30 août 2005
Un peu d’histoire ...
Le 23 janvier 1958, la révolte du peuple vénézuélien mettait un terme au régime militaire répressif de Marcos Pérez Jiménez. Le Venezuela se dote alors, pour 40 ans, d’un système politique de démocratie représentative basé sur le pacte de Punto Fijo (1958). Celui-ci tentait de répondre à l’instabilité du nouveau régime. Le pacte concrétisait des conversations tenues entre leaders des principales formations politiques - le parti démocrate chrétien COPEI, l’Union républicaine démocratique (URD) et l’Action démocratique (AD - social-démocrate) - visant à établir un compromis pour gouverner. Il fonctionnera ainsi comme un mécanisme de stabilisation du nouveau système politique et scella l’alliance et le partage du pouvoir, de l’Etat entre ses trois signataires - l’URD sera cependant rapidement marginalisée. Si le pacte fut rompu officiellement en avril 1960, « la culture du dialogue et de consensus entre les élites des partis principaux se maintint jusqu’en 1999 », précise Ysrrael Camero, (Analitica.com, oct. 2000).
Le pays n’échappant pas à la logique de la guerre froide, le Parti communiste (PCV), fort implanté dans le mouvement ouvrier à l’époque, fut le grand absent de cet accord. Des guérillas naîtront par la suite sous l’influence de la révolution cubaine (1959) avant que leurs leaders soient intégrés au système politique au début des années 70.
Le système puntofijiste connut son apogée avec le boom pétrolier des années 70 ; c’est l’époque de ladite « Venezuela saoudite ». Le revenu par habitant est le plus élevé du sous- continent latino-américain. La rente pétrolière se consolide comme la principale source de devises étrangères, mais l’opportunité d’impulser des transformations structurelles de l’appareil productif et de redistribuer plus équitablement les revenus n’est pas saisie. La mono production basée sur l’industrie pétrolière devient le modèle sur lequel l’Etat et les secteurs économiques dominants appuient leurs activités économiques. Paradoxalement, alors que les revenus sont au plus hauts, l’Etat s’endette. Au début des années 80, à l’instar des autres pays latino-américains, le modèle vénézuélien entre en crise. Le 18 février 1983, c’est le « Vendredi noir ». En réponse à une baisse des prix du pétrole sur le marché international et à une fuite massive de devises, menaçant de laisser le pays sans réserves, la monnaie, le bolivar, est dévaluée. Si le système rentier agonise, l’illusion est toutefois maintenue par l’endettement extérieur, et le pays doit se soumettre progressivement aux instructions des banques et institutions financières internationales pour pouvoir refinancer sa dette et se voit contraint ainsi d’appliquer des plans d’ajustement structurel. Conséquences prévisibles : les salaires et le niveau de vie baissent, l’inflation, le chômage et l’informalité explosent. La crise du système affecte durement la légitimité de ses représentants au premier rang desquels figurent les partis politiques.
En 1989, le social-démocrate Carlos Andrés Pérez (CAP) est réélu à la présidence de la République - il avait gouverné le pays de 1974 à 1979 - au milieu d’une crise économique et sociale gravissime. Il incarne l’espoir d’un retour aux « glorieuses » années 1970. Douze jours après son entrée en fonction, il retourne sa veste et annonce au pays son programme de « contre-réformes », c’est la politique du « grand virage ». L’objectif proclamé est de passer d’une économie ayant comme centre de gravité l’Etat, fortement dépendant des revenus pétroliers, à une économie de marché, ayant comme moteur les exportations du secteur privé. La plupart des contre-réformes néolibérales (dévaluation du bolivar à des fins de compétitivité, abandon des subsides maintenant la viabilité du rachitique appareil industriel national, programme de privatisation des entreprises publiques, dégel des prix sur de nombreux produits, etc.) sont d’application immédiate. La hausse du prix de l’essence est répercutée directement par les chauffeurs de bus le 27 février sur les prix des transports en commun, qui sont multipliés par deux du jour au lendemain. C’est le détonateur d’une gigantesque révolte populaire, spontanée et chaotique : le Caracazo. La répression de l’armée fait entre 250 et 3.000 morts, selon les sources. Les heures de ladite Quatrième république sont comptées. En 1992, contre le système politique corrompu et en réaction au massacre de 1989, deux tentatives de coup d’Etat militaire ont lieu. Elles échouent. Toutefois, un lieutenant colonel rebelle attire l’attention, à la télévision, en assumant la responsabilité du soulèvement du 4 février 1992 et en affirmant que les objectifs n’ont pas été atteints « pour l’instant ». C’est Hugo Chavez. Il passera deux ans en prison. Plus tard, alors que le système puntofijiste prend l’eau de toutes parts (démission du président pour corruption en 1993, crise du secteur bancaire, etc.), le lieutenant colonel opte pour la voie électorale. Il remporte les élections pour la magistrature suprême en 1998.
