Avec le dépôt à l’Assemblée nationale, le 15 décembre, de l’avant-projet de loi Dupuis réformant le mode de scrutin, cette longue lutte, que certains d’entre nous mènent depuis 40 ans, entre dans une phase décisive. Décisive ? Pourtant, ce n’est pas la première fois que ce débat se transporte dans l’arène parlementaire. Il y a 25 ans, on discutait déjà du livre vert Un citoyen, un vote présenté par le ministre Robert Burns, responsable de la réforme électorale dans le premier gouvernement Lévesque.
Par la suite, au grand dam du premier ministre René Lévesque et malgré l’appui du chef de l’opposition libérale, Claude Ryan, une bonne partie des députés péquistes faisaient avorter l’idée même de cette réforme. Dur, dur pour des députés qui, quelle que soit leur appartenance, se trouvent en situation de conflit d’intérêts partisan lorsque vient le temps de réformer les règles du jeu grâce auxquelles ils ont été élus et dont dépend leur avenir politique ainsi que celui de leur formation.
Le geste audacieux fait en Colombie-Britannique, où le gouvernement et le Parlement ont consenti à déléguer leurs prérogatives à une assemblée citoyenne à laquelle ils ont confié la responsabilité de la réforme électorale, est un précédent dans l’histoire contemporaine de la démocratie représentative. De plus, le gouvernement de l’Ontario vient d’annoncer qu’il entendait suivre cette voie. Mine de rien, on vient ainsi d’inventer au Canada anglais une nouvelle forme de démocratie participative peut-être aussi porteuse d’avenir que l’expérience des budgets participatifs municipaux issue de villes brésiliennes progressistes et qui se répand un peu partout dans le monde depuis quelques années.
Mais le Québec, jadis à l’avant-garde de la démocratisation des institutions politiques, surtout grâce à l’adoption de la réforme du financement des partis politiques, qui lui a valu des éloges un peu partout dans le monde, s’est malheureusement endormi sur ses lauriers depuis lors. Ainsi, en 18 ans d’exercice du pouvoir, le Parti québécois n’a pas su faire adopter la pièce maîtresse de son ambitieux programme de revitalisation de la vie démocratique, pourtant inscrite dans sa plate-forme depuis 1969 : la réforme du mode de scrutin.
Reprise du combat
Il y a eu un hiatus d’une durée 15 ans, de 1984 à 1999, coïncidant curieusement avec la montée du néolibéralisme. Mais après que le gouvernement Bouchard eut été reporté au pouvoir, en novembre 1998, malgré qu’il eut obtenu moins de votes que le Parti libéral de Jean Charest, des associations citoyennes, prenant la relève du PQ réformateur des années 70, se sont mises sur pied pour dénoncer cette aberration et promouvoir derechef la réforme du mode de scrutin. L’ADQ, après ses défaites de 1994 et de 1998, s’est bientôt jointe à ce mouvement grandissant en faveur de l’instauration d’un scrutin proportionnel.
Cet appui n’a cessé de croître depuis, représentant même 90 % du millier de participants aux États généraux organisés par l’ex-ministre péquiste Jean-Pierre Charbonneau en février 2003. Un sondage commandité par le journal Les Affaires, publié au début de l’automne 2004, établit pour sa part à 60 % l’appui dont le scrutin proportionnel jouit dans la population québécoise.
Entre-temps, les libéraux ont fini par comprendre qu’il étaient affligés d’un handicap structurel avoisinant 7 % des suffrages au profit de leurs adversaires péquistes à cause de la distribution inégale de leurs votes sur le territoire. Craignant sans doute de subir éventuellement le sort des gouvernements Godbout en 1944 et Lesage en 1966, défaits par l’Union nationale, qui s’était pourtant classée deuxième dans les suffrages populaires, ils ont promis d’introduire "des éléments de proportionnalité" dans le système majoritaire actuel s’ils prenaient le pouvoir "afin de mieux refléter la volonté de la population lors des élections".
C’est ce que fait l’avant-projet de loi Dupuis, fruit d’une gestation laborieuse de 18 mois dans le secret des officines ministérielles, bien loin des regards du public. Mais il le fait de façon très imparfaite puisqu’il n’aurait en définitive pour effet que de rétablir l’équité entre les trois partis actuellement représentés à l’Assemblée nationale, c’est-à-dire entre les formations assurées d’obtenir 15 % et plus des suffrages. La marche resterait donc très haute pour les tiers partis en émergence, tels l’UFP, Option citoyenne et les verts, qui risquent de rester à la porte du parlement.
La souris hybride
En somme, la montagne accouche d’une souris, et encore, d’une bien étrange souris hybride. En réalité, le ministre soumet à la consultation publique une indigeste poutine où le fromage proportionnel est bien caché sous un amas de frites baignant dans la vieille sauce rance du statu quo.
C’est pire qu’une innocente réforme cosmétique car le projet Dupuis n’est pas neutre, loin de là. Il perpétuerait en effet la discrimination existant entre des citoyens théoriquement égaux en droit en fonction de leur tendance politique, de leur appartenance à un groupe social dominant ou minoritaire, de même qu’en fonction de leur sexe et de leur origine ethnoculturelle.
En effet, la règle qui prévaut dans les autres démocraties utilisant un mode de scrutin "proportionnel mixte", comme le ministre Dupuis nomme son projet, consiste à imposer un seuil minimum dépassant rarement plus de 5 % des suffrages pour qu’un parti puisse participer à l’attribution des sièges parlementaires. [...]
Mais là où le bât blesse le plus, c’est la suppression par M. Dupuis du second vote qui, selon tous les manuels de science politique, constitue une composante intrinsèque d’un mode de scrutin proportionnel mixte et donne sa vertu au principe compensatoire.
Dans un système du genre, une majorité de députés sont élus au scrutin majoritaire dans des circonscriptions locales, comme c’est le cas à l’heure actuelle (77 sur 127, selon le projet Dupuis), et une minorité (50) sont élus à des fins de compensation, c’est-à-dire pour corriger en partie ou complètement les distorsions causées par le scrutin majoritaire. Or, presque partout ailleurs dans le monde (en Allemagne fédérale, en Nouvelle-Zélande, en Écosse, au Pays de Galles), les députés de compensation sont élus au moyen d’un deuxième vote qui permet à l’électeur de nuancer son opinion et de la moduler. Ce second vote se fait au scrutin proportionnel de liste.
En supprimant ce deuxième vote au scrutin proportionnel, le ministre Dupuis fait en sorte que les sièges de compensation seraient attribués à partir des résultats du seul scrutin majoritaire. Or on sait que ce dernier induit le phénomène des "votes utiles" et des "votes stratégiques", qui prive les petits partis, qui n’ont pas de chances de remporter le pouvoir, de beaucoup d’appuis potentiels. [...]
Un modèle dénaturé
En tronquant ainsi le modèle du système mixte, l’avant-projet de loi Dupuis devient tellement boiteux qu’il ne saurait même pas être considéré comme un premier pas valable vers une vraie proportionnelle. À part le fait de rétablir l’équité entre les partis déjà installés à l’Assemblée nationale — et donc de consacrer le tripartisme —, il n’atteindrait aucun des autres objectifs recherchés par les tenants d’une véritable réforme, notamment :
– faire en sorte que chaque vote compte et ait le même poids alors qu’une majorité ne compte pas et n’a aucun poids avec le système actuel. Au Québec, on n’a que faire de l’axiome universellement reconnu de la démocratie représentative : "un citoyen, un vote" ;
– exprimer le pluralisme politique et la diversité sociale, le Québec ayant bien évolué sous ces aspects depuis 60 ans ;
– tendre vers l’égalité dans la représentation hommes-femmes ;
– inclure les minorités, particulièrement les communautés ethnoculturelles, dans notre vie politique en abattant les barrières qui freinent leur représentation effective. [...]
Ce n’est pas en concoctant un nouveau mode de scrutin fait sur mesure pour qu’il conserve le pouvoir [...] que le gouvernement Charest redressera sa trajectoire déclinante. Force nous est de constater, hélas, que le vigoureux réformisme et le leadership résolu dont faisaient preuve René Lévesque et Claude Ryan alors qu’ils étaient au timon de leurs formations respectives contrastent avec la frilosité des dirigeants libéraux et péquistes d’aujourd’hui.
La réduction significative d’un déficit démocratique quasi abyssal exigerait pourtant un énergique coup de barre. L’urgence ressentie par une partie de plus en plus importante de la population est telle que nos élus ne peuvent plus s’adonner à leur sport préféré : la politique politicienne.
(Publié dans le Devoir, du mercredi 22 décembre 2004)