Dans l’UFP, on aimait dire qu’on était “un parti des urnes et de la rue”. Mais je n’ai jamais assisté à une discussion sur le sens de ces mots. C’est surtout le sens du terme “parti de la rue” qui n’a jamais été très clair, ni pourquoi un parti électoral ne nous suffisait pas. Pourtant, ce sont des questions fondamentales pour un parti de gauche. Le but de mes propos est de présenter un des points de vue possibles sur cette question, afin de lancer la discussion.
Je commence par l’observation suivante : toute une série de partis de gauche qui, dans divers pays, ont formé des gouvernements ces dernières années, ont fini par se plier à l’orthodoxie néolibérale tout en essayant, tant bien que mal, de lui donner un visage un peu plus humain. On pense aux gouvernements de Lula au Brésil, de Helmut Schmidt en Allemagne, de Tony Blair en Grande-Bretagne ou, au Canada, aux gouvernements provinciaux formés par le NPD. À l’exception du gouvernement de Chavez au Venezuela - qui est un cas à part - aucun parti de gauche au pouvoir n’a pu rompre avec le néolibéralisme.
Ma thèse est la suivante : la soumission à l’orthodoxie néolibérale est quasi inévitable si un parti accorde la priorité à la lutte électorale et parlementaire au détriment de la dimension extra-parlementaire de son action.
Pour expliquer cette thèse, il faut d’abord comprendre les avantages que la démocratie libérale - c’est-à-dire la démocratie dans la société capitaliste - accorde au patronat. Si je parle du patronat, ou de la bourgeoisie, c’est parce que je considère que le néolibéralisme est beaucoup plus qu’une simple idéologie. C’est bien sûr une idéologie, mais son rôle est de justifier des politiques qui correspondent aux intérÍts du patronat, c’est-à-dire de ceux et celles qui vivent de leur capital.
Si vous avez des doutes à ce sujet, je vous conseille de consulter les documents programmatiques du Conseil du patronat ou de l’Institut économique de Montréal, financé par le patronat. Vous y trouverez une concordance frappante avec les orientations des gouvernements de Charest, de Harper et, avant eux, de Landry et de Martin.
Il y en a qui disent, comme l’a fait Omar Aktouf lors du lancement de sa campagne pour l’UFP dans Outremont, que l’adhésion du patronat au néolibéralisme est une erreur de sa part. C’est de la fausse conscience qui menace ses propres intérêts, et nous voulons le sauver de sa propre bêtise. Mais admettons que cela est vrai - et c’est loin d’être mon opinion - que faire si le patronat refuse d’être sauvé de lui-même ? Il faut quand même construire un rapport de force.
Commençons donc par les avantages du patronat à l’intérieur même de l’État, et cela quelle que soit la couleur politique du gouvernement. Le patronat peut toujours compter sur la sympathie active - on pourrait dire “préjugé favorable” - de la haute fonction publique, du judiciaire et des hautes sphères de l’armée et de la police - les appareils de violence. Ces acteurs étatiques, dont tout gouvernement dépend pour son fonctionnement normal, partagent les orientations idéologiques du monde des affaires. Ils appartiennent souvent au même milieu social que le patronat.
Mais ces avantages sont relativement peu importants par rapport aux grands atouts du patronat à l’extérieur de l’État, dans ladite “société civile.” D’abord, dans une économie capitaliste, c’est le patronat, la bourgeoisie, qui prend les décisions concernant les investissements et la production des biens et des services. En conséquence, la santé de l’économie et des finances publiques dépend largement de sa bonne volonté. Ensuite, les médias de masse appartiennent à des membres de cette même classe, qui partagent tout naturellement les mêmes orientations conservatrices. Aux médias, on peut ajouter les nombreuses boîtes à penser, financées par la bourgeoisie, les experts diplômés qui sont directement ou indirectement à leur solde, et une grande variété d’autres moyens, directs et indirects, d’influence de l’opinion publique.
