C’est dans la vallée du Richelieu que l’agitation populaire atteignit son sommet. La création de la Confédération des Six Comtés était en quelque sorte le présage d’un gouvernement populaire provisoire qui défierait le pouvoir impérial. C’est aussi dans cette région que, vers la mi-novembre, Papineau et les autres dirigeants, venus de Montréal, avaient rejoint les principales troupes de Patriotes. C’est donc contre les retranchements situés le long du Richelieu que Colborne lança d’abord ses troupes, dans une offensive qui constituait pour lui la première phase d’une véritable campagne militaire. Colborne, qui avait combattu à Waterloo, avait 6000 hommes sous ses ordres. La milice des Patriotes, par contre, était mal armée et mal préparée au combat. Ses chefs ayant renoncé à l’offensive, ils attendaient l’attaque de l’ennemi.
Les principales troupes des Patriotes s’étaient réunies dans les villages de Saint-Denis et de Saint-Charles, situés à dix milles l’un de l’autre, le long du Richelieu. Colborne avait envoyé le colonel Gore à Sorel, d’où il devait descendre vers le sud en suivant la rive droite du Richelieu, pour attaquer les Patriotes de Saint-Denis. En même temps, le colonel Wetherall s’était établi à Chambly, d’où il devait se diriger, dans le sens contraire, vers Saint-Charles. Ce mouvement enveloppant avait pour but de balayer les détachements de Patriotes rencontrés en cours de route, notamment à Saint-Ours, en amont de Sorel sur le Richelieu,ainsi qu’à Longuellil (il une poignée de miliciens avaient libéré deux Patriotes prisonniers et inis en fuite Lin détachement de la cavalerie régulière.
A Saint-Denis, quelque 800 Patriotes dirigés par le docteur \Volfred Nelson organisaient leur défense. Gore arriva aux environs du village vers neuf heures le matin du 23 novembre et décida de passer aussitôt à l’attaque. Il divisa ses troupes en trois unités : une devait occuper les bois à l’est du village, une autre devait suivre la rivière vers l’ouest ; la troisième, constituant le gros de ses forces et munie d’un canon, devait suivre la grand route jusqu’au centre du village.
Les Patriotes s’étaient barricadés dans la maison de pierre des Saint-Germain, au bord de la grand route, et dans les maisons voisines. Seulement une centaine d’entre eux étaient armés... avec des fusils à pierres. Les autres n’avaient que des faucilles ou des fourches. Ceux qui n’avaient pas de fusils s’étaient massés derrière l’église, où ils attendaient l’occasion d’entrer dans le combat.
Entre temps, Nelson avait convaincu Papineau de se retirer à Saint-Hyacinthe où il se trouverait en sécurité.
Pendant six heures, les troupes anglaises essayèrent de prendre le village d’assaut mais elles furent repoussées par le feu de leurs adversaires. Les Habits Rouges se réfugièrent alors derrière les clôtures et les piles de bois. A trois reprises, ils chargèrent sans succès. C’est alors qu’ils furent attaqués par une centaine de Patriotes qui s’étaient portés au secours de Nelson, à partir de SaintOurs et des villages environnants. Les troupes de Gore commencèrent à perdre du terrain et à trois heures, il donna l’ordre de la retraite. Le canon resta aux mains des Patriotes, ainsi qu’un certain nombre de prisonniers.
La nouvelle se répandit comme un incendie à travers les campagnes : les Patriotes avaient mis l’armée anglaise en déroute. Gore aurait perdu une soixantaine d’hommes, dont dixsept tués, ainsi que sa pièce d’artillerie. Les Patriotes, eux, comptaient douze morts et quatre blessés.
Pendant ce temps, le colonel Wetherall avançait sur Saint-Charles avec six compagnies d’infanterie, un détachement de cavalerie et deux pièces d’artillerie. A Saint-Charles, les Patriotes étaient commandés par T. Storrow Brown, chef des Fils de la Liberté, contre qui un mandat d’arrestation avait été émis. Avec ses 200 hommes, aussi mal armés que ceux de Saint-Denis, Brown avait pris position dans le manoir de pierre du seigneur Debartzch.
