Avec l’appui de l’Assemblée de Dieu et un slogan qui affirme que « Serra est du bien », le candidat du PSDB a entre autres « accusé » Dilma d’appuyer la légalisation de l’IVG [1] (procédure aujourd’hui acceptée au Brésil seulement à la suite d’un viol ou en cas de risque de vie de la femme enceinte), essayant de susciter la peur parmi la population de ce qui est considéré comme le plus grand pays catholique au monde. Les professions de foi se sont dès lors multipliées de la part des deux candidats. Encore avant le scrutin du premier tour, en août dernier, Dilma avait divulgué une « lettre ouverte au peuple de Dieu » où elle mettait en évidence ses valeurs chrétiennes – tout en rappelant que c’est au Congrès brésilien de décider de la décriminalisation de l’avortement ou de l’union de personnes du même sexe. En principe, ces débats d’intonation ecclésiastique viseraient à recueillir des voix des évangéliques brésiliens – Marina Silva étant elle-même membre de l’Assemblée de Dieu. Notons toutefois qu’on passe ainsi à côté des discussions sur l’environnement qui pourraient attirer des électeurs du PV, ce qui est d’autant plus étonnant quand nous considérons que les résultats du premier tour indiquent que la majorité des électeurs de Marina n’était PAS constituée par des évangéliques. Notons encore que le slogan de Serra a été, quant à lui, défini au début de l’année, bien avant que cette polémique religieuse ne fasse la une des médias brésiliens.
On n’a pas tardé à faire le lien entre la stratégie utilisée par le PSDB dans ces élections et celle employée en 2002, année où Lula remportait la présidence pour la première fois. Jadis, c’était la menace rouge qui planait, et la vision qu’une éventuelle victoire du Parti des Travailleurs (PT) chasserait les investisseurs du Brésil était très répandue. Vision que Lula avait réfutée aussi par l’entremise d’une lettre, sa fameuse « lettre ouverte au peuple brésilien », s’engageant à maintenir la politique économique du gouvernement néolibéral de Fernando Henrique Cardoso – promesse qu’il n’a pas seulement tenue, mais surpassée, appliquant des politiques économiques plus orthodoxes que celles des gouvernements qui lui ont précédé.
Mais les choses ont changé depuis. De nos jours, la plupart des bilans dressés des huit ans de gouvernement Lula rendent compte de ses succès, et même son principal opposant, José Serra, n’ose plus brandir la menace rouge. Toutefois, il reste que Lula continue à puiser constamment dans son image de représentant de la « gauche », non seulement latino-américaine, mais aussi mondiale, certains allant jusqu’à l’appeler « socialiste ». En concordance avec cette position, Lula met la « justice sociale » comme point central de son programme de gouvernement et se vante d’avoir réussi une redistribution des revenus inouïe dans l’histoire brésilienne, à travers la création de 14,7 millions d’emplois, la réduction du chômage à 6 % et la plus grande augmentation du salaire minimum jamais concédée au Brésil, tout ça grâce surtout à la reprise de l’élan de croissance économique — le taux prévu pour 2010 est de 7,5 % — sans oublier certainement son programme phare, la Bourse-famille. Le gouvernement Lula apparaît ainsi comme l’exemple premier d’une gauche qui a réussi, une gauche pragmatique et réaliste. Cependant, ces « réalisations » peuvent et sont effectivement questionnées, et nous ne faisons pas référence ici aux questionnements de la part des partis qui appuient Serra (notamment PSDB et DEM), qui d’ailleurs font de leur mieux pour rendre crédible l’affirmation que leur gouvernement donnerait suite aux programmes de Lula. Regardons donc cela de plus près.