Voici l’extrait d’un discours prononcé en 1947 par le chef du parti Démocrate chrétien italien, Alcide De Gasperi, devant son Conseil des ministres. Après la guerre mondiale et la chute du régime fasciste, qui avait joui de l’appui enthousiaste de la bourgeoisie italienne, le parti Démocrate chrétien a tenté de s’appuyer sur lesdites classes moyennes. Mais De Gasperi a vite compris que le véritable intérêt de son parti était d’appuyer sans équivoque la classe des employeurs. Voilà comment il l’a expliqué à ses ministres :
Il y a en Italie un quatrième parti, en plus des Démocrates chrétiens, des Communistes et des Socialistes, qui est capable de paralyser et de rendre futile tout effort, en organisant le sabotage du prêt national, la fuite du capital, l’inflation, et la diffusion de campagnes scandaleuses. L’expérience m’a appris que l’Italie ne peut être gouvernée aujourd’hui à moins que nous amenions au gouvernement, sous une forme ou une autre, les représentants de ce quatrième parti, qui disposent de la richesse de la nation et du pouvoir économique.
Imaginons pour un instant qu’un parti de gauche, comme Québec solidaire, se fasse élire sur la base d’un programme qui remet en cause la politique néolibérale. Ce gouvernement serait immédiatement soumis à une pression idéologique et économique écrasante, non seulement de la part du patronat et de ses alliés domestiques, mais également de ses alliés internationaux - gouvernements étrangers, institutions financières et investisseurs.
À ce propos, voici un autre extrait, cette fois de la revue du Centre canadien pour des alternatives politiques - l’une des rares boîtes à penser de gauche. Mais il s’agit d’une gauche modérée, qui prend comme modèle les Etats scandinaves. Dans son éditorial, le rédacteur demande à quoi les Canadiens et les Canadiennes devraient s’attendre si un jour leur gouvernement décidait de rompre avec l’ALENA et avec l’orthodoxie néolibérale.
On pourrait s’attendre à la menace immédiate de fermeture d’entreprises, de mises à pied, de sous-traitance. Et si le gouvernement résistait, l’économie pourrait être sérieusement déstabilisée, notre monnaie dévaluée, le taux de chômage triplé. Les grèves d’investissement et la fuite du capital pourraient générer une dépression accablante.
Et l’auteur ne mentionne même pas l’offensive idéologique qui accompagnerait la pression économique. Et la pression économique ne serait pas nécessairement l’expression d’un complot. C’est le comportement plus ou moins spontané de possédants face à un gouvernement perçu comme hostile au monde des affaires. Et de nos jours, tout gouvernement qui dévie un peu trop de l’orthodoxie néolibérale est perçu de cette manière.
Un parti de gauche qui s’appuie principalement sur son succès électoral et qui limite son action à la lutte parlementaire ne pourrait résister longtemps à cette pression. Il serait forcé de diluer son programme dans un effort pour rétablir la confiance du monde des affaires. Dans le cas contraire, il risquerait de perdre son appui électoral à cause de la dégradation des conditions économiques et de l’offensive médiatique. La perspective même d’une telle réaction de la part du patronat et de ses alliés est à ce point accablante, que la majorité des partis de gauche, depuis 15 à 20 ans, ont exclu de leurs plates-formes électorales, sinon de leurs programmes, les réformes qui vont trop à l’encontre de la logique néolibérale.
Ma thèse est donc qu’un gouvernement de gauche qui s’appuie principalement sur sa performance électorale se verra forcé à limiter son action à ce qui est acceptable pour le monde des affaires. Ce fut toujours le cas. Mais durant “les trente années dites glorieuses” de l’après-guerre, la marge de manoeuvre était plus grande, grâce à l’expansion rapide de l’économie et aux taux de profit historiquement élevés. Cela rendait le patronat moins coriace. En plus, le mouvement ouvrier est sorti renforcé de la Dépression et de la guerre mondiale. Mais depuis les années 1980, la stratégie du capital a changé - elle se base beaucoup plus qu’avant sur l’intensification absolue de l’exploitation du travail. La marge de manoeuvre d’un parti de gauche à l’intérieur de ce que le patronat est prêt à supporter s’est rétrécie.
Il s’ensuit qu’un parti qui veut se libérer du carcan néolibéral doit s’appuyer sur un rapport de force qui va bien au-delà de ce que le seul électoralisme peut lui fournir. Il faut avoir, au sein même de la société, un contrepoids qui peut neutraliser les avantages que la démocratie libérale accorde au patronat.