Wetherall arriva à Saint-Charles le 25 novembre. Dès les premiers coups de canon, Brown prit la fuite, laissant ses hom mes sans chef dans une position indéfendable, face à des ennemis infiniment supérieurs en nombre. Les premières décharges des Patriotes semèrent le désarroi dans les rangs anglais, mais l’artillerie abattit les fortifications improvisées des Patriotes et Wetherall fit alors charger ses troupes à la baïonnette. Dans le féroce combat qui s’ensuivit, les Patriotes furent débordés et massacrés. Quelquesuns réussirent à s’échapper ; une quarantaine furent tués et tous les autres blessés ou faits prisonniers. L’armée régulière n’eut que trois morts et dix-huit blessés, du moins d’après les rapports officiels, qui sont sans doute en deçà de la vérité. A Pointe-Olivier, un groupe de Patriotes tenta d’attaquer les troupes de Wetherall qui retournaient à Montréal, mais ils furent repoussés après une brève escarmouche. Le 30 novembre, Gore retournait à SaintDenis, déterminé à se venger de sa défaite de la semaine précédente : il fit brûler toutes les maisons du village à l’exception de deux.
Papineau, O’Callaghan, Duvernay et les autres chefs des Patriotes, qui s’étaient réunis à la frontière américaine, décidèrent que, puisque l’insurrection n’avait pas été étouffée dans le nord de la province, il fallait créer une diversion dans le sud afin d’empêcher Colborne d’envoyer toutes su troupes contre les Patriotes du comté de Deux-Montagnes. Une unité de quelque 80 hommes fut donc constituée et envoyée en direction de Saint-Césaire, d’où Nelson avait retraité. Mais le 6 décembre, à Moore’s Corners, près de la frontière, le groupe se heurta à une unité anglaise de 400 hommes et fut rapidement dispersé.
Tout comme dans la vallée du Richelieu, les Patriotes du nordouest de Montréal s’étaient rassemblés pour défendre leurs dirigeants menacés d’arrestation, soit Girouard et Masson, àSaintBenoît, et le docteur Chénier et le Suisse Amury Girod, à Saint-Eustache. Le 24 novembre, Girod apprit la victoire de Saint-Denis et reçut de Robert Nelson (le frère de Wolfred) un message affirmant « que la ville (Montréal) était dans un état d’affolement extrême, et qu’il n’y avait pas ou que peu de troupes ». Assuré que les forces patriotes réunies au sud du Saint-Laurent se livreraient à des manoeuvres de diversion, Girod décida, selon ses propres mots, « d’aller le jour suivant à Montréal et de l’attaquer ». Mais Chénier, Girouard et les autres dirigeants lui firent renoncer à cette décision. « Ils résolurent de se tenir sur la défensive », écrit Girod qui ajoute : « je me repentis pour la première fois d’avoir placé ma confiance en des personnes si hésitantes. »2
Le 5 décembre, Gosford proclama la loi martiale dans le district de Montréal. Déjà Colborne concentrait ses forces en vue d’une expédition vers le Nord. La région de Deux-Montagnes allait bientôt être passée au feu, alors que les,incendies étaient à peine éteints dans les villages dévastés par les soldats de Gore et de Wetherall. Le but de la campagne n’était pas seulement d’infliger une défaite aux rebelles, mais aussi de les exterminer, comme l’écrivit plus tard Girouard, en avril 1838, dans la prison de Montréal :
Il avait été décrété par les autorités que les forces considérables qui composaient l’expédition préparée contre les Canadiens du comté des Deux-Montagnes n’étaient pas destinées seulement à s’emparer des chefs de la prétendue révolte ou rébellion, mais bien à détruire de fond en comble, s’il était possible, le patriotisme dans le comté, en portant le feu et le pillage chez tous nos braves bonnetsbleus.3
La stratégie de Colborne était essentiellement la même que dans les opérations antérieures, au sud du Saint-Laurent. Il choisit comme points de concentration Carillon, sur la rive gauche de l’Outaouais, et Saint-Martin, au nord de Montréal. Ainsi les villages de Saint-Benoît et de Saint-Eustache se trouveraient pris entre deux feux, comme l’avaient été Saint-Denis et Saint-Charles.
Colborne prit lui-même le commandement des troupes de Saint-Martin. Ses effectifs, de 2000 hommes, se composaient de compagnies d’infanterie des 32e et 83e Régiments ainsi que du Royal Regiment accompagnées de soixante-dix traîneaux chargés de provisions et de munitions, de sept pièces d’artillerie et de nombreux détachements de volontaires, notamment des carabiniers et de la cavalerie. Il avait laissé à Montréal une garnison de 1000 hommes.
