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La conjoncture après 6 mois du gouvernement Lula

Un large champ de désaccords entre le PT et sa base sociale

Par Em Tempo*

lundi 28 juillet 2003

La lutte pour que le programme électoral, défini par le Parti des travailleurs (PT) et les autres partis de gauche, serve d’aiguillon pour les efforts de changement conduits par le gouvernement de Luiz Inacio da Silva "Lula" est un élément essentiel pour qui voudrait évaluer la période initiale de la politique de ce gouvernement. De ce point de vue il ne suffit pas de prendre en compte les critiques isolées de telle ou telle initiative du gouvernement. Il faut également analyser comment réagissent les mouvements sociaux, qui ont été à la base de la victoire électorale de Lula, et comment ils s’insèrent dans la dynamique des conflits sociaux et politiques ouverts par la conquête du gouvernement central par le PT.

Premiers heurts au sein du PT

L’unique réunion de la Direction nationale (DN) du PT depuis la prise des fonctions par Lula, tenue à Sao Paulo les 15 et 16 mars, fut l’occasion d’une mise en question de l’itinéraire gouvernemental et en particulier de sa politique économique.

La majorité de la Direction a approuvé le cours initial du gouvernement (1). Quelques pas en avant importants ont été réalisés dans le domaine de la politique étrangère et de la réforme agraire. Le débat ayant lieu juste avant l’attaque des États-Unis contre l’Irak, certainement l’opposition claire du gouvernement brésilien contre la guerre a renforcé le sentiment favorable envers sa politique extérieure. La conduite adoptée en ce qui concerne le projet états-unien de la Zone du Libre Échange des Amériques (ZLÉA) et la valorisation alternative d’une coopération latino-américaine allaient dans le même sens. En ce qui concerne la politique agraire, l’avancée dans l’établissement d’une relation constructive avec les mouvements sociaux, et en particulier avec le Mouvement des travailleurs ruraux sans terre (MST) ainsi que les mesures visant à sauver les établissements des travailleurs ruraux sur de nouvelles terres réalisés (en dépit du bon sens) sous le gouvernement précédent dans le but de leur assurer les droits civiques et de leur permettre de dépasser la désorganisation productive, ne pouvaient qu’être appréciés.

Mais en ce qui concerne la politique économique - principal sujet de polémiques dans le parti depuis les premières mesures adoptées par le gouvernement - la majorité de la DN a cherché à la justifier, faisant valoir la situation héritée et prétendant que la politique menée actuellement n’était valable que pour une période de transition, pour une étape initiale du gouvernement. Évidemment, ni dans le débat, ni dans le texte adoptée, la majorité ne pouvait expliquer clairement comment une politique qui dans ses aspects essentiels continue la politique néolibérale précédente (et même la radicalise dans le domaine fiscal) permettrait de préparer le terrain pour une autre politique, c’est-à-dire comment pouvait-elle être considérée comme transitoire. Dans ce débat la Tendance Démocratie Socialiste a présenté un document alternatif intitulé « Un autre modèle économique est possible » (2).

La résolution approuvée par la DN renvoie au programme du gouvernement et se prononce en faveur des cinq grandes initiatives qui devraient être entreprises de manière simultanée : la réforme politique, la réforme agraire, la réforme de l’emploi, la réforme fiscale et la réforme des retraites. En ce qui concerne cette dernière, la résolution réaffirme le programme du gouvernement et souligne de plus que les retraités doivent être exemptés de toute contribution au nouveau système. L’organisation d’un séminaire sur la réforme des retraites a été également approuvée.

Dilemme politique du gouvernement

Immédiatement après la réunion de la direction du PT, le 18 mars, le gouvernement a rendu publique la lettre d’intention au Fonds monétaire international (FMI), bien qu’elle soit datée du 28 février. Entre autres aspects problématiques, cette lettre réaffirme les engagements d’adopter le très controversé Projet de loi n° 9 (sur le plafond des retraites et les retraites complémentaires dans les services publics), de privatiser les anciennes banques d’État fédéralisées et d’utiliser l’amendement constitutionnel qui fragmente le système financier pour rendre effective l’autonomie opérationnelle de la Banque centrale (3).

