La mobilisation étudiante a pris le Chili d’assaut depuis six mois. Une grève étudiante inédite perdure depuis plus de six mois en faveur d’une éducation publique gratuite et de qualité. Aux occupations par centaines des établissements secondaires et universitaires, se sont ajoutées de multiples manifestations réunissant des centaines de milliers de personnes. À la fois universitaires, étudiants techniques et élèves du secondaire s’unissent dans un objectif commun. L’étendard de l’éducation publique de qualité a ouvert la voie à une vaste remise en question du modèle de société marqué par le néolibéralisme depuis la dictature (1973-1990).
La « mobilisation étudiante » a pris tellement d’ampleur que certains parlent d’un « mouvement social pour l’éducation ». Ce sont quarante manifs étudiantes cette année lors desquelles de nombreux professeurs, de jeunes chômeurs, des retraités, des familles avec leurs enfants et des fonctionnaires se mêlent en grand nombre aux étudiants. Les 24 et 25 aout, une grève générale des syndicats a additionné des forces sociales aux demandes étudiantes, en plus d’élargir la revendication du bien commun public à d’autres sphères de la société : renationalisation du cuivre, meilleur système de santé public, et une nouvelle Constitution. On assiste au Chili aux plus grandes manifestations sociales depuis la fin de la dictature.
Une privatisation cuisinée à feu doux
Le système ou, mieux dit, le marché de l’éducation chilien, basé sur l’entreprise privée et le financement individuel, a entrainé un renforcement des inégalités sociales, des dettes astronomiques pour les familles et une éducation de mauvaise qualité. Les frais de scolarité au Chili sont les plus élevés de l’OCDE, après ceux des États-Unis, mais les salaires des professionnels sont environ quatre fois moins élevés que dans les pays du groupe.
Le Chili a adopté, sous la dictature de Pinochet, un système d’éducation ultra libéral. On a d’abord assisté au démantèlement du système d’éducation nationale, par la municipalisation. Autrefois dépendantes directes du ministère de l’Éducation, les écoles primaires et secondaires sont passées sous la juridiction des municipalités. Le Ministère n’assure plus l’assignation des ressources de manière centrale. En conséquence, la qualité de l’éducation dépend donc des ressources et de la petite politique locale dans chaque municipalité. Le système consacre les disparités abyssales entre les communes les plus riches et les plus pauvres. Cela a renforcé la course vers les collèges privés subventionnés. Les élèves mobilisés y dénoncent aujourd’hui les projets particuliers aux visées marchandes et les profits que les propriétaires font à même les subventions étatiques.
Au niveau universitaire, l’Université du Chili a été sous-divisée en plusieurs entités autonomes régionales. Obligées à s’autofinancer, les universités de l’État ont dû se tourner vers des frais de scolarité pour compenser le retrait des subventions étatiques. Quant au secteur technique, il a été tout simplement privatisé.
Les gouvernements post dictature ont poursuivi le modèle en réduisant progressivement le financement des universités publiques et augmentant les avantages fiscaux et réglementaires pour les institutions privées. Par ailleurs, le gouvernement a activement encouragé le développement d’entreprises privées d’éducation à tous les niveaux : primaire, secondaire, technique et universitaire. Sous le couvert du dogme de la « liberté d’enseignement », les établissements à but lucratif ont envahi le paysage chilien. La logique du marché en pleine croissance a établi une compétition malsaine dans laquelle la recherche de clientèle et de profit est en train de supplanter les objectifs académiques des établissements.
Auparavant prestigieux, le réseau universitaire public est aujourd’hui miné par le retrait financier de l’État et la compétition commerciale d’institutions privées. L’État n’assume plus qu’un rôle subventionnaire dans un « marché » qui est censé s’autoréguler. L’abandon d’un projet ou d’une planification nationale est bien visible : la dévalorisation de la formation des techniciens et leur orientation à des créneaux trop étroits d’une part, la surenchère des formations universitaires et le sous-financement de la recherche d’autre part.
Un système insoutenable pour les étudiants
Les partisans de la droite québécoise argumentent que le système de prêts et bourses peut compenser la hausse des frais. Les fédérations étudiantes mettent en garde contre le lourd fardeau de l’endettement étudiant. Qu’en est-il au Chili ?
L’autre lègue de la dictature chilienne, c’est l’idée selon laquelle « l’éducation est la responsabilité des familles ». Le libre-choix du « consommateur » est censé contrôler à lui seul la qualité et l’orientation des collèges et des universités. Mais aussi et surtout, la responsabilité individuelle doit prévaloir dans le financement de l’éducation. L’État ne fournit que 25 % des dépenses en éducation universitaire, alors que dans les pays de l’OCDE (dont le Chili est devenu membre récemment) la moyenne est un financement à hauteur de 85 %.