Renforçant les allures gauchistes de son gouvernement, Lula déclare avoir élevé plus de 36 millions de personnes à la classe moyenne, ainsi que d’avoir sorti 28 millions de personnes de la pauvreté, ce qui a amené plusieurs personnes à parler d’une « nouvelle classe moyenne » qui représenterait plus de la moitié de la population brésilienne. Or, il est important de rappeler que pour être rangé dans cette « classe moyenne », il suffit d’avoir des revenus annuels d’au moins 9000 $ CA ! Seulement ceux et celles qui sont au-dessous de ce seuil sont effectivement considérés comme « pauvres » au Brésil, et ceux-ci constituent d’ailleurs aujourd’hui un tiers de la population brésilienne ! [2] Une catégorie qui englobe ceux et celles qui reçoivent le salaire minimum au Brésil, puisque celui-ci, en dépit de son augmentation annoncée à grand fracas, est maintenant d’environ 4000 $ CA par an.
De toute évidence, les prétendues avancées du gouvernement Lula sont minimes lorsqu’elles sont comparées aux gains des grands entrepreneurs, de grands propriétaires terriens et des compagnies multinationales. S’il est vrai qu’actuellement le PIB présente un taux de croissance considérable, il faut toutefois se demander qui grandit exactement. Nous avons assisté ces huit dernières années à une intensification de la concentration du capital au Brésil, et le rôle BNDES (Banque nationale de développement économique, financée par le Trésor public) y est pour beaucoup. Pensons à titre d’exemple aux fusions et acquisitions impliquant Aracruz et Votorantim, JBS, Vale do Rio Doce et Inco, Brasil Foods (Saida et Perdigao) ou Oi et Brasil Telecom, toutes compagnies ayant bénéficié des ressources de cette institution. D’une façon générale, on peut mesurer la concentration des transferts concédés par le BNDS par le constat que, depuis 2008, seulement 12 grandes compagnies ont disposé de 57 % des valeurs offertes par cette banque. Et cela, à un taux d’intérêt, nous le savons, inférieur à celui que ces compagnies pourraient obtenir ailleurs, et évidemment à un taux très inférieur à celui offert à l’écrasante majorité de la population brésilienne.
D’autre part, on ne rappellera jamais assez le profit record des banques installées au Brésil. Lula lui-même semble en être fier et nous rappelle souvent : sous son gouvernement les profits des banques ont enregistré une hausse de 420 % à comparer aux profits réalisés pendant les deux mandats précédents du PSDB. En outre, Lula prétend avoir mis fin à la dépendance historique du Brésil envers le Fonds Monétaire International, le FMI, à travers le paiement de la dette externe brésilienne, ce qui aurait permis au Brésil d’en devenir créancier. Or, le Brésil présente toujours une dette externe de plus de 240 milliards de dollars, et si le paiement d’une partie de cette dette a été possible, cela est dû en partie à sa conversion en dette « interne » à travers l’émission des titres de dette publique. D’ailleurs, le paiement des intérêts de la dette publique correspond à 36 % du budget fédéral brésilien, un montant que le candidat à la présidence du PSOL (et un des fondateurs du PT) Plinio de Arruda Sampaio appelle plaisamment « Bourse-banquier », et qui a fait l’objet d’une Commission d’enquête parlementaire conclue l’année passée. Les députés participants à cette enquête ont fréquemment comparé ce montant astronomique aux dépenses avec la Bourse-famille, programme dont bénéficient 40 millions de Brésiliens et qui représente seulement 1 % du budget fédéral. En ce qui concerne la santé, ce secteur a reçu 5 % du budget fédéral, tandis que seulement 3 % ont été destinés aux services d’éducation. Rappelons encore qu’une des critiques les plus fréquentes réalisées à l’endroit du gouvernement Lula est que celui-ci n’applique pas une politique d’universalisation de services, mais une politique sociale « ciblée » - avec une cible, nous le voyons, dont le seuil est très, très bas.