Durant la Quatrième république, la participation populaire aux affaires publiques se limitait à l’acte électoral. Il s’agissait à l’évidence d’un progrès considérable par rapport aux différents régimes autoritaires et dictatoriaux qui se sont succédés lors de la première moitié du vingtième siècle, mais cette conquête démocratique fut flouée par l’accaparement quasi-privée de l’Etat et de la rente pétrolière par quelques puissants secteurs économiques et les partis au pouvoir qui, pour s’assurer une relative paix sociale, développèrent de larges réseaux de clientélisme, achetant le consensus et réprimant l’opposition la plus aguerrie. Ce système n’a pas su se réformer et a été balayé. Pour l’historienne vénézuélienne Margarita Lopez Maya, « à la différence des pays du cône Sud de l’Amérique latine, le Venezuela n’a pas connu de dictature dans les années 1960 et 1970. De ce fait, il n’a pas eu besoin d’une « transition démocratique ». En revanche, les divers mouvements sociaux qui se sont multipliés depuis les années 1980 ont toujours exigé une « réforme » de l’Etat pour atteindre une démocratie plus « profonde », plus « intégrale ». » (Supplément du Monde Diplomatique, juin 2005) En effet, en 1989, suite au Caracazo et face au mécontentement populaire, le Congrès vénézuélien nomme une Commission bicamérale pour étudier les bases d’une plus grande participation citoyenne aux affaires publiques. Ce débat sur la possibilité d’une réforme constitutionnelle fut suspendu en 1992. Il faudra attendre 1999 et l’arrivée de Chavez au pouvoir pour qu’une suite soit donnée à cette aspiration grandissante des secteurs exclus de la richesse pétrolière.
La « révolution bolivarienne » en marche
1. Institutionnalisation de la « démocratie participative »
Haï par certains, adoré par d’autres, M. Chavez, depuis que l’actualité de son pays est sporadiquement traitée dans les colonnes de la presse internationale, a été affublé d’une série de qualificatifs tendant à contester la légitimité démocratique que la majorité de la population vénézuélienne lui a pourtant octroyée à dix reprises depuis 1998 au cours d’élections nationales, locales et de référendums. De par ses longs monologues à la télévision et son ton souvent agressif et provocateur contre l’administration Bush, Hugo Chavez n’entre pas dans le moule du chef d’état traditionnel et ne bénéficie pas des faveurs des médias et des puissants de ce monde. Mais le système politique vénézuélien répond pourtant aux canons de la démocratie libérale : la presse y est libre, le multipartisme en vigueur et des élections, nationales et locales, y sont organisées à échéances régulières. Les principes démocratiques sont respectés et même approfondis. La « révolution bolivarienne » entend dépasser les limites de la démocratie « traditionnelle ». Certes, il serait bien difficile de théoriser ce processus de changement en constante évolution et définition. Cependant, au niveau politique, le projet porté par la majorité vénézuélienne s’apparente à la - difficile - mise en place d’une authentique démocratie participative, pilier sur lequel se développera ce « nouveau Venezuela », promu par Chavez et ses partisans.
« Quand Chávez a remporté les élections (1998) et s’est installé à la présidence de la République, le gouvernement ne disposait ni d’un corps idéologique ou doctrinal systématique, ni de lignes directrices claires qui auraient pu constituer un projet pour le pays dans les principaux domaines, ni d’organisations politiques en mesure de suppléer de manière adéquate à ces carences », nous dit Edgardo Lander, sociologue de l’Université centrale du Venezuela (CLACSO, 2004). Cependant, « les propositions concernant la sphère politique sont plus claires que celles qui se rapportent au modèle économique. » Comme promis durant la campagne, le gouvernement lance une série de réformes institutionnelles dont l’élaboration d’une nouvelle constitution considérée généralement comme très progressiste. La Cinquième république est née.
Si l’on se réfère au préambule de la nouvelle constitution, l’objectif est d’établir une « société démocratique, participative et protagonique [Traduction de protagonica, où le peuple est le protagoniste] ». L’article 2 nous dit que le Venezuela se constitue en un « Etat démocratique, de droit et de justice ». Dans le chapitre IV, le droit des citoyens à participer librement aux affaires publiques, de manière « directe, semi-directe ou indirecte » est déclaré fondamental. Ce droit est donc compris dans un sens plus large, en favorisant la participation dans les « processus de formation, d’exécution et de contrôle de la gestion publique ».