Toutes ces position du gouvernement ne bénéficient pas du soutien du PT. En particulier en ce qui concerne l’autonomie de la Banque centrale, la position du groupe parlementaire du PT est contraire à celle affirmée par le gouvernement. Dans des manifestes rendus publics 55 députés (sur 93 affiliés au groupe parlementaire) ont affirmé leur opposition à l’autonomisation de la Banque centrale et se prononcent en faveur de sa subordination au gouvernement et au programme électoral du président élu. C’est le groupe parlementaire du PSDB (4) qui a soutenu la position formulée dans la lettre adressée à Horst Kohler, directeur du FMI.

Dans la mesure où le gouvernement opte pour un approfondissement des politiques néolibérales, comme dans le cas de l’autonomie de la Banque centrale (que le gouvernement précédent n’a même pas essayé d’imposer !), la force politique qui le soutient est celle qui s’identifie avec cette ligne, c’est-à-dire le PSDB. Et celle qui s’y oppose, malgré les contraintes, c’est le PT. Tel est le dilemme politique du gouvernement. Il est le reflet de la politique « continuiste » en matière d’économie. C’est le principal problème du gouvernement, condensateur des antagonismes programmatiques et des intérêts économiques opposés.

Avec la présentation des propositions de réformes fiscale et de retraites, ce dilemme réapparaît à nouveau. Ces propositions doivent être examinées et, ce qui est plus important, elles doivent être confrontées avec des propositions alternatives issues du débat des partis de la gauche en lien avec les élaborations et la mobilisation des mouvements sociaux. C’est ainsi que ces initiatives du gouvernement pourront être modifiées de manière à exprimer le contenu de réformes démocratiques et populaires.

Une transition à l’envers

Le 10 avril le Ministère des Finances a rendu public un ample document qui présente les orientations de la politique économique (5). Il est important d’en débattre et de remarquer aussi ce qui n’est pas explicite : il ne traite pas, par exemple, de l’inflation, thème considéré pourtant comme prioritaire par l’équipe économique gouvernementale elle-même.

Pour ce qui concerne le sujet de cet article, il est intéressant de remarquer que ce document rend inutile le concept de transition tel qu’il a été employé par la DN du PT - une politique initiale et concentrée dans le temps, comme cela fut défini dans le programme du gouvernement, contenant des éléments d’une nouvelle politique économique. La « transition à l’envers » proposée par le document entre les cycles économiques du capitalisme brésilien, implique la permanence des actuels paramètres de politique économique pendant toute la durée du mandat et, en réalité, sa continuité est projetée sur la durée d’un autre mandat présidentiel ! Il ne s’agit pas de la transition vers un autre modèle, mais de l’approfondissement et de la consolidation des orientations considérées par la DN du PT comme seulement provisoires et devant être dépassées, nécessaires aujourd’hui pour ouvrir la voie à une politique de croissance et de redistribution des revenus demain. Le document du Ministère des Finances essaye d’établir un autre programme de gouvernement. Il se fonde sur l’idéologie selon laquelle le marché est un moteur du développement, de la redistribution des revenus et du bien-être social, à condition que le pouvoir public ne le gêne pas. Une des critiques importantes de ce document, qui complète utilement le débat du parti, a été présentée dans le bulletin électronique de la Fondation Perseu Abramo et du Secrétariat de la formation politique, organismes de formation politique du PT (6). Les économistes liés au PT ont également rendu publiques leurs critiques convergentes et de plus en plus fortes du tour libéral que prend la politique économique.