Afin d’assurer l’accès à l’université et en augmenter l’achalandage, le gouvernement a mis en place, dans les années 2000, un crédit d’étude garanti par l’État. En faisant porter l’ensemble du fardeau sur les épaules des étudiants, l’État évite ainsi l’obligation d’investir à même ses ressources. Un négoce qui a profité largement aux banques, dont les taux frôlent l’usure : 6 à 7 % d’intérêt réel sur les prêts étudiants. Les universités privées en ont profité pour augmenter leurs frais de scolarité en flèche depuis quelques années. Ces dernières investissent dix fois plus en publicité pour attirer les clients potentiels qu’en bourses d’études. « Achetez le rêve de l’université… payez plus tard ! »
Avec des dettes faramineuses, les jeunes travailleurs, dont 40 % n’ont même pas atteint le diplôme, paient souvent la moitié de leur salaire en remboursement. Le décrochage et l’augmentation du temps de travail sont devenus des enjeux majeurs chez les jeunes. Fréquemment, les jeunes dans la vingtaine conjuguent à la fois des études et un emploi à temps plein – la semaine de travail légale est de 45 heures au Chili. Les programmes du soir des universités privées permettent ce tour de force. Pour éviter le décrochage – et donc la clientèle –, les exigences sont souvent rabaissées au strict minimum.
Un système inégalitaire
Au Chili comme au Québec, les opinologues de tout acabit répètent cet argument insensé : la gratuité scolaire ferait en sorte que les pauvres paient l’éducation des riches. On doit se surprendre d’un tel argument en faveur de l’égalité… dans le maintien des inégalités ! D’autre part, affirmer qu’un diplôme universitaire égale uniquement un gros salaire, c’est nier la nature fondamentalement collective de la connaissance. Comme si le travail qualifié d’un médecin, d’une avocate, d’une ingénieure ou d’un scientifique n’avait aucune retombée positive pour un citoyen « contribuable » ou encore une entreprise !
De manière plus concrète, la réalité du Chili montre bien que ce sont les secteurs populaires et les classes moyennes qui sont les grands perdants. Ce sont eux qui portent le plus lourd fardeau d’endettement, alors que les enfants des plus riches n’ont presque pas de dettes d’études.
Au Chili, les prêts étudiants se sont avérés hautement inefficaces puisque l’État a dû racheter des sommes millionnaires de ces prêts aux banques (52 % des comptes sont en souffrance). Les paiements reliés aux opérations de ce programme représentent 30 % du budget d’éducation supérieure ! Et ce programme finance en grande majorité des institutions privées à but lucratif. Au lieu de financer les universités publiques et la formation de la main-d’œuvre, l’État a encouragé les banques à vampiriser les futurs travailleurs. En cinq ans, les prêts étudiants auraient rapporté 400 millions de dollars en intérêt et pénalités de retard. Les dettes d’études deviennent une nouvelle forme d’accaparement de la plus-value du travail par les capitalistes financiers.
Quant aux bourses… les bourses liées au rendement académique d’excellence, les plus nombreuses, bénéficient davantage aux jeunes issus de familles aisées et scolarisées. En comparant des jeunes au rendement scolaire moyen, on se rend compte que les riches s’offrent des carrières universitaires payées par leur famille, mais que les pauvres optent pour des formations rapides. De plus, l’accès aux bourses pour les carrières de cycles supérieurs, de plus en plus en demande dans l’économie actuelle, dépend grandement de la capacité d’étudier sans travailler au premier cycle et d’en sortir sans trop d’endettement. C’est le retour pervers de l’élitisme.
En poursuivant la lutte…
Après six mois de grève, d’occupations et de manifs, les cacerolazo spontanés se multiplient dans les quartiers. Le tintamarre de casserole, méthode de protestation utilisée contre la dictature en Amérique latine, redonne de l’énergie au mouvement et démontre l’appui citoyen généralisé dont bénéficient les étudiantes et les étudiants. À un coin de rue de leur quartier, les indigné-es se rassemblent, tambourinent et allument un feu. On se connait à peine, mais depuis peu, on se reconnait à travers notre action collective. Les cacerolazo, mieux que les sondages – tout de même favorables à 85 % aux demandes étudiantes –, montrent comment le désir de changement est répandu.
Les politiciens de toute tendance sont discrédités, mais la politique est de toutes les discussions. Le Chili est dans un moment inédit de son histoire. En quelques mois, les mouvements étudiants, écologistes et syndicaux de la rue y ont fait déborder la politique du parlement. L’éducation a été suspendue par la lutte sociale, la lutte elle-même est devenue une sorte d’éducation collective. Ces mouvements citoyens sauront-ils refonder la démocratie ?
La hausse des frais de scolarité est un ingrédient d’une recette empoisonnée que le Chili a avalé de force il y a trente ans. Le Québec va-t-il suivre sur le chemin d’une éducation et d’une société marchandes, au moment même où le Chili désire rebrousser chemin ?
Antoine Casgrain
Santiago, 17 octobre 2011