Toujours selon M. Lander, « le changement le plus significatif de la Constitution de 1999, comparée à celle de 1961, se situe peut-être dans la large gamme de nouvelles formes de participation qui définissent un régime politique combinant les formes traditionnelles de la démocratie représentative libérale (séparation des pouvoirs et élection des pouvoirs exécutifs et législatifs aux niveaux municipaux, étatiques et nationaux) avec des formes de démocratie directe, "participative et protagonique". » Ces nouveaux instruments de souveraineté populaire sont décrits par l’article 70. En matière politique, il s’agit de « l’élection aux charges publiques, le référendum, la consultation populaire, la révocation du mandat, l’initiative législative, constitutionnelle et constituante, la session ouverte, l’assemblée de citoyens et de citoyennes dont les décisions seront d’un caractère inaliénable, entre autres ; » ; et en matière sociale et économique, « les instances de contrôle citoyen, l’autogestion, la cogestion, les coopératives sous toutes les formes y compris celles à caractère financier, les caisses d’épargne, l’entreprise communautaire et autres formes associatives guidées par les valeurs de la coopération mutuelle et de la solidarité. »
Un des instruments principaux devant conduire le Venezuela vers un régime de démocratie participative sont les conseils locaux de participation publique, créés par une loi de mai 2002. Il s’agit d’instances de gouvernement local, où les communautés organisées participent à l’élaboration de plans, projets et programmes de développement local. On pourrait rapprocher cette initiative des expériences de budget participatif du Brésil, la plus connue étant celle de Porto Alegre. En effet, au sein de ces espaces, la population organisée et les élus d’une municipalité affectent des fonds - notamment du Fonds intergouvernemental pour la décentralisation (FIDES) - à divers projets locaux.
Margarita Lopez Maya souligne que « la "participation" dans tous les domaines de l’Etat devient désormais la pratique centrale pour transformer les relations de pouvoir profondément inégales existant dans la société (article 62). Les "Lignes générales" du Plan de développement économique et social 2001-2007 - qui devient le Plan de la nation pour l’actuelle période constitutionnelle - soutiennent que la participation favorise l’auto-développement, inculque la coresponsabilité et encourage le "protagonisme" des citoyens. Ces derniers seront les piliers sur lesquels doit se dresser une société égalitaire, solidaire et démocratique. » Elle poursuit en affirmant que « il ne s’agit ni de détourner l’Etat de ses obligations ni de lui abandonner le rôle central. On lui assigne une tâche "d’accompagnateur", de créateur des conditions qui permettront la "prise de pouvoir" des citoyens. Les familles et la société organisées deviennent des acteurs "transformateurs" et "transformés". »
A peine arrivé au palais de Miraflores, Hugo Chavez déploie donc une stratégie consistant « prioritairement à modifier le cadre institutionnel à travers des mécanismes électoraux universellement reconnus comme inhérents à tout système démocratique », souligne le chercheur Dick Parker. « Il était évident que depuis le début, les perspectives de consolidation du projet étaient intimement liées à sa légitimité démocratique » (Observatoire social de l’Amérique latine - OSAL, juin 2002). C’est au cours de cette période que les pouvoirs publics furent relégitimés par des élections générales et que fut adoptée par référendum populaire (le 15 décembre 1999) la nouvelle constitution conçue, selon Ali Rodriguez, actuel ministre des Affaires étrangères vénézuélien, comme « un guide général où sont définis les grands objectifs et les grandes orientations pour l’ensemble de la société par rapport aux nouvelles réalités du monde et du Venezuela. De manière que toute la structure légale qui doit régir les relations entre les différents secteurs de la société doit s’aligner sur le nouveau projet national incarné par la Constitution » (Revue vénézuélienne d’économie et de sciences sociales, mai 2002). Plus qu’une constitution, la « bicha » (littéralement le "machin"), comme on dit au Venezuela, est un programme politique.
2. Réformes économiques et déstabilisation
Il a fallu attendre novembre 2001 pour que l’administration Chavez adopte les premières réformes économiques d’envergure, avec les 49 décrets-lois. Pour Temir Porras Ponce Leon, « le deuxième semestre de l’année 2001 constitue un tournant politique majeur au Venezuela (...) la coalition majoritaire qui soutient l’action de gouvernement d’Hugo Chávez assume une ligne politique de réformisme radical (...) Prendre effectivement une telle option politique constituait une véritable déclaration de guerre à tous ceux qui, d’une manière ou d’une autre, profitaient de l’ancien système.
