revendiquer une niche pour " éviter de diviser les votes ", en reportant à plus tard la tâche de construction de leur parti. Ce n’est pas ce qu’ils ont fait. Ils se sont attelés sans relâche à construire le Parti des travailleurs, parce qu’ils le considéraient comme le seul véritable instrument de l’émancipation du peuple brésilien.
Né pour combler l’absence des travailleurs sur la scène politique, le SPQL a choisi la mauvaise voie. Au moment où les autres composantes du mouvement social semblent plus prêtes que jamais à s’impliquer dans la construction d’un parti politique autonome, il leur tourne le dos et appelle les militants à investir le PQ. Il faut souhaiter que cet appel ne soit pas entendu et que d’autres composantes du mouvement syndical fassent contrepoids à l’initiative du SPQL.