Dans notre régime démocratique, c’est la souveraineté populaire qui est la source de tout pouvoir d’État. La volonté populaire s’exprime lors d’élections où les citoyens délèguent leurs représentants au Parlement. Les partis politiques, eux, ont été conçus comme des instruments pour améliorer l’exercice de cette démocratie de type représentatif et non pas pour être le pivot du processus électoral et de l’ensemble du fonctionnement du régime comme on y est arrivé malheureusement peu à peu. Ce n’est donc pas la prise du pouvoir par un parti ou l’autre qui devrait être le fait saillant des élections, mais le respect ou non de la volonté populaire telle qu’exprimée dans l’urne. C’est la conformité à cette volonté populaire qui, au delà de la légalité, fournit une légitimité plus ou moins grande au gouvernement issu des élections et fait en sorte que le Parlement est ou n’est pas le miroir fidèle de la société qu’il représente.
Par ailleurs, le mode de scrutin est le mécanisme par lequel les votes des électeurs sont transformés en sièges parlementaires. Des deux familles originelles de modes de scrutin, le majoritaire, comme son nom l’indique, vise avant tout la formation de gouvernements majoritaires et favorise l’établissement de deux partis dominants, qui alternent au pouvoir, surtout aux dépens des tiers partis. Dans ce but, il crée des majorités artificielles permettant au parti vainqueur de faire élire plus de députés que ne le justifie la proportion de votes qu’il a obtenus. Les partis d’opposition, en contrepartie, se voient attribuer moins de sièges qu’ils n’y ont droit surtout les tiers partis qui se voient souvent dénier tout accès au Parlement même s’ils reçoivent une proportion significative d’appuis. Avec ce mode de scrutin inéquitable, la volonté populaire est donc soumise au fonctionnement d’un simple mécanisme électoral aveugle qui déraille souvent.
L’importance des distorsions en résultant permet de mesurer jusqu’à quel point la volonté populaire, telle qu’exprimée dans les urnes, a été respectée ou non. Avec un système majoritaire, la norme veut que ces distorsions puissent atteindre jusqu’à 20% des suffrages avant de qualifier les résultats d’aberrants. Les dangers d’un dérapage est d’autant plus grand que la proportion de votes reçus par les tiers partis est importante, car le système est fait pour fonctionner à deux partis.
La représentation proportionnelle, à l’inverse, vise à ce que l’adéquation entre la proportion des votes obtenus par les différents partis et leur représentation au Parlement soit la plus parfaite possible. Avec un vrai système proportionnel, tel qu’on en trouve dans la majorité des démocraties existant dans le monde, les distorsions dépassent rarement plus de 5% des suffrages. Lorsque cela se produit, c’est qu’il n’en est pas véritablement un même si ses auteurs lui ont donné cette appellation, comme le fait le ministre Dupuis avec sa proposition qu’il nomme "proportionnelle mixte". Bel exemple de fausse représentation !
Depuis la fin de la dernière guerre mondiale, une troisième famille de mode de scrutin est née où sont combinés les divers éléments des scrutins majoritaire et proportionnel. Il s’agit des scrutin mixtes qui visent à allier les vertus des scrutins majoritaire et proportionnel . Ces derniers sont de plus en plus populaires et ont été adoptés par la plupart des pays, qui depuis la chute de l’Union soviétique, tiennent des élections libres sous le signe du multipartisme ainsi que par des démocraties établies.
Un modèle malheureusement dénaturé
C’est un scrutin mixte - donc majoritaire et proportionnel - accompagné d’un principe compensatoire pour corriger les distorsions causées par le scrutin majoritaire que le ministre Jacques Dupuis a annoncé qu’il entendait proposer dès septembre 2003. En Allemagne, où il a été mis au point, ainsi qu’en Nouvelle-Zélande, en Écosse et au pays de Galles qui ont adopté cette formule, une partie des députés sont élus au scrutin majoritaire, tel qu’on le connaît, et l’autre partie au scrutin proportionnel de listes. Il y a deux votes. Un premier pour élire les députés de circonscription au majoritaire comme maintenant et un deuxième au scrutin proportionnel de listes pour combler les sièges compensatoires. Le principal promoteur de ce modèle au Québec a été feu Claude Ryan qui a même convaincu la CSN de l’appuyer lors d’une intervention qu’il a faite conseil confédéral de la centrale.
Mais, après 15 mois d’atermoiements en coulisses, le projet initial du ministre Dupuis a rapetissé comme une peau de chagrin. Il a tronqué les modèles allemand et écossais, dont il prétend pourtant s’inspirer, en supprimant le deuxième vote proportionnel au scrutin de listes. Selon la dernière mouture de son projet déposée à l’Assemblée nationale le 15 décembre, les 50 députés de compensation seraient élus dans des districts - une invention pas très bien inspirée- à partir des résultats du scrutin majoritaire qui serait tenu dans les 77 circonscriptions locales au lieu de ceux d’un scrutin proportionnel de listes. En fait, il a transformé le scrutin mixte annoncé en un scrutin majoritaire doté d’une timide compensation. Le projet initial est tellement dénaturé qu’il se trouve à inventer un nouveau mode de scrutin qui n’existe nulle par ailleurs au monde.
