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En plein hiver chilien : les promesses d’un printemps social et politique

mercredi 31 août 2011, par Pierre Mouterde

Rigueurs de l’hiver austral obligent, c’est dans le froid et sous la pluie que depuis près de trois mois les étudiants chiliens revendiquent. Ils n’en sont pas moins en train de faire germer —au fil de mobilisations croissantes de la société civile— les promesses d’un formidable printemps social et politique ; un printemps qui pourrait bien nous donner à réfléchir, ici même au Québec. Car en observant les échos de cette effervescence sociale débouchant ces 23 et 24 août 2011 sur une grève générale appelée par le mouvement syndical, on ne peut qu’être frappé par les inéluctables impasses du modèle néolibéral ainsi que par les moyens qu’une société doit parvenir à se donner pour tenter de s’y opposer avec succès.

Le Chili a toujours été un pays baromètre, une sorte de laboratoire social et politique nous permettant de saisir avec plus de clarté ce qui se joue ailleurs, à l’échelle du monde. Il l’a été dans les années 60-70, avec l’Unité Populaire de Salvador Allende, expression de cette « ère des brasiers » ayant, dans le sillage de la révolution cubaine, embrasé le continent de ses aspirations au changement social. Il l’a été dans les années 70-80, avec la dictature de sécurité nationale du général Pinochet, symbole de cette répression sauvage et de l’imposition au forceps d’un modèle économique néolibéral dont on allait bientôt connaître la recette partout au monde. Il l’a été aussi dans les années 90-2000, avec le retour à la démocratie, mais à une « démocratie restreinte », les militaires continuant à gouverner derrière le trône. Et peut-être l’est-il aujourd’hui avec cette grève étudiante aux allures absolument inédites ?

Grève inédite

Car il ne s’agit pas seulement d’une grève étudiante de grande envergure, touchant tant les élèves du secondaire que les étudiants universitaires. Il s’agit d’un mouvement qui a fini, au fil des semaines, par gagner l’appui, non seulement des syndicats de professeurs et des associations de parents d’élèves, mais encore de larges secteurs de la société civile. Comme si les étudiants avaient su faire comprendre que leur cause était celle de tous et toutes. Voilà pourquoi elle s’est développée comme une trainée de poudre, passant par dessus tous les obstacles mis sur son chemin : depuis le 28 avril 2011, date de la première manifestation étudiante d’envergure (8 000 personnes) jusqu’à la grève générale d’aujourd’hui en passant par les marches du 30 juin (300 000 personnes) et du 9 août (500 000 personnes), se sont multipliés, manifestations, occupations, grèves de la faim, rassemblements gigantesques, le tout finissant, qui plus est, par redonner vie à une série d’autres demandes sociales restées sans réponse : celles des Mapuches au sud, des écologistes à propos du projet HidroAysen en Patagonie, celles enfin du mouvement syndical, aspirant notamment une meilleure redistribution de la richesse sociale.

Des enjeux de taille

Il faut dire que les enjeux étaient de taille : Au Chili, sous la houlette du général Pinochet l’éducation est passée d’un seul coup dans la moulinette des logiques néolibérales, sans que depuis les différents gouvernements démocratiques (y compris celui de Michèle Bachelet) y changent quelque chose de substantiel. L’éducation est ainsi devenue « marchandise », une pure affaire d’argent et de négoce, source de profits alléchants pour les banques et les entrepreneurs en mal de profits. Alors que jusqu’en 1973, l’éducation publique chilienne était connue pour sa qualité et sa gratutité, les principes économiques pronés par les Chicagos boys et la dictature ont, comme le rappelle Victor de la Fuente du Monde Diplomatique, littéralement inversé les choses : « Rares en 1973, les écoles privées accueillent désormais 60 % des élèves dans le primaire et le secondaire. Moins de 25 % du système éducatif est financé par l’Etat, les budgets des établissements dépendent, en moyenne, à 75 % des frais d’inscriptions. D’ailleurs, l’Etat chilien ne consacre que 4,4 % du produit intérieur brut (PIB) à l’enseignement, bien moins que les 7 % recommandés par l’Unesco ». Plus encore le niveau d’endettement étudiant a pris des proportions considérables. Dans un pays où, comme en font foi les données du département d’économie de l’Université du Chili, le salaire minimum s’établit à l’équivalent de moins de 340 dollars canadiens et le salaire moyen à l’équivalent d’environ 1000 dollars canadiens, les jeunes dépensent en moyenne l’équivalent de 300 à 800 dollars canadiens par mois pour suivre un cursus universitaire. En conséquence, « 70 % des étudiants s’endettent, et 65 % des plus pauvres interrompent leurs études pour des raisons financières ».

Une rupture démocratique

Mais le remarquable va bien au-delà de tous ces chiffres impressionnants. Il est dans la manière dont les étudiants mènent leur lutte contre le gouvernement du Président Piñera. Même si on sait que leurs leaders –dont la très charismatique Camilla Vallejos, présidente de la Confech—sont membres de partis de gauche, ils ont su tout organiser leur mouvement sur des bases larges, démocratiques et non partisanes, et lui donner en même temps un cours absolument inédit, en exigeant loin de tout corporatisme, rien de moins que « la fin du profit dans l’éducation » ainsi qu’ « une éducation gratuite et de qualité » conçue comme un authentique « service public », pointant ainsi du doigt non seulement l’ensemble du modèle néolibéral dont le Chili s’est fait le champion, mais aussi l’immense majorité de la classe politique chilienne qui s’en est fait ces dernières années la complice plus ou moins avouée. Résultat : ces revendications structurelles ont fini par leur attirer les faveurs grandissantes de l’opinion publique (80% de la population appuient leur revendication), et à l’inverse par mettre le gouvernement (incarnant la droite dure du passé) sur la défensive, lui qui s’est retrouvé dernièrement dans les sondages avec moins de 20% d’appui. Comme si fouettée par l’audace vivifiante des étudiants, la société entière commençait à réaliser tous les côtés pervers et profondément inégalitaires de ce modèle hérité de la dictature, libérant au passage aspirations démocratiques et espoirs de changements grandissants. D’où le peu d’effets des menaces et menées répressives que semble à l’heure actuelle privilégier le Président Piñera. D’où aussi cette idée de plébisicte référendaire (sur les propositions étudiantes) et même de constituante qui commence à circuler de plus en plus largement, à la manière d’un appel à une véritable « rupture démocratique ».
Et même si l’on serait bien en peine aujourd’hui de faire un pronostic quelconque quant à la suite des choses, ce que l’on peut dire en toute assurance, c’est que le Chili est en train de découvrir à sa manière –au-delà de toutes les terreurs léguées par la dictature— que pour lui aussi « un autre monde est possible ». A l’heure du printemps arabe, de la révolte des indignés européens et des turbulences que nous pouvons, nous-mêmes connaître sur la scène politique provinciale, n’est-ce pas nous convier à réfléchir à ce que pourrait être, chez nous, un véritable automne québécois ?

Pierre Mouterde



Sociologue
Auteur de Les mouvements sociaux au Chili (1973-1993), Paris, L’Harmattan, 1995 ; La gauche en temps de crise, Contre-stratégies pour demain, Montréal, Liber, 2011