« Cela n’est pas un hasard. Car l’engagement pris par la coalition majoritaire était justement de rompre radicalement avec le passé. Rompre politiquement, en remodelant l’architecture institutionnelle du pays et les pratiques politiques traditionnelles. En ouvrant l’espace politique à la participation populaire et aux classes sociales marginalisées. Rompre économiquement, en mettant en cause un modèle d’État nourrisseur, mais nourrisseur d’une minorité dont il était le principal pourvoyeur de fonds, de contrats et de privilèges fiscaux. Rompre socialement, en faisant des politiques de développement le cœur de l’action publique et non pas un analgésique contre les effets de la « seule politique possible ». » (Recherches internationales, n°69, mars 2003).
Des 49 décrets-lois, trois sont particulièrement emblématiques et ont suscité au sein de l’opposition des réactions particulièrement virulentes et mêmes disproportionnées par rapport au contenu réel de ces réformes. Il y a la loi sur les hydrocarbures, base légale de la réforme pétrolière du régime actuel qui stoppe le processus de privatisation de PDVSA, la société pétrolière publique ; la loi des terres qui trace le cadre juridique dans lequel se développe aujourd’hui la réforme agraire ; et la loi de la pêche qui protège la pêche artisanale d’industrielle. Ces réformes -sans oublier certaines erreurs politiques du gouvernement - sont la raison profonde de l’ire de secteurs dirigeants de l’opposition. Le 10 décembre 2001, patronat, médias commerciaux, syndicats et partis d’opposition appellent à une « grève » nationale de 24 heures. Il s’agit de la première manifestation d’envergure de l’opposition au gouvernement et de la première action d’une longue série de mobilisations qui mèneront directement au coup d’Etat du 11 avril 2002.
Lorsque les leaders de l’opposition ont accentué leur campagne et tenté le 11 avril 2002, avec le soutien des administrations Bush et Aznar, de se débarrasser du président vénézuélien en le séquestrant et en faisant croire à sa démission, les supporteurs de ce dernier « entrèrent dans un état pratiquement constant de mobilisation », affirme le journaliste canadien Jonah Gindin (Venezuelanalysis.com, mars 2005). Une mobilisation défensive mais qui a créé une dynamique favorable à l’approfondissement du processus de changement et à la prise de conscience que le « peuple » avait les cartes en main. Ainsi, si nous ne reviendrons pas sur le déroulement de ce coup d’Etat, l’Histoire retiendra l’extraordinaire mobilisation spontanée, sans direction politique, des secteurs populaires qui par millions, dans tout le pays, encerclèrent institutions et casernes militaires en exigeant le retour de Mr Chavez. Ce qu’ils obtinrent.
C’est à nouveau la population qui permit au gouvernement de survivre, à partir du 2 décembre 2002, au lock-out patronal et au sabotage de PDVSA, principale source de revenus du gouvernement. Pour la troisième fois en un an, l’opposition au gouvernement national, relayée par les médias, appelait à une grève générale afin de faire chuter le président. C’est le secteur du pétrole qui fut le plus touché par cette action puisque les gérants de l’entreprise, véritable « Etat dans l’Etat », commencèrent à saboter le système informatique de PDVSA.
Au cours du processus de récupération de PDVSA, plusieurs expériences de contrôle ouvrier ont été expérimentées par les travailleurs. A El Palito, des dizaines d’ouvriers ont travaillé jour et nuit pour contrer le sabotage économique. C’est aussi la pression des travailleurs et de la population qui obligea des entreprises de transport de combustible à ouvrir et à distribuer l’essence. Des expériences similaires ont eu lieu dans d’autres secteurs d’activités. Au milieu du lock-out, des travailleurs ont pris des entreprises exigeant leur réouverture et un contrôle ouvrier direct sur la production, c’est le cas de Texdala, fabrique de textile de Maracay et de la Centrale Carora, usine sucrière dans l’Etat de Lara. A Ananco, le maire et le gouverneur empêchèrent l’envoi de gaz pour approvisionner les entreprises de l’état de Bolivar. Des milliers de travailleurs des entreprises sidérurgiques se rendirent en bus à Ananco et, appuyés par des travailleurs de PDVSA et des habitants, forcèrent le rétablissement de l’approvisionnement pour le fonctionnement normal des entreprises. A Caracas, dans le réseau d’écoles contrôlées et fermées par l’opposition, le 9 janvier 2003, 28 écoles étaient « prises » par la population.
3. L’offensive politique et sociale : les « missions »
Les milliers d’heures de télévision et les millions de dollars investis dans la campagne de déstabilisation n’ont pas permis à l’opposition de faire tomber le gouvernement. Les 63 jours de lock-out patronal et, surtout, le sabotage pétrolier ont fait chuter l’activité économique du pays de 9,5 pour cent en 2003, ont causé près de 10 milliards de dollars de pertes et ont considérablement augmenté le chômage et la pauvreté. L’opposition au gouvernement Chavez a réussi à faire chuter la production quotidienne de pétrole à 200.000 barils, pour 3 millions avant la grève. Mais elle a finalement échoué. Car le gouvernement a récupéré le contrôle de la principale entreprise du pays début 2003 et avec la rente pétrolière, a repris l’offensive et lancé une série de programmes sociaux - « les missions » - à travers la mobilisation populaire et des structures parallèles à un Etat hérité de l’ « ancienne » république où inefficacité et corruption sont la règle.
Les « missions » sont un ensemble de programmes sociaux (alphabétisation, éducations secondaire et universitaire, santé gratuite et de proximité, insertion socio-professionnelle, formation au coopératisme, redistribution des terres agricoles, etc.) qui ont remporté un franc succès grâce à la mobilisation et la participation de la population. Si utiliser les revenus du pétrole pour des programmes sociaux démontre, pour certains médias, la « démagogie », l’ « électoralisme » et le « populisme » de Chavez, les résultats en termes d’amélioration des conditions de vie comme au niveau électoral sont concluants. Parmi les quelque six millions de personnes qui votèrent pour le « no » à la révocation du président, le 15 août 2004, lors du référendum révocatoire de son mandat convoqué par l’opposition, on retrouve certainement les plus d’1,2 millions de personnes qui ont profité des programmes d’alphabétisation, les quelques 120 mille familles qui ont bénéficié de la réforme agraire, les millions de Vénézuéliens qui profitent du nouveau réseau de médecine gratuite de proximité, les milliers d’étudiants exclus du système universitaire qui se sont inscrits gratuitement à la nouvelle « Université bolivarienne », les milliers de membres de coopératives qui ont bénéficié de formations et de micro-crédits, les « sans papiers » vénézuéliens et étrangers qui ont vu leur situation régularisée, etc.
Rencontré par l’auteur de ces lignes à Caracas à la veille du référendum du 15 août 2004, Edgardo Lander résume en quelques phrases la vision politique qui sous-tend ces fameuses « missions » : « D’une situation où la politique sociale est vue surtout comme un calcul pour faire passer les gens de la pauvreté critique à la pauvreté, on assiste à une réorientation dans la notion de politiques publiques. Il ne s’agit pas de donner deux dollars à une personne qui n’en avait qu’un par jour auparavant. Il s’agit de transformer en citoyen(-ne) une personne marginalisée, qu’elle ait une carte d’identité, qu’elle apprenne à lire et fasse des études, qu’elle fasse partie d’un réseau social. Les possibilités pour l’amélioration des conditions de vie passent par cette condition : que les sujets sociaux populaires soient les sujets politiquement organisés. C’est un changement fondamental, total de perspective. Le critère est celui de la constitution de sujets sociaux organisés capables de défendre leurs propres intérêts et de lutter pour eux. La priorité des politiques sociales a été de créer des processus organisationnels. »
Pour témoigner de la prévalence de cette vision, passons brièvement en revue quelques réformes entreprises par le gouvernement.
Mission « Barrio Adentro » (A l’intérieur du quartier)
Lancée en 2003, d’abord à Caracas, puis dans le reste du pays, la mission Barrio Adentro entend, selon le ministre vénézuélien de la santé et du développement social, « décentraliser et unifier un système de santé affaibli par une décennie de néolibéralisme. Au coeur du projet : le retour du service public dans les quartiers populaires et une conception holistique de l’usager, autant patient que citoyen, travailleur, consommateur ou habitant. » (Le Courrier, mai 2004) Il s’agit en fait de créer un réseau de santé primaire dans les quartiers populaires, où vit la majorité vénézuélienne, et qui étaient dépourvus de médecins et de centres de santé. Le ministre poursuit : « Ce réseau constitue le noyau d’une approche globale. Présents 24h/24, les médecins des dispensaires soignent, bien évidemment. Ils disposent de cent cinq médicaments génériques de base mis gratuitement à disposition. Depuis qu’existe Barrio Adentro, 80% des remèdes dispensés l’ont été gratuitement. Mais à côté de ce travail, le médecin de quartier a aussi un rôle crucial d’éducation sanitaire et de prévention vicinale. Il élabore, par exemple, avec la communauté, des plans d’assainissement environnemental. Dans chaque dispensaire est mis sur pied un comité populaire chargé de seconder et de guider les médecins. »
Cette « mission », certainement l’un des plus importants succès de l’administration Chavez, n’a été possible que grâce à la participation communautaire qui accueille le médecin, l’assiste et le guide dans la communauté.