Cela nous amène au “parti de la rue.”
Un parti qui veut créer un tel contrepoids doit être plus qu’une machine électorale, dans laquelle le rôle de ses membres est limité à la préparation et à la réalisation de campagnes électorales. Ce parti doit être un véritable mouvement politique. Il doit accorder une priorité à la formation active de ses membres, qui doivent être en mesure d’analyser de manière indépendante et critique les grands enjeux. Ses membres doivent participer pleinement à l’élaboration du programme et à la stratégie du parti et se les approprier.
Il faut donc un parti profondément démocratique, dont la direction encourage les initiatives de la base et crée des espaces pour l’activité et l’organisation qui en soient indépendants. Ce n’est que ce genre de parti qui peut créer l’engagement et la confiance nécessaires dans sa base pour changer la société et pour exercer un contrôle efficace sur la direction et sur sa fraction parlementaire - problème récurrent des partis politiques.
Être un “parti de la rue” signifie donc plus que paraître aux manifestations avec sa banderole. Il faut être enraciné dans les mouvements sociaux. Je ne parle pas de “noyautage,” ce qui est, à mon avis, un loup-garou qui vise à justifier une division du travail artificielle et néfaste entre le parti et les mouvements sociaux, notamment les syndicats. Je parle de recruter au parti, de former et d’organiser les personnes de gauche qui militent dans les mouvements sociaux pour qu’elles puissent défendre dans ces mouvements une vision stratégique de transformation sociale et y mobiliser des appuis pour les positions du parti. Cela donnerait au parti les moyens pour encourager des luttes sociales qui vont au-delà de la logique néolibérale et pour se construire un appui vraiment engagé au sein de la société.
Ce n’est que lorsque les classes populaires sont organisées et en lutte pour défendre leurs intérêts au sein même de la société qu’elles peuvent créer l’espace idéologique et la confiance nécessaires pour faire contrepoids à la pression de la bourgeoisie et de ses alliés. Sans cela, un gouvernement de gauche - même s’il arrive à se faire élire - finira par céder à la pression supérieure des forces néolibérales. C’est l’expérience maintes fois confirmée des partis de gauche de différents pays.
Pour résumer, à cause des avantages que la démocratie libérale accorde au patronat, toute lutte contre la politique néolibérale qui se limite à l’arène parlementaire est perdue à l’avance. Pour gagner, la lutte parlementaire doit s’appuyer sur la mobilisation populaire extra-parlementaire. Et de leur côté, les victoires électorales doivent servir à faciliter et encourager la mobilisation extra-parlementaire. C’est le vrai sens d’un “parti de la rue.”
En parlant de mobilisation extra-parlementaire, je vise le genre de mouvements sociaux qu’on a vus en Bolivie, ces dernières années, durant les guerres de l’eau et du gaz. Il s’agit de l’éducation populaire et de manifestations, bien sûr, mais aussi d’actions sur les lieux de travail et allant jusqu’à des grèves, des occupations, des blocages d’artères et de bâtiments, des boycotts, et ainsi de suite.
On a pu sentir l’immense potentiel de ce genre de mobilisation il y a deux ans durant la journée de perturbation syndicale contre les lois anti-ouvrières de Charest. Mais encore plus, c’est le mouvement étudiant du printemps dernier qui a montré l’énorme potentiel politique des mobilisations populaires extra-parlementaires.
C’est le genre de mobilisation qui crée un terrain social favorable pour un parti de gauche et auquel un parti de gauche peut contribuer en y apportant une vision stratégique et en facilitant l’unification des luttes.
C’est ce genre de mobilisation extra-parlementaire qui a rendu possible l’élection d’Evo Morales en Bolivie. Et je peux presque garantir que si ces mobilisations ne se poursuivent pas, Morales va décevoir les attentes. Ce n’est pas remettre en cause l’engagement ni l’honnêteté de Morales. C’est affronter la dure réalité d’un parti de gauche qui veut changer la société. C’est le réalisme auquel nous appelle la déclaration de principe de Québec solidaire.
20 mars 2006
(tiré du site Presse-toi à gauche)