De plus, au lieu d’établir la compensation au niveau national et même régional comme dans les autres pays - ce qui aurait produit des résultats beaucoup plus proportionnels- le projet Dupuis divise le Québec en 25 districts électoraux composés de trois circonscriptions locales et dotés chacun de deux sièges compensatoires. Une autre carte artificielle qui se superpose aux comtés fédéraux, provinciaux, aux MRC, aux municipalités et aux arrondissements des grandes villes. Quel fouillis pour décourager les électeurs et les faire décrocher définitivement ! Et tout ça pour des impératifs purement partisans afin qu’une compensation biaisée rapporte plus de sièges aux Parti libéral et par ricochet à l’ADQ
Le seuil le plus élevé au monde
En définitive, pour élire un ou des députés dans ces districts restreints, les partis devront obtenir plus de 15% des votes dans la grande majorité des cas ; ce qui constitue un seuil de facto qui est le plus élevé au monde. Celui qui s’en rapproche le plus existe en Turquie : 10%. Il a d’ailleurs été dénoncé par le politicologue Louis Massicotte, conseiller du ministre, puisqu’il a réduit l’accès du Parlement à deux partis seulement. Le deuxième plus élevé est celui de la Pologne : 7% ; tandis que l’Écosse a un seuil de facto de l’ordre de 6% avec une compensation régionale. Les autres se situent tous en dessous de 5%, niveau qui est le choix de M. Massicotte dans un texte destiné au ministre Dupuis qu’il a publié en juillet 2003. À noter que ce seuil est à 0.67% aux Pays-Bas ; 1,5% en Israël ; 2% au Danemark ; 3% en Espagne, en Grèce et en Argentine ; 4% en Suède, en Autriche et en Bulgarie ; 5% en Allemagne, en Nouvelle Zélande et en République tchèque. Neuf pays n’en ont même pas : Suisse, Irlande, Finlande, Norvège, Portugal, Afrique du Sud, Colombie, Uruguay et Madagascar.
La Schleswig-Holstein, une province (land) allemande, a tenté pour sa part d’imposer un seuil de 7,5% .Mais il a été déclaré inconstitutionnel par un tribunal. Devant ce fait, la Bavière a renoncé à imposer un seuil de 10% au niveau des régions. Se pourrait-il que la même chose se produise éventuellement au Québec si le ministre Dupuis persiste dans son intention ? Les chroniqueurs politiques qui se sont réjouis de la décision du ministre au lendemain de la présentation de son avant-projet de loi auraient dû faire leurs devoirs en s’informant avant d’écrire ou de parler à travers leurs chapeaux.
Des centaines de milliers de citoyens continueront à être pénalisés
Les tiers partis en émergence, tels l’UFP, Option citoyenne et les Verts, sont sans doute les premiers pénalisés par un seuil de 15%. Mais de grands pans de la population sont aussi laissés pour compte. En effet, à part de rétablir l’équité entre les partis déjà installés à l’Assemblée nationale - et donc de consacrer le tripartisme- il n’atteindrait aucun des autres objectifs recherchés par les tenants d’une véritable réforme.
Ainsi, il ne pourra faire en sorte tellement plus que jusqu’ici, que chaque vote compte et ait le même poids. On sait qu’une majorité de votes ne comptent pas et n’ont aucun poids avec le système actuel. Ainsi, près de 55% des électeurs qui se sont rendus aux urnes en 1998 ont jeté leur bulletin à poubelle alors qu’ils pensaient le déposer dans l’urne parce qu’ils n’ont pas appuyé le député élu dans leur circonscription.
De plus, les votes des citoyens sont loin d’avoir le même poids dépendant du parti qu’ils appuient. Ainsi en 1998, il a fallu près de 500 000 voix pour élire un seul député adéquiste ; mais seulement 23 000 et 37 000 respectivement pour élire un député péquiste et un député libéral. En 2003, ça a pris 173 500 votes pour élire un député adéquiste, mais seulement 23 000 pour élire un député libéral et 28 000 pour élire un député péquiste. Quant aux votes accordés aux tiers partis ils ne sont même pas dans le portrait
Au Québec on n’a donc encore que faire en 2004 de l’axiome universellement reconnu de la démocratie représentative : un citoyen un vote.
Quant à la reconnaissance du pluralisme politique le seuil de 15% est on ne peut plus éloquent. De plus, même si le Québec a bien évolué depuis 60 ans, l’avant-projet de loi ne fait rien pour que sa diversité sociale actuelle puisse s’exprimer à l’Assemblée nationale. Par ailleurs, de timides mesures sont prévues pour faciliter les candidatures féminines, mais l’absence d’un scrutin de listes et d’une compensation au niveau provincial annulera amplement leurs effets.
Quant à la diversité ethnoculturelle et l’intégration des minorités, le ministre Dupuis n’en a eu cure. Aucune des barrières freinant leur représentation effective ne sera abattue. Avec la proposition de ce dernier, l’Assemblée nationale continuerait donc d’être quasi-homogène en terme d’origine et serait composé majoritairement d’hommes ’blancs’ et, en proportion beaucoup moins grande, de femmes ’blanches’, comme l’a souligné Myrlande Pierre, du Mouvement pour une démocratie nouvelle (MDN) et du Collectif féminisme et démocratie.
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