Lula revendique aussi avoir construit plus d’écoles techniques et d’universités que la totalité des présidents qui l’ont précédé. Pourtant, ce qu’il faut surtout voir, c’est la vision de l’enseignement qui est en question, une vision selon laquelle l’éducation doit répondre aux besoins du marché et viser surtout la professionnalisation des jeunes, à la place d’une éducation globale qui viserait le développement d’un esprit critique. Lula se prend d’ailleurs en tant qu’exemple, attribuant la possibilité de son arrivée au « poste numéro un du pays » au diplôme technicien obtenu à l’âge de 18 ans sans qu’il ait complété l’école primaire. Il est important de préciser également que quand Lula défend que les jeunes aient un accès plus ample à l’université, il fait allusion à des programmes comme le « ProUni », un programme de prêts et bourses qui vise le financement des études universitaires dans les établissements privés, qui ont ainsi l’avantage d’être dispensés du paiement de certains impôts et la certitude de recevoir les frais de scolarité. [3] L’argument qui justifie un tel programme est que les universités publiques ne sont pas dotées d’assez de places pour satisfaire la demande. Néanmoins, y aura-t-il de nouvelles places dans les universités publiques si l’on investit dans les privées ? On peut en douter. Le Prouni a aussi été critiqué par des spécialistes en éducation en raison de la faible proportion des bourses intégrales par rapport aux prêts, ce qui provoque l’endettement des étudiants, les forçant éventuellement à abandonner leurs études. Sans compter la mauvaise qualité de l’enseignement offert en général, et, quoique ces chiffres soient en chute depuis 2004, le fait que le Brésil compte encore 14 millions d’analphabètes, ou, même le double si l’on compte les « analphabètes fonctionnels ». [4] Le gouvernement Lula aura aussi été marqué par l’absence d’une réforme fiscale qui enlèverait les impôts sur la consommation et taxerait davantage les plus riches, ainsi que par une grande concentration de terre toujours scandaleuse. L’encouragement de l’agronégoce aura de sa part conduit à la déforestation et de l’Amazonie et du cerrado, la savane brésilienne propre au Centre-ouest du Brésil, région qui a fait de ce pays, il est vrai, le deuxième producteur mondial de soya, mais aussi le deuxième dans l’utilisation des OGM et le premier consommateur d’agrotoxiques au monde en termes absolus.
Les pressions des compagnies agricoles installées au Brésil sont en effet tenues comme les principales responsables de la révision du Code forestier brésilien en discussion actuellement. On propose entre autres de flexibiliser l’exigence de protection des végétations riveraines et d’atténuer la punition des coupables de déforestation. Chose certaine, ce gouvernement n’a pas brillé par la protection de la nature brésilienne, mais par de grands travaux controversés qui y font atteinte. C’est sous ce gouvernement que les travaux fortement débattus de déviation de la rivière S. Francisco ont commencé. C’est aussi sous ce gouvernement que la construction en pleine Amazonie du troisième plus gros barrage au monde, Belo Monte, a été approuvée. Outre les préoccupations quant à l’écosystème de la région et aux populations locales, on doit se demander qui jouira de ces constructions pharaoniques. Poser la question c’est un peu y répondre, mais il est aussi pertinent de faire le lien entre ces investissements et le besoin criant de la moitié des foyers brésiliens qui ne disposent pas d’un système d’égout.
Finalement, l’image de « gauche » de l’actuel gouvernement doit beaucoup à sa position prétendument contraire aux privatisations. Une question qui revêt importance spéciale à l’heure actuelle, compte tenu de nouveaux gisements de pétrole et de gaz découverts au Brésil à partir de 2005. Pour être situés en eau maritime profonde, jusqu’à 8000 mètres de la surface et en dessous d’une épaisse couche de sel, ces gisements reçoivent le nom de « présel ». Si leur taille exacte n’est pas connue, on l’estime à des dizaines de milliards de barils, et il n’est pas rare de constater l’affirmation que le Brésil pourrait dépasser l’Arabie Saudite en termes de réserves d’hydrocarbures. Cela n’a pas échappé aux discussions de ce second tour de l’élection, où les deux candidats s’accusent mutuellement de vouloir privatiser celle qui est l’icône de la participation de l’État dans l’économie brésilienne, Petrobras. Après le désastre provoqué par BP au golfe du Mexique oblige, il est légitime de s’inquiéter des risques d’une exploitation dans des conditions si risquées. Quant au réchauffement de la planète, le lