Montréal
septembre 2003Au bas de l’échelle
Au bas de l’échelle est un groupe populaire de défense des droits des travailleuses et des travailleurs non syndiqués qui existe depuis bientôt 30 ans. Nos principaux objectifs visent l’amélioration de leurs conditions de travail et de vie. À cet effet, nous menons diverses actions politiques et nous participons aux consultations publiques portant sur des questions qui les touchent. Dans la poursuite de nos objectifs de défense des droits et de justice sociale, nous travaillons en concertation avec d’autres organismes et nous coordonnons le Front de défense des non-syndiqué-e-s qui regroupe plus de 30 organismes populaires et syndicaux.
Nous offrons divers services d’information concernant les lois du travail, plus particulièrement la Loi sur les normes du travail : service d’information téléphonique, séances collectives d’information sur le processus de médiation à la Commission des normes du travail, sessions de formation, etc. Nous publions également plusieurs documents d’analyse et de vulgarisation sur les droits au travail. Par notre seul service d’information téléphonique, nous rejoignons environ 2 000 personnes par année, ce qui nous permet de faire un portrait assez fidèle des problèmes vécus par les non-syndiqué-e-s.
Nous remercions les membres de la Commission des Affaires sociales de nous recevoir dans le cadre de ses consultations sur le projet de loi no 8 Loi modifiant la Loi sur les centres de la petite enfance et autres services de garde à l’enfance. Il est pour nous très important de venir exprimer nos commentaires et notre très vive inquiétude face à ce projet de loi qui menace les droits les plus élémentaires de milliers de travailleuses du Québec.
La précarisation du travail
La situation des travailleuses et des travailleurs se détériore et se précarise, ce constat est unanime. Sous l’impulsion d’entreprises recherchant toujours plus de flexibilité, les statuts d’emploi se multiplient et les emplois stables se transforment en emplois contractuels, autonomes, sur appel, à temps partiel, pour des agences de placement, etc. L’emploi atypique représente actuellement 36% de l’emploi total au Québec [1].À l’instar de nombreuses personnes et organisations oeuvrant dans le domaine des relations de travail, Au bas de l’échelle est vivement préoccupé par cette situation. Nous nous battons depuis de nombreuses années pour que les lois du travail tiennent enfin compte du travail atypique en accordant les mêmes droits à toutes les travailleuses et tous les travailleurs, quel que soit leur statut d’emploi. Nous réclamons également que ces mêmes lois disciplinent les pratiques patronales de précarisation. Car, ce n’est un secret pour personne, la précarisation n’est pas le fruit du hasard ; elle résulte de stratégies patronales qui mettent de l’avant des modes de gestion visant à éviter le paiement des charges sociales, à éliminer la sécurité d’emploi, à diminuer les coûts de main-d’œuvre, à restreindre l’accès à la syndicalisation, à contourner les lois du travail, tout cela pour augmenter les marges de profits.
Les coûts sociaux de la précarité au travail sont élevés : de plus en plus de travailleuses et de travailleurs précaires doivent avoir recours à l’assurance-emploi ou à la sécurité du revenu, souvent de façon répétitive et pour des périodes plus ou moins longues. Nous croyons que l’État employeur et l’État législateur ont d’importants rôles à jouer face à ce développement de la précarité du travail, le premier en se comportant comme un employeur responsable qui n’exploite pas indûment les personnes à son emploi, le second en promulguant des lois qui viseront à freiner la précarisation et l’érosion des droits des personnes salariées.
Les impacts du projet de loi no 8
On assiste à tout autre chose avec le projet de loi no 8, qui vient enlever, par son article premier, le statut de salarié à 10 000 responsables de service de garde en milieu familial, dont l’immense majorité sont des femmes :« La Loi sur les centres de la petite enfance et autres services de garde à l’enfance (L.R.Q., chapitre C-8.2) est modifiée par l’insertion, après l’article 8, de l’article suivant : "8.1. Une personne reconnue comme personne responsable d’un service de garde en milieu familial est, quant aux services qu’elle fournit aux parents à ce titre, une prestataire de service au sens du Code civil. De même, malgré toute disposition inconciliable, elle est réputée ne pas être à l’emploi ni être salariée du titulaire de permis du centre de la petite enfance qui l’a reconnue lorsqu’elle agit dans le cadre de l’exploitation de son service. Il en est de même pour la personne qui l’assiste et toute personne à son emploi." ».
On place ainsi les responsables de services de garde en milieu familial devant l’obligation d’assumer seules les risques liés au travail, comme les périodes de chômage, les accidents de travail et les maladies professionnelles. On leur enlève également le droit au salaire minimum, à des vacances payées, à des congés fériés, à des congés de maternité, à des congés pour responsabilités familiales, à une majoration pour le temps supplémentaire, à des recours à la Commission des normes du travail, etc. On leur retire le droit fondamental de se syndiquer, ce qui constitue une violation de la Charte canadienne des droits et libertés, de la Charte des droits et libertés de la personne du Québec et de la Convention internationale no 87 sur la liberté syndicale et la protection du droit syndical, ratifiée par le Canada voilà 55 ans.
On le voit, enlever le statut de salarié aux responsables des services de garde en milieu familial est tout sauf banal, puisque c’est ce statut qui donne accès aux régimes de protection sociale et qui permet l’application des lois du travail. Si le projet de loi no 8 est adopté, il fermera la porte à l’amélioration de leurs conditions de travail, déjà passablement difficiles.
Au cours des dernières années, plusieurs nous ont contactés, découragées par les mauvaises conditions d’un travail qui les passionne mais qui leur apporte un revenu de misère malgré plus de 10 heures de travail par jour.Le projet de loi no 8 aura pour effet d’enlever aux tribunaux le pouvoir de qualifier la relation d’emploi existant entre les parties. En fait, ce qui se passe ici, c’est qu’une des parties en présence utilise son pouvoir législatif pour qualifier la relation d’emploi, et qu’elle se place en conflit d’intérêt. Les commentaires du récent Rapport Bernier à cet effet sont très éclairants :
« Il importe donc de rappeler ici, - et c’est le premier principe directeur retenu par ce comité d’experts - que la qualification juridique de la relation d’emploi ne saurait relever de la volonté des parties au contrat. En effet, compte tenu du fait que le statut de salarié constitue la principale porte d’entrée aux divers régimes de protection sociale et que cela émane de dispositions d’ordre public, seule l’autorité publique compétente est investie du pouvoir de qualifier juridiquement la relation qui existe entre un employeur ou un donneur d’ouvrage, d’une part, et un ou des travailleurs, d’autre part, en d’autres termes de déterminer si la qualification que les parties donnent de leur relation correspond bien à celle qui comporte les conséquences juridiques anticipées. C’est donc dire que la qualification du contrat par les parties elles-mêmes doit être écartée. Selon l’approche depuis longtemps retenue par les décideurs, quel que soit le libellé du contrat ou les termes utilisés pour le constituer, cela ne saurait en aucune façon suffire à conclure qu’on est en présence d’une relation de travail ou d’une relation commerciale. Au-delà des mots, c’est la situation de travail elle-même de même que le comportement réel des parties qui doivent être pris en compte à partir des critères définis soit par la loi elle-même, soit par la jurisprudence » [2].
Les tribunaux se sont déjà penchés sur la situation des responsables de services de garde en milieu familial et ils ont qualifié cette relation d’emploi : ces travailleuses sont des salariées au sens du code du travail. Elles ne sont pas dans une relation d’affaire avec les C.P.E., mais dans une relation de subordination. Le commissaire du travail Jacques Vignola qui a rendu la première décision reconnaissant un statut de salarié aux responsables de service de garde en milieu familial a été très clair là-dessus :
« En ce qui concerne le contrôle ou la direction du Centre de la petite enfance sur la responsable de service de garde, ou la subordination de l’une par rapport à l’autre, la preuve laisse peu de doute ou d’ambiguïté à cet égard. Tous les aspects du travail de la responsable du service de garde font l’objet d’un contrôle du Centre de la petite enfance : l’horaire ou les heures d’ouverture sont fixés dans la demande de reconnaissance et sont vérifiés ; le nombre d’enfants ; les qualifications et la moralité de la responsable du service de garde et de son aide, le cas échéant ; le nombre de collations, les repas et leur contenu ; le contenu éducatif, les outils tels que les jouets et les jeux. En bref, la responsable du service de garde ne dispose probablement pas d’autant de marge de manoeuvre dans son travail que plusieurs professionnels qui donnent un service impliquant une si étroite relation avec une autre personne, à plus forte raison un enfant » [3].
Qu’un certain nombre de responsables de service de garde en milieu familial veuillent être reconnues comme des travailleuses autonomes ne change strictement rien à l’affaire, puisque la qualification juridique de la relation d’emploi n’est pas au choix des parties. Elle est d’ordre public, et le projet de loi no 8 présenté par le ministre de l’Emploi, de la Solidarité sociale et de la Famille va contre l’ordre public. Si on donnait aux travailleuses et aux travailleurs le choix de leur statut d’emploi, nombreuses seraient les personnes qui choisiraient le statut « d’autonome », n’y voyant que le bénéfice à court terme de ne pas payer d’impôt.
