« Il faut runner l’État comme une business ». C’est ainsi que le président du Conseil du Trésor Paul Gobeil résumait le programme du gouvernement du Parti libéral avec l’enthousiasme du néophyte fraîchement débarqué des hauteurs de l’entreprise privée pour mettre la hache dans le secteur public. C’et le même Gobeil que le gouvernement Bourassa a désigné pour s’occuper du comité des soi-disant "sages" chargé de lui dire quoi faire en matière de "réforme administrative". La composition du comité dit tout : Michel Bélanger de la Banque nationale, Yvon Marcoux de la Banque d’Épargne, Pierre Lortie de Provigo ainsi que Paul Goleil lui-même. En effet, on trouverait difficilement des conseillers mieux qualifiés pour dire comment on « runne » l’État comme une business."
Le comité Gobeil avait pour mandat officiel de proposer des réformes administratives susceptibles de rendre l’État québécois "plus productif" en allégeant ses structures, en abolissant les organismes inutiles, en sabrant dans la bureaucratie, etc. etc. L’appareil d’État québécois compte en effet de centaines de commissions, régies, conseils, offices, agences et organismes divers mis en place au fil des années pour administrer les services publics et les programmes sociaux instaurés par les gouvernements successifs. Ce processus bien connu de sédimentation est difficile à renverser, car tous ces organismes ont tendance à s’incruster et devenir éternels, en vertu de la force d’inertie qui existe dans l’appareil gouvernemental comme dans tous les appareils.
Le comité Gobeil prétend justement vouloir faire le ménage dans la bureaucratie gouvernementale pour la rendre plus efficace et réduire ses frais de fonctionnement. Le comité lui-même a donné l’exemple d’une "productivité," sans précédent. il lui a suffi de 47 petites pages pour proposer l’élimination de dizaines d’organismes et le chambardement de l’ensemble de l’appareil d’État. Mais il s’agit en réalité d’une productivité sans précédent dans la destruction. En effet, sous le couvert de la réforme administrative, le comité propose ni, plus ni moins que le démantèlement de l’essentiel des programmes sociaux mis en place depuis un, quart de siècle.
ÉDUCATION ET SANTÉ : RETOUR AU PRIVÉ
Le gouvernement Bourassa s’est fait élire en garantissant le maintien des acquis dans l’éducation et la santé, mais les propositions du comité Gobeil veulent nous ramener à l’âge des ténèbres dans ce domaine. Le comité veut taxer la maladie en ajoutant au revenu imposable la valeur des soins reçus jusqu’à concurrence de 1 500$ ou 2000 $. Les petits et moyens hôpitaux seront aussi privatisés et les CLCS des régions urbaines seront remis aux municipalités, qui en feront ce qu’elles voudront bien. Par contre, le comité estime qu’il y a trop de médecins au Québec et propose de fermer la faculté de médecine de l’Université de Sherbrooke. Ce sera parfait pour les corporations professionnelles.
Dans le domaine de l’éducation le comité propose de subventionner directement les parents pour leurs enfants de niveau primaire et secondaire, favorisant ainsi très fortement les écoles privées. Il veut aussi limiter l’accès aux études collégiales et tripler les frais de scolarité au niveau universitaire, tout en augmentant la charge de travail des enseignants et enseignantes a tous les niveaux. Tout ceci renforcerait le caractère élitiste du système scolaire en réduisant l’accessibilité aux études de la part des classes moins fortunées et en conduisant a la création de plusieurs catégories d’école primaires et secondaires en fonction des moyens financiers des parents. Radio-Québec serait également privatisée et il n’est pas difficile de prédire ce qui arriverait a la télévision éducative.