Réforme des terres urbaines
Au début des années soixante, 35 pour cent des Vénézuéliens vivaient à la campagne. Quarante ans plus tard et du fait de l’abandon du secteur agricole par la Quatrième république, l’exode rural a fait du Venezuela un pays où entre 85 et 90 pour cent de la population est urbaine. Celle-ci s’est installée illégalement sur des terrains de la périphérie des grandes villes. Les exilés de la campagne, même s’ils vivent depuis plusieurs décennies sur ces terrains, n’avaient pas de droit dessus. Le gouvernement vénézuélien a donc décidé de régulariser cette situation. « Il s’agit de donner aux personnes un titre de propriété sur leur maison, généralement construite de leurs mains, qui leur assure une sécurité juridique indispensable pour profiter de toutes les garanties et bénéfices déterminés par la loi. Avec ce titre, ils savent que cette maison est bien la leur et qu’on ne la leur retira pas et peuvent ainsi effectuer des petits emprunts pour la rendre plus confortable ou faire des réparations. », écrit le journaliste français Benjamin Durand (Réseau d’information et de solidarité avec l’Amérique latine - RISAL, juin 2004).
Pour acquérir ces titres de propriété, il n’y a pas mille manières de faire. Un ensemble de règles devant assurer la transparence de la procédure a été établi par la loi. Le gouvernement promeut un processus collectif et entend stimuler la participation. Ainsi, les habitants d’une zone d’un maximum de 200 habitations doivent former un comité des terres urbaines (CTU), composé d’habitants élus par une assemblée, qui les représentera face aux autorités. Ce comité aura notamment pour tâche d’informer et expliquer la procédure aux habitants de sa zone et d’effectuer un relevé cadastral. Benjamin Durand : « Il s’agit de faire un inventaire quantitatif du nombre de familles, de logements et d’édifices que comporte la zone urbaine précédemment définie accompagnée de données qualitatives sur l’état des infrastructures, les conditions d’occupations, socio-économiques, culturelles, éducatives, sportives, etc. Toutes ces informations permettent d’obtenir une première approximation des caractéristiques et conditions de l’établissement urbain et populaire. De plus, le CTU est chargé de rédiger la « Carta de barrio », document contenant l’histoire du barrio raconté par ses habitants qui auparavant n’existait que dans les mémoires et se transmettait oralement. Ces histoires sur la vie du quartier révèlent son identité actuelle et passée, sa vision et ses désirs pour l’avenir. Ce document contient également les projets proposés par la communauté pour améliorer les conditions de vie ce qui permet d’établir des critères pour l’utilisation et la gestion de l’espace urbain disponible et la mise en place de normes et formes de cohabitation nécessaire pour vivre et construire un mode de relation communautaire destiné au bien-être de tous. »
Les « conseils communautaires de l’eau » et les « tables techniques de l’eau »
Le problème de l’accès au réseau d’eau potable a été et reste fondamental aujourd’hui dans les quartiers pauvres de nombreux pays. Depuis les premiers pas de la « révolution bolivarienne », quelques 3,5 millions de personnes supplémentaires, selon les dires de la ministre de l’Environnement, ont été raccordées au réseau de distribution d’eau potable. Aujourd’hui, 94 pour cent de la population urbaine a accès au réseau. A la campagne, ce taux s’élève à 78 pour cent. Pour atteindre ce résultat, les entreprises publiques d’eau ont le devoir d’impulser au sein des communautés l’organisation de « conseils communautaires de l’eau » afin que celles-ci participent à la gestion de ces réseaux de distribution et que les habitants prennent conscience de la rareté de ce bien si convoité, surtout actuellement, après trois années assez sèches au Venezuela. C’est à travers les « tables techniques de l’eau » que se rencontrent l’entreprise publique, les techniciens, des représentants de la communauté, la mairie, etc. Ce type de réforme promeut la coresponsabilité et l’identification de la population avec les services de distribution d’eau.
Démocratie économique : cogestion et coopératisme
La « démocratie participative » ne s’applique pas seulement à l’arène politique mais également à la sphère économique. La promotion de l’organisation collective, du coopératisme, de l’économie « sociale », « solidaire » ou encore « alternative » - termes qui méritent de longs débats - et d’un développement « endogène » constitue probablement une des marques de fabrique du projet économique impulsé par le gouvernement. Pour ce faire, ce dernier a adapté la législation vénézuélienne, a développé un réseau d’institutions de micro-crédits, oblige légalement les banques commerciales à consacrer un pourcentage de leurs prêts au secteur de l’économie sociale (démocratisation du capital), a lancé la mission « Vuelvan caras », un programme d’insertion socio-professionnelle de la population - on y apprend notamment divers métiers et une formation au coopératisme - et favorise, par les achats de l’Etat, les petites et moyennes entreprises et les coopératives.