Face à cette imposante armée, les Patriotes avaient 500 hommes à Saint-Eustache, dont moins de la moitié avaient des fusils, et un groupe un peu plus petit à Saint-Benoît. Une autre troupe de 500 hommes, qui était venue retrouver Chénier à Saint-Eustache, se dispersa au dernier moment à l’invitation pressante du curé de la paroisse, l’abbé Paquin. Le curé de Saint-Benoît,par contre, le chanoine Chartier, était un ardent patriote et il aida même à construire les barricades et les retranchements tout en encourageant les hommes au combat. Le curé de Saint-Charles, pour sa part, avait donné sa bénédiction aux Patriotes.
Le 10 décembre, les deux villages de Saint-Eustache et Saint-Benoît étaient fortifiés et les Patriotes attendaient l’ennemi. Le matin du 14, Colborne et ses 2 000 hommes quittaient Saint-Martin, traversaient le fleuve au nord de Sainte-Rose et s’avançaient sur Saint-Eustache. Une autre troupe de volontaires, dirigée par Globenski, seigneur de Saint-Eustache, prit un raccourci par l’île jésus pour aller se poster en face du village, de l’autre côté du fleuve. Soudain les Patriotes essuyèrent une fusillade qui venait des volontaires de Globenski. Chénier, accompagné de 150 hommes, s’engagea sur le fleuve gelé pour les attaquer, mais un coup de canon, tiré de la rive qu’ils venaient de quitter, les fit arrêter. C’est alors qu’en se retournant ils virent le gros des troupes de Colborne qui s’étiraient sur deux milles de long, suivant la route qui longeait le fleuve, leurs baïonnettes étincelant au soleil. La confusion éclata dans les rangs des Patriotes. Chénier se hâta de regagner le village où il posta ses hommes (de 250 à 400, selon les auteurs) dans l’église et les maisons environnantes.
Avant d’attaquer le village, Colborne le soumit à un lourd bombardement d’artillerie, tandis qu’il disposait ses troupes d’infanterie en un demi-cercle de quelque trois milles de long, autour du village et hors de portée des balles des Patriotes. Pendant toute une heure les canons bombardèrent le village sans défense. A une heure de l’après-midi, un détachement d’artillerie s’engagea dans la rue qui débouchait sur l’église. Puis, la canonnade continua encore une heure, dirigée désormais sur l’église où étaient réfugiés le gros des Patriotes.
L’infanterie s’avança ensuite. Une partie des troupes prit position sur le fleuve, tandis que d’autres détachements marchaient sur les premières maisons, à l’orée du village. jusqu’alors, les soldats étaient généralement restés hors de portée du tir des Patriotes. A deux heures, ils n’avaient pas encore attaqué.
Finalement, Colborne ordonna l’attaque, profitant de la fumée qui sortait d’une maison incendiée par ses éclaireurs, près de l’église. Les troupes chargèrent à la baïonnette tandis que le feu se propageait à trois des maisons dans lesquelles les Patriotes s’étaient retranchés. Chassés par les flammes et la fumée, ceux-ci se battirent comme ils le purent contre un ennemi infiniment supérieur en nombre. Ceux qui ne tombaient pas cherchaient à s’échapper sur le fleuve glacé.
Il ne restait plus qu’un foyer de résistance, l’église, dans laquelle les soldats de Colborne avaient réussi à entrer par l’arrière, pour y mettre le feu.
En toute hâte, les Patriotes quittaient le bâtiment. L’un d’entre eux, du nom de Forget, fut reconnu par un capitaine des volontaires gouvernementaux. En le voyant, l’officier s’écria : « Forget, qu’êtes-vous venu faire ici ? » La réponse, amère et cinglante, fut immédiate. « Me battre pour mon pays », répliqua le patriote, et quelques minutes plus tard il tombait, avec ses deux fils, sous les balles des gouvernementaux.4 Chénier fut abattu lui aussi, alors qu’il venait de sauter d’une des fenêtres de l’église.
A quatre heures de l’après-midi, le village entier était en flammes. Puis, quand la nuit tomba, les troupes désorganisées se livrèrent au pillage. Une soixantaine de maisons furent réduites en cendres, tandis que celles qui restaient furent complètement saccagées par les soldats et les volontaires gorgés d’alcool. Le cadavre de Chénier fut transporté à l’auberge où on le laissa trois jours exposé sur le comptoir. Selon la légende, les soldats arrachèrent son coeur et l’exhibèrent à une fenêtre de l’établissement.