DÉCENTRALISER DANS LE VIDE
La décentralisation est un autre truc abondamment utilisé dans le rapport Gobeil pour se débarrasser de programmes sociaux encombrants, sous le couvert d’alléger l’administration publique et la rapprocher des milieux. C’est ainsi que la régie du logement serait abolie et ses attributions transférées aux municipalités. C’est un dossier si chaud que le rapport Scowen sur la déréglementation lui-même n’a pas osé l’aborder. Le comité Gobeil renvoie la question aux municipalités. Ceci veut dire que la réglementation effective du logement sera soumise aux rapports de force locaux et démantelée partout où le mouvement ouvrier et populaire local ne sera pas assez fort pour le préserver. C’est la même logique que dans la décentralisation des négociations du secteur public. La manoeuvre est d’autant plus habile qu’elle joue sur l’esprit de clocher d’une certaine gauche populiste prompte à s’enthousiasmer pour tout ce qui s’appelle décentralisation. Dans quelques années, on pourra se mettre à construire un vaste mouvement des sans-abri chassés par les hausses fulgurantes de loyer, décentralisé bien sur.
UN RECUL SUR DUPLESSIS
Une des propositions les plus significatives du rapport Gobeil consiste à vouloir remettre au gouvernement fédéral la perception des impôts provinciaux. Le Québec est la seule province qui possède son propre appareil de perception fiscale : il fut mis en place par Duplessis en 1954 dans sa lutte contre le gouvernement fédéral pour récupérer les pouvoirs du Québec en matière d’impôt sur le revenu. L’abandon des pouvoirs à Ottawa serait un renoncement complet à l’autonomie provinciale défendue par tous les gouvernements québécois depuis Duplessis, car le pouvoir de lever des impôts est un des attributs essentiels du pouvoir d’Etat. Le comité Gobeil invoque les frais causés par le dédoublement des responsabilités, mais il se garde bien de proposer la responsabilité exclusive du Québec en la matière. Non, il préfère que le Québec se mette à la merci du gouvernement fédéral en renonçant à son autonomie fiscale.
Le comité Gobeil fait bien d’autres propositions toutes plus ahurissantes les unes que les autres et toutes orientées vers la mise à la ferraille des programmes sociaux. Quelques exemples : élimination du Bureau d’audiences publiques sur l’environnement, abolition de l’Office de la langue française, réduction des pouvoirs de la Commission d’accès à l’information à un statut consultatif, limitation des pouvoirs de la Commission de police, de la Commission santé-sécurité du travail, de l’Office de protection du consommateur, du Bureau de la protection civile, réduction du budget du Conseil du statut de la femme, remise en cause de la Commission des normes du travail... Cela irait plus vite de faire la liste des organismes et des programmes qui échappent à la moulinette du comité Gobeil. On dirait que seule la suite du lieutenant-gouverneur de Sa Majesté britannique échappe au massacre.
QUE FERA BOURASSA ?
Jamais le gouvernement Bourassa ne fera des folies pareilles, se sont empressés d’avancer plusieurs observateurs. Bourassa s’est occupé à minimiser la portée des recommandations et Gobeil lui-même a fait mine de prendre ses distances face aux recommandations du comité qu’il présidait. Le gouvernement libéral ne peut manquer d’éprouver un certain vertige devant l’ampleur massive des attaques proposées dans les 47 pages du rapport Gobeil. Plusieurs ministres se sont opposés ouvertement aux coupures touchant leur ministère, notamment Clifford Lincoln à l’Environnement et Herbert Marx à la Justice. D’autrès manifestent leur opposition par un silence résolu, comme Ryan à l’Education et Lavoie-Roux aux Affaires sociales.
Mais ce serait trop rassurant de voir dans le rapport Gobeil l’oeuvre d’illuminés emportés par leur délire néo-libéral. Après tout, c’est Bourassa lui-même qui a choisi les membres du comité, et un de ses principaux conseillers, Jean-Claude Rivest, a participé aux travaux du comité. Paul Gobeil n’est pas le premier idéologue libéral venu, c’est le président du Conseil du Trésor du gouvernement Bourassa.
Les recommandations du rapport ne seront sans doute pas appliquées en bloc dans l’immédiat et sous leur forme actuelle, mais elles tracent néanmoins le programme réel fixé par les sommets de la bourgeoisie au gouvernement libéral, à sa demande et avec son accord. Que cela passe ou non dans la réalité dépendra non pas des nostalgies de la révolution tranquille sur les banquettes libérales, mais de la vigueur des résistances ouvrières et populaires. Le rapport Gobeil annonce une escalade formidable des attaques. La riposte devra être à la hauteur.
François Moreau
GAUCHE SOCIALISTE, septembre 1986 p. 12-13