Le ministère du Revenu du Québec ne se gêne d’ailleurs pas pour réclamer des sommes d’argent à des travailleuses et des travailleurs qu’il déclare salariés en se basant sur les critères du Code civil, même si ces personnes s’attribuaient un statut d’autonome ou d’indépendant.Encore une fois, répétons que la détermination du statut d’un travailleur ou d’une travailleuse dépend des faits, uniquement des faits, et les tribunaux doivent pouvoir trancher en cas de litige. Le régime des relations de travail est ainsi construit au Québec et ne pas respecter ce fonctionnement, c’est ébranler les fondements même de ce régime, c’est menacer la paix sociale. On peut d’ailleurs déjà prédire que l’adoption de ce projet de loi entraînera de nombreuses et coûteuses poursuites judiciaires. Non seulement le projet de loi no 8 enlève-t-il aux tribunaux le pouvoir de qualifier la relation d’emploi, mais il rend ces dispositions déclaratoires. L’article 3 du projet de loi indique en effet que :
« Les dispositions de l’article 8.1 de la Loi sur les centres de la petite enfance et autres services de garde à l’enfance, édicté par l’article 1 de la présente loi, sont déclaratoires. Elles sont applicables même à une décision administrative, quasi judiciaire rendue avant le (indiquer ici la date de la sanction de la présente loi). »
Cela signifie que les services de garde en milieu familial qui avaient obtenu une accréditation la perdront. Finie, disparue, envolée l’accréditation ! Le gouvernement va-t-il passer des lois déclaratoires à chaque fois qu’il n’est pas satisfait de la décision des tribunaux ?En conclusion
Jean Bernier, professeur au département de relations industrielles à l’Université Laval, président du comité d’experts ayant produit le « Rapport Bernier » sur les besoins de protections sociale des personnes vivant une situation de travail non traditionnelle, écrivait dans Le Soleil du 12 juillet dernier :
« Il peut arriver (...) qu’une relation d’emploi soit objectivement ambiguë, soit à cause de l’autonomie relative dont jouit le travailleur dans l’exécution de ses fonctions, soit à cause de la situation de dépendance économique dans laquelle il est placé face à ses clients, voire face à un seul. Ce sont les travailleurs "économiquement dépendants" et dont le statut exact est parfois difficile à définir. C’était le cas récemment au Québec des responsables d’un service de garde en milieu familial et des ressources intermédiaires sur le statut desquelles il a fallu que le Tribunal du travail se prononce en appel. En leur reconnaissant le statut de salariés, non seulement le Tribunal levait-il l’ambiguïté qui pouvait exister, mais il leur donnait accès au droit à la représentation et à la négociation collective de leurs conditions de travail.Des projets de loi qui seront étudiés bientôt à l’Assemblée nationale auraient pour effet, s’ils sont adoptés, de leur retirer, pour des raison strictement comptables, ce statut de même que l’exercice de tous les droits qui en découlent, y compris le droit à des conditions minimales de travail et le droit à la santé et la sécurité au travail. Non seulement, ces projets s’inscrivent-ils à contre courant de l’évolution de la pensée sociale au plan international, mais ils placent ces personnes dans une sorte de "no man’s land" sur le plan de la protection sociale. » [4].
Le projet de loi no 8 est non seulement à contre courant de la pensée sociale internationale, il contredit l’esprit et la lettre de nos propres lois du travail.
Nous tenons à rappeler que la nouvelle Loi sur les normes du travail, adoptée à l’unanimité en décembre 2002, reconnaît désormais le droit au maintien du statut de salarié. Le législateur a donc jugé qu’il était nécessaire de contrer les pratiques patronales visant à enlever aux travailleurs et aux travailleuses la protection des lois du travail. Rappelons également que la réforme a permis d’élargir le caractère universel de la Loi sur les normes du travail en abolissant, à compter de juin 2004, l’exclusion des gardiens et gardiennes de personnes.L’objectif principal de la Loi, qui est d’assurer des conditions minimales de travail et de protéger une main-d’œuvre vulnérable et sans pouvoir de négociation est ainsi mieux atteint. Alors que nous nous sommes réjouies en décembre dernier d’avoir fait un pas en avant, nous avons maintenant le sentiment de reculer.
Avec le projet de loi no 8, le gouvernement donne aux employeurs du Québec un exemple peu édifiant car il se place au-dessus des lois d’ordre public et au-dessus des tribunaux qui ont reconnu aux responsables des services de garde le statut de salarié au sens du Code du travail. En utilisant son pouvoir législatif pour se défaire de ses responsabilités d’employeur, il démontre sa volonté de contourner l’application des lois du travail par tous les moyens. Il subordonne les droits de milliers de travailleuses à des impératifs économiques et démontre le conflit d’intérêt entre l’État employeur et l’État législateur.
En résumé, le projet de loi no 8 :
– Contrevient à la Convention (87) sur la liberté syndicale et la protection du droit syndical ; - Contrevient à la Charte des droits et libertés de la personne du Québec ; – Contrevient à la Charte canadienne des droits et libertés ; – Contrevient à l’esprit de récentes modifications apportées à la Loi sur les normes du travail ; – Contrevient à l’ordre public des lois du travail ; – Contrevient aux décisions des tribunaux qui ont reconnu le statut de salarié des responsables de services de garde en milieu familial ; – Donne un exemple peu édifiant aux employeurs du Québec.Pour toutes ces raisons, Au bas de l’échelle réclame le retrait du projet de loi no 8.