L’armée anglaise avait eu une trentaine de morts. Les Patriotes en avaient eu plus du double et au moins une centaine d’entre eux avaient été faits prisonniers. Le lendemain, Colborne se mit en marche pour faire la fusion avec Towshend à Saint-Benoît. Ainsi pris entre deux armées dont chacune comptait quelque 2000 hommes, ne pouvant espérer aucun secours, la poignée de Patriotes de Saint-Benoît décidèrent de se rendre. En réponse, l’armée anglaise incendia et pilla le village comme elle l’avait fait à Saint-Eustache. Colborne lui-même ne quitta les lieux que lorsque les flammes envahirent son quartier général. Saint-Benoît fut entièrement rasé. Capturé peu de temps après, Girouard, dans une lettre qu’il envoyait de sa prison à un ami, décrivit ainsi le sac de Saint-Benoît par les troupes de Colborne :
Il me serait impossible de vous peindre la désolation que cette marche et les scènes barbares dont elle était accompagnée, répandirent dans les familles...
Quoi qu’il en soit, l’on fit rassembler dans ma cour, qui est très large, comme vous savez, un nombre considérable d’habitants ; ils y furent mis en rang, et l’on braqua sur eux deux canons par la porte-cochère, en leur disant qu’on allait les exterminer en peu de minutes. Il n’est point d’injures et d’outrages dont on ne les accabla, et de menaces qu on ne leur fit pour les intimider et les forcer à déclarer la retraite de tous ceux que l’on appelait leurs chefs. Aucun d’eux ne put ou ne voulut donner le moindre indice...
Des officiers avaient appris que Paul Brazeau m’avait conduit jusqu’aux Eboulis. Ils le mirent pour ainsi dire à la question pour le forcer à indiquer ma retraite. Ils lui mirent le pistolet sur la gorge, le firent plusieurs fois étendre sur un billot en menaçant de lui couper la tête, mais le généreux patriote resta ferme et nos barbares en furent pour leurs violences...
Alors commencèrent des scènes de dévastation et de destruction comme on n’en vit jamais de plus atroces, le meurtre seul excepté, dans une ville prise d’assaut et livrée au pillage après un long et pénible siège. Ayant complètement pillé le village, l’ennemi y mit le feu et le réduisit d’un bout à l’autre en un monceau de cendres."
Colborne avait bien mérité son surnom de Vieux Brûlot. Quand par la suite il fut nommé lord Seaton, les Canadiens l’appelèrent lord Satan.
Dès le début de 1838, les Patriotes qui s’étaient réfugiés au sud de la frontière américaine organisèrent une expédition au BasCanada. Dirigés par Robert Nelson et le docteur Côté (car Papineau s’était retiré de la lutte), ils reçurent de l’aide des éléments démocratiques des Etats de New York et du Vermont Le 28 février, un long cortège de traîneaux transportant plusieurs centaines d’hommes, 1500 fusils, des munitions et trois pièces d’artillerie de campagne, traversa le lac Champlain pour pénétrer dans la province. Ils se heurtèrent aussitôt à des forces infiniment supérieures composées de troupes anglaises, de volontaires loyalistes et de soldats américains commandés par le général Wool, qui d’ailleurs renseignait Colborne sur les pré. paratifs des Patriotes. Ils durent alors repasser la frontière, et leurs chefs, Nelson et Côté, capturés au cours du combat, furent livrés aux autorités américaines. Cette expédition, malgré son échec, garde une importance historique à cause de la « Déclaration d’indépendance » proclamée par Nelson, qui proposait l’établissement d’un « gouvernement responsable et patriotique ».e Le document, qui définit de façon éloquente les objectifs sociaux et politiques du mouvement des Patriotes, comprenait les dispositions suivantes :
Que de ce jour et à l’avenir, le peuple du Bas-Canada est libre de toute allégeance à la Grande-Bretagne, et que le lien politique entre ce pouvoir et le Bas-Canada, est maintenant rompu.
Qu’une forme républicaine de gouvernement est celle qui convient le mieux au Bas-Canada, qui est ce jour déclaré être une république.
Que sous le gouvernement libre du Bas-Canada, tous les individus jouiront des mêmes droits : les sauvages ne seront plus soumis à aucune « disqualification » civile, mais jouiront des mêmes droits que tous les autres, citoyens du Bas-Canada.
Que toute union entre l’Eglise et l’Etat est par la présente déclarée être dissoute, et toute personne aura le droit d’exercer librement telle religion ou croyance qui lui sera dictée par sa conscience.