Débats et réalignements dans le PT

L’ordre du jour du PT sera riche de débats au cours de la prochaine période ; c’est l’occasion de renforcer le parti et de lui permettre d’être capable de formuler des propositions et de les défendre dans les débats politiques et idéologiques à venir. C’est une condition fondamentale pour que les conceptions programmatiques longuement élaborées par le parti puissent prévaloir dans la politique gouvernementale.

Après ce que nous pouvons appeler la phase inaugurale du gouvernement, le parti doit se réveiller pour peser dans le débat politique au sein du gouvernement et de la société. Il n’y a aucun automatisme qui garantirait au principal parti gouvernemental la direction de sa politique. Sa relation avec la société, c’est-à-dire avec la lutte des classes, se forge à partir de - et est conditionnée par - la défaite du projet exprimant les intérêts des classes dominantes. Cette défaite a fait place à un programme de changements, mais reste empêtrée dans un ensemble ambigu d’engagements de continuité du projet défait. Le processus qui a été ouvert ainsi, c’est celui d’un combat pour l’orientation du gouvernement.

Le PT vient d’essayer d’affirmer un mouvement double : un rôle de défense du gouvernement combiné à une autonomie afin de construire des positions et d’intervenir dans la dynamique politique. Il a affirmé dans ses résolutions qu’il ne veut pas être une courroie de transmission du gouvernement. Mais compte tenu de la trajectoire du gouvernement, une telle attitude provoque au sein du PT d’innombrables conflits, des différenciations et des réalignements. Sur un des principaux points de tension apparus jusqu’à maintenant - le vote de la réglementation du système financier - le parti est parvenu, après une ample discussion, à exprimer un point de vue indépendant, différent du gouvernement, critique de l’effort de ce dernier en vue de garantir plus d’espace aux intérêts financier dans le contrôle de la Banque centrale (7).

D’autre part, les menaces de sanctions contre notre camarade HeloIsa Helena, vont dans un sens opposé. D’ailleurs, la même orientation apparaît dans la volonté des dirigeants du parti de lui faire endosser automatiquement les orientations gouvernementales. Les initiatives que nous prenons à l’intérieur du parti, les prises de positions de nombreux parlementaires, tentent de s’y opposer. Outre l’attitude déjà mentionnée du groupe parlementaire en ce qui concerne l’avenir de la Banque centrale, notons que la majorité du groupe du PT au Sénat (9 sur 14) s’est solidarisée avec HeloIsa Helena, ainsi que la quasi majorité des députés fédéraux. Près de 30 député(e)s du PT ont récemment lancé un nouveau manifeste contre la politique économique néolibérale. De même, dans un autre manifeste, plus d’une centaine d’économistes proches du PT réclament une nouvelle politique économique et dénoncent la capitulation en cours face aux exigences du « marché ».

Évidement le débat sur les réformes fiscale (sur leurs insuffisances et leurs limites) et surtout celui sur les retraites (sur l’accentuation de la polarisation fiscale, la réduction des droits et les conséquences pour les universités et pour les services publics en général) remet à l’ordre du jour la nécessité de l’autonomie du parti pour qu’il puisse exprimer ses positions face au gouvernement. Il est important de souligner que si les termes de la réforme des retraites furent négociés avec les gouverneurs (parmi lesquels le PSDB peut affirmer sa force hégémonique), ils ne furent que présentés au parti et aux mouvements sociaux.

Il n’est donc pas surprenant que les critiques les plus fortes du projet du gouvernement viennent des rangs du PT et soient apparues dans le débat du parti. Un séminaire de la direction du parti sur ce sujet a réuni près de mille participants alors que plus de 20 000 autres sont intervenus au travers de l’internet. Les députés et sénateurs du PT sont ainsi sous la pression conjointe de larges secteurs du parti, des universitaires, de la Centrale unique des travailleurs (CUT) et des syndicats des services publics en vue de modifier le projet, alors que d’autre part le gouvernement accentue la pression sur eux pour qu’ils l’adoptent.