A côté de la promotion de ladite économie sociale, sous la pression des travailleurs, quelques 88 entreprises sont passées récemment sous un mode de gestion partagée entre travailleurs et l’Etat. Ce modèle de cogestion varie d’une entreprise à l’autre. Parfois les travailleurs sont majoritaires, parfois c’est l’Etat qui l’est.
Le droit à la communication : un droit humain
Suite à des pourparlers entre autorités et médias alternatifs et communautaires, le droit à la communication a été reconnu comme un droit de l’homme dans la constitution de 1999. Celle-ci reconnaît qu’à côté de la propriété privée et publique des moyens de communication, il existe également un droit à la propriété sociale et collective des médias. Concrètement, cela suppose que l’État s’engage à garantir la possibilité d’avoir les instruments, les ressources et les mécanismes juridiques nécessaires pour que la population puisse avoir ses propres canaux de communication. Il doit notamment octroyer une portion du spectre radio-électrique aux médias communautaires.
Un aspect important des règlements adoptés pour garantir ce droit est le principe de la séparation entre le média et la programmation. Cette dernière est assurée par des producteurs indépendants, c’est-à-dire par des habitants de la communauté eux-mêmes, qui ne sont pas les mêmes que ceux qui sont responsables du média. Une télévision communautaire, par exemple, est un espace ouvert, une sorte d’école permanente où sont intégrés de manière permanente de nouveaux membres d’une communauté qui participent au fait communicationnel non plus comme simple spectateur mais comme acteurs en réalisant eux-mêmes des programmes. Ces communautés peuvent ainsi produire leur propre réalité, leur propre image et ne plus laisser ce pouvoir à quelques entreprises de communication.
Obstacles et difficultés
Bien évidemment, le projet d’approfondissement de la démocratie au Venezuela comme moyen pour transformer le pays ne se passe pas sans difficultés. Les obstacles sont multiples. Certains on trait au développement de tout processus participatif. Il s’agit notamment de la cooptation exercée par les partis politiques, de la persistance de conceptions paternalistes, clientélistes et bureaucratiques dans la relation entre les autorités et la population ou encore de la « culture de l’urgence » au sein de la population. D’autres problèmes sont liés plus particulièrement au Venezuela et à la conjoncture politique qu’il traverse. Nous allons mettre en évidence ci-dessous plusieurs problèmes que rencontre le processus :
– Le conflit politique : le pays s’est trouvé de fin 2001 à 2004 plongé dans un conflit politique très dur qui l’a conduit au bord de la guerre civile. Les sabotages économiques, le coup d’Etat, les manifestations violentes ont plongé gouvernement, opposition, et la population en général dans une logique d’affrontement et d’intolérance très peu propice à la sereine mise en place de nouveaux mécanismes démocratiques et de réformes sociales et économiques.
– La faiblesse institutionnelle : au Venezuela, l’Etat est associé à l’inefficacité, à la bureaucratie et à la corruption. La volonté de changement de la majorité de la population ou de son leader-président bute souvent sur la lourdeur bureaucratique d’institutions héritées de la Quatrième république. Le changement institutionnel pour incorporer la participation communautaire est lent et complexe. A côté de ces difficultés, il faut ajouter que de nombreux fonctionnaires sont entrés dans la fonction publique grâce aux partis de l’époque et, étant donné le climat de polarisation extrême, font leur possible pour faire capoter des réformes gouvernementales ou pour décourager la participation citoyenne.
Pour illustrer ces propos, le plan d’alphabétisation du gouvernement, basé sur une méthode cubaine, est illustratif des lacunes de l’administration. En 2003, le gouvernement a constaté l’échec du plan d’alphabétisation mis en œuvre à travers la structure du ministère de l’Education, comme cela se ferait dans n’importe quel pays. Les résultats étaient mauvais puisque le programme n’avait pas réussi à alphabétiser le quart de ce qu’avait promis le président de la République. La réponse du gouvernement a consisté à créer des structures parallèles à l’Etat - les fameuses « missions »- et de les doter d’un budget afin d’exécuter les projets. Le problème résidait dans le fait de trouver des personnes qui allaient mener ce projet à bien, puisque l’administration ne remplissait pas son rôle. La solution a été de recourir aux organisations sociales et communautaires des quartiers populaires pour suppléer les défaillances de l’Etat. La participation de dizaines de milliers de Vénézuéliens à ce programme a permis d’alphabétiser près d’1,5 million de personnes et au gouvernement de déclarer le pays libéré de l’analphabétisme.