La tenure féodale ou seigneuriale des terres est par la présente abolie, aussi complètement que si telle tenure n’eût jamais existé au Canada.
Que la condamnation à mort ne sera plus prononcée ni exécutée, excepté dans les cas de meurtre.
Que la liberté et l’indépendance de la presse existeront dans toutes les matières et affaires publiques.
Que le procès par jury est assuré au peuple du BasCanada, dans son sens le plus étendu et le plus libéral.
Que comme une éducation générale et publique est nécessaire et est due au peuple par le gouvernement, un acte y pourvoyant sera passé aussitôt que les circonstances le permettront.
Que pour assurer la franchise électorale, toutes les élections se feront au scrutin secret.
Que les langues française et anglaise seront en usage dans toutes les affaires publiques.
Malgré l’échec de leur expédition de février, les Patriotes ne relâchèrent pas leur activité. Ils fondèrent l’organisation secrète et paramilitaire des Frères Chasseurs, au Canada et dans le nord des Etats-Unis. Les membres prêtaient serment de « lutter jusqu’à la mort pour Papineau et l’indépendance du Canada ». Mais Colborne et les autorités impériales étaient tenus au courant de leurs activités par un informateur qui n’était nul autre que le propriétaire de la maison où certains des dirigeants du mouvement se réunissaient.
L’été de 1838 fut entièrement consacré à la préparation d’une nouvelle insurrection. On organisa des camps où les hommes se réunirent dans la nuit du 3 au 4 août, à Beauharnois, Saint-Clément, Châteauguay, Pointe-Olivier, Saint-Constant, Terrebonne, et dans la basse vallée du Richelieu, où plus d’un millier de Patriotes se regroupèrent à Saint-Ours. L’objectif était de marcher sur Chambly et, de là, de prendre Montréal. Le camp principal était établi à Napierville où quelque deux mille hommes s’étaient réunis sous le commandement de Robert Nelson. C’est là que Nelson proclama de nouveau l’indépendance du Canada. Deux officiers français, Hindenlang et Touvrey, s’étaient ralliés aux dirigeants des Patriotes.
A Montréal, Colborne, qui avait succédé à Durham comme gouverneur général, proclama la loi martiale, puis, à la tête de six à sept mille hommes et d’une batterie d’artillerie, il se mit en marche vers Napierville.
Nelson n’avait que 2000 hommes et moins de 300 fusils. Il attendait des armes et des munitions des Etats-Unis, mais la déclaration de neutralité du président Van Buren et l’intervention des autorités américaines bloqua la majeure partie des expéditions. Une goélette, qui devait leur livrer quelques centaines de fusils, un canon et des munitions, descendit le lac Champlain et mit l’ancre au large de Rouse’s Point le soir du 5 août, mais sa cargaison fut interceptée par une troupe de volontaires gouvernementaux qui s’étaient emparés du moulin de Lacolle, à mi-chemin entre le lac et Napierville.
A l’approche de l’armée de Colborne, les Patriotes se replièrent sur Odelltown, près de la frontière, mais le village était entre les mains de volontaires gouvernementaux. Pris entre ceux-ci et les troupes de Colborne, les Patriotes se dispersèrent après un court engagement. Tout le comté de Laprairie fut alors livré au feu et au pillage, tandis que les prisons se remplissaient.
Lorsqu’il était arrivé au Bas-Canada, en mai 1838, Durham avait trouvé les prisons remplies de détenus politiques. Redoutant l’effet qu’auraient sur la population des procès publics, il avait proclamé une Ordonnance pour assurer la sécurité du Bas-Canada, selon laquelle huit des dirigeants des Patriotes (dont Wolfred Nelson et Benjamin Viger) devaient être déportés aux Bermudes, tandis qu’une douzaine d’autres, qui s’étaient réfugiés aux Etats-Unis (dont Papineau, Duvernay, T.S. Brown, le chanoine Chartier et Georges-Etienne Cartier), étaient déclarés coupables de haute trahison et devaient être exécutés si jamais ils revenaient au Canada. Quant aux autres prisonniers, ils furent remis en liberté. En apprenant ces sentences, rendues sans que les accusés aient subi de procès, le gouvernement de Londres annula l’ordonnance, ce qui entraîna la démission de Durham. Colborne, qui le remplaçait, institua immédiatement des cours martiales pour écraser l’opposition.