En ce qui concerne les options à plus long terme, telles les conceptions et les axes de la politique économique, les critiques déjà formulées doivent être renforcées pour que le parti parvienne à formuler des positions qui serviraient de référence à un changement de cap du gouvernement.

Mais avant tout, ce processus de débat interne au PT doit être lié aux débats des autres partis de gauche et surtout à la mobilisation sociale.

Les mouvements sociaux dans le débat politique

Jusqu’à récemment la mobilisation des mouvements sociaux pour la conquête de leurs intérêts n’avait pas pris une dimension politique et n’avait pas connu un processus d’unification. L’espoir que les relations particulières des mouvements avec le gouvernement seront suffisantes pour la réalisation de politiques qui privilégient les intérêts populaires, était dominant. Cela pouvait suffire pour obtenir satisfaction sur des questions ponctuelles, mais certainement pas pour obtenir des changements essentiels ni pour modifier la structure du pouvoir et de la richesse dans la société. De plus le débat sur l’orientation du gouvernement ne peut avoir lieu sans être un débat vigoureux au sein de la société, sans une politisation permanente des mouvements sociaux, sans une mobilisation d’ampleur et sans que les intérêts sociaux contradictoires ne s’entrechoquent. Une attitude passive des mouvements sociaux était grosse d’un double risque : celui du recul de leur niveau de conscience en ce qui concerne leurs intérêts propres les conduisant à être à la traîne du gouvernement ; et, ce qui est pire, de voir les classes dominantes et surtout leur fraction liée au capital financier, se réorganiser et agir efficacement pour imposer des limites du changement au gouvernement.

Ce tableau a été modifié. Les mouvements sociaux se sont « réveillés » pour s’opposer à la proposition de réforme des retraites.

La CUT et la réforme des retraites

La Centrale unique des travailleurs a clos son congrès des 7 et 8 juin en affirmant sa disposition à mobiliser ses forces pour modifier le projet de réforme des retraites. Dans leur immense majorité, les militants de la CUT sont liés au PT.

La première grande manifestation nationale depuis l’établissement du gouvernement Lula a eu lieu le 11 juin dans la capitale, Brasilia. Elle a regroupé entre 30 000 et 40 000 personnes venues de tout le pays. De nouvelles manifestations sont annoncées.

L’impact politique de cette mobilisation est central dans la conjoncture actuelle. Il implique un changement de position et de conscience des militants du PT dans les mouvements sociaux. Il implique aussi une confrontation publique des intérêts sociaux avec des conséquences profondes sur la dynamique du gouvernement, du parlement et du parti. Les débats qui mettent en question l’orientation du gouvernement, jusqu’alors confinés au sein des partis (surtout dans le PT), prennent une autre dimension. Il est possible d’affirmer que nous assistons à un changement de la conjoncture, dans le cadre de la nouvelle période ouverte par la défaite de Fernando Henrique Cardoso et la victoire de Lula.


* Nous reproduisons ici l’article de la rédaction d’Em Tempo (journal de la Tendance Démocratie Socialiste du Parti des travailleurs, qui regroupe les militants du PT s’identifiant à la IVe Internationale) écrit pour la revue espagnole Viento Sur.
1. Cf. ; la résolution adoptée, disponible en brésilien sur le site web : <http://www.pt.org.br> .
2. Cf. Inprecor n° 480/481 de mars-avril 2003
3. Cette lettre d’intention est disponible en brésilien sur <http://www.fazenda.gov.br> et en anglais sur <http://www.imf.org:80/external/np/l...>
4. Le PSDB (Parti de la social-démocratie brésilienne) avait porté à la présidence Fernando Henrique Cardoso (élu en 1994 et 1998 contre Lula), qui a mené une politique néolibérale alignée sur les diktats du FMI.
5. Disponible en brésilien sur <http://www.fazenda.gov.br>
6. Cf. <http://www.perseuabramo.org.br/peri...>
7. Bien que la majorité des députés du PT se soit opposée au projet de réglementation financière, ce dernier a été voté avec le soutien des députés du PSDB…