– L’autonomie des organisations sociales : Nous avons jusqu’à présent traité des nombreux espaces démocratiques créés sur initiative gouvernementale pour la participation citoyenne. Le gouvernement est à l’origine de nombreuses nouvelles organisations sociales et communautaires qui servent à la fois de courroies de transmission mais aussi d’espaces de critique, de réflexion et de questionnement de certaines politiques officielles. Cependant, un des probables défis des prochains mois est la construction d’organisations et mouvements sociaux autonomes des institutions et du gouvernement. Si la démonstration de la capacité mobilisatrice de la population a été faite, lors du coup d’Etat notamment, il n’existe aucune organisation politique ou sociale qui s’apparente à ce qui existe dans les pays voisins (les paysans sans terre du Brésil, les indigènes équatoriens de la CONAIE, les différents groupes piqueteros argentins, etc.), ce qui peut constituer à terme une grande faiblesse.
L’absence de médiations organisées entre les secteurs populaires et le Comandante Chavez - les partis politiques sont relativement faibles, peu représentatifs et forts critiqués -, estimées par beaucoup comme nécessaires, constitue une importante source de vulnérabilité de tout le processus.
En guise de conclusion
« Chavez nos desperto (Chavez nous a réveillé) », est une phrase que l’on entend souvent dans la bouche des habitants des quartiers populaires de Caracas. Certes, cette affirmation n’est qu’à moitié vraie mais est révélatrice d’une situation. L’effondrement progressif du système puntofijiste a généré un nombre important de luttes sociales. Ce sont ces mouvements qui ont porté Chavez au pouvoir, il a catalysé cette force de rejet et cette envie de changement et, en tant que président, a renforcé la dynamique mobilisatrice et démocratique.« Pour lutter contre la pauvreté, il faut donner le pouvoir aux pauvres », répète-t-il souvent. L’organisation sociale et populaire est impulsée à la fois depuis le haut, par le Comandante, et depuis le bas par le foisonnement d’initiatives. Elles sont complémentaires la plupart du temps, s’entrechoquent bien souvent, les vieilles pratiques bureaucratiques et l’opportunisme ne manquant pas. La participation s’exprime à la fois par les canaux institutionnels et par les multiples initiatives prises par la population. Partout, le visiteur pourra constater le foisonnement des débats et la multiplicité d’organisations populaires. Une organisation parfois spontanée, parfois encadrée, souvent efficace, tout aussi souvent chaotique qui porte ses fruits et permet aujourd’hui au gouvernement vénézuélien de bénéficier d’un soutien populaire très élevé, phénomène peu fréquent après autant d‘années au pouvoir, et d’envisager sereinement un nouveau « sextennat » de Chavez lors des élections présidentielles de décembre 2006.
La révolution bolivarienne est un processus de changement en cours dont personne ne peut prédire l’évolution à moyen terme. Faire un bilan de l’instauration de la « démocratie participative » au Venezuela est prématuré car le pays s’est trouvé de fin 2001 à 2004 plongé dans un conflit politique très dur qui l’a presque conduit à la guerre civile. La plupart des réformes importantes, qu’elles soient économiques, sociales ou politiques, ont été impulsées sérieusement à la mi-2003.
Cependant, ce qui fait l’originalité du processus, par rapport à d’autres expériences de gouvernement progressistes en Amérique du Sud (Uruguay, Brésil, Argentine), c’est sa volonté de « dépasser la dichotomie « plus de marché, moins d’état » qu’on a essayé d’imposer dans les années 90 sous le terme de gouvernance pour entrer dans le domaine de ce que nous appelons « gouvernement participatif » où le poids des communautés et de l’Etat est fondamental », nous disent Cecilia Cariola et Miguel Lacabana (Revue vénézuélienne d’économie et de sciences sociales, janvier 2005) qui pensent aussi que les réformes mènent à un Etat fort et démocratique, « dont le rôle n’est pas seulement d’imposer des correctifs au marché mais d’impulser le développement national et où le concept de démocratie participative octroie un rôle (...) à l’intégration sociale des secteurs populaires. »
La vision universaliste qui semble prévaloir dans les politiques et réformes sociales mises en œuvre par le gouvernement vénézuélien est en rupture avec celle qui domine dans les politiques dite de « lutte contre la pauvreté » promues par les gouvernements « néolibéraux » et les institutions financières internationales. La révolution bolivarienne n’a pas l’intention de juste se contenter d’assister économiquement les plus fragilisés par la baisse du niveau de vie et l’aggravation des inégalités sociales mais de renverser la tendance et de faire de cette population exclue des citoyens jouissant de droits et les exerçant pour changer les choses. Quant à savoir si c’est possible sans toucher plus radicalement au système économique, à la racine de l’exclusion sociale, le débat est ouvert et c’est l’avenir qui nous le dira.
(tiré du site Risal, voir notre page de liens)