Après l’insurrection de 1837, 501 personnes avaient été emprisonnées à Montréal, et cinq à Québec.7 A la fin de 1838, à la suite du second soulèvement, 116 furent inculpées de trahison et jetées en prison à Montréal, 18 à Québec, 19 à Sherbrooke et 2 à Trois-Rivières. Des 108 accusés qui furent traduits en cour martiale, 9 furent acquittés, 27 relâchés sous cautionnement, 58 déportés en Australie et 12 exécutés. parmi ces 108 accusés, on comptait :
66 fermiers, 6 notaires, 5 forgerons, 5 marchands, 4 aubergistes, 3 baillis, 2 médecins, 2 étudiants, 2 savetiers, 2 menuisiers, 2 charretiers, 1 instituteur, 1 militaire, 1 meunier, 1 « bourgeois »,1 commis, 1 ébéniste, 1 marin.
Les condamnés suivants périrent sur l’échafaud :
Cardinal, Joseph-Narcisse, de Châteauguay, notaire
Daunais, Amable, de SaintCyprien, fermier
Decoigne, Pierre-Théophile, de Napierville, notaire
De Lorimier, Chevalier, de Montréal, notaire
Duquette, Joseph, de Châteauguay, étudiant
Hamelin, François-Xavier, de Saint-Philippe, fermier
Hindenlang, Charles, de Paris, militaire
Narbonne, Pierre-Rémi, de Saint-Rémi, bailli
Nicolas, François, de Saint-Athanase, instituteur
Robert, Joseph, de Saint-Philippe, fermier
Sanguinet, Ambroise, de Saint-Philippe, fermier
Sanguinet, Charles, de Saint-Philippe, fermier.
Parmi les 12 patriotes exécutés à Montréal, un, Hamelin, n’avait que 18 ans. Daunais et Duquette avaient 20 ans et Narbonne, 23. Cardinal, qui avait 30 ans, écrivit à sa femme la veille de son exécution :
Demain, à l’heure où je t’écris, mon âme sera devant son Créateur et son juge... et le seul regret que j’ai en mourant c’est de te laisser, chère amie, ainsi que cinq pauvres malheureux orphelins, dont l’un est encore à naître ... 8
Dans sa prison, juste avant de mourir, De Lorimier rédigea son « testament politique » : 9
je meurs sans remords, je ne désirais que le bien de mon pays dans l’insurrection et l’indépendance... Depuis 17 a 18 ans, j’ai pris une part active dans presque tous les mouvements populaires, et toujours avec conviction et sincérité. Mes efforts ; ont été pour l’indépendance de mes compatriotes ; nous avons été malheureux jusqu’à ce jour... Les plaies de mon pays se cicatriseront... Le paisible Canadien verra renaitre le bonheur et la liberté sur le Saint-Laurent...
Quant à vous, mes compatriotes, mon exécution et celle de mes compagnons d’échafaud vous seront utiles...
... je n’ai plus que quelques heures à vivre, et j’ai voulu partager ce temps précieux entre mes devoirs religieux et ceux dus à mes compatriotes ; pour eux je meurs sur le gibet de la mort infâme du meurtrier, pour eux je me sépare de mes jeunes enfants et de mon épouse sans autre aepui, et pour eux je meurs en m’écriant : Vive la liberté, vive l’indépendance !
Notes
1. La narration des événements de 37 reprend, sous une forme remaniée et élargie, celle de mon étude 1837 : Birth of Canadian Democracy (1936)
2. Félix Leclerc, "1837-1838 : Dates et événements", in Fauteux, 42.Les sources principales sont : F.X.GArndeau, Histoire..iv,ch.xxxix-xl ; M.Globenski, La Rébellion... à St-Eustache ; L.O. David, Les patriotes... ; A. FAuteux, Les patriotes... ; G. Filteau, Histoire des Patriotes, t. iii ; E. Dubois, Le Feu de la Rivière-du-Chêne ; R.L. Seguin, La Victoire de St-Denis, Le mouvement insurrectionnel dans la presqu’île de Vaudreuil ; W. Nelson, Wolfred Nelson et son temps ; C. Gagnon, Les Classes sociales au Québec et l’insurrection de 1837-38 ; Gilles Bourque et Luc Racine, Histoiree et idéologie : Parti Pris, vol. 4, no. 9-12, 5-6.
3. David, 53.
Ibid., p. 51
Ibid., p 57 sq.
6. Histoire du Canada par les textes, 159-60
7. Fauteux, 75-9
8. David, 201
(Tiré de Capitalisme et Confédération, Stanley-Bréhaut Ryerson, Parti Pris, 1978, p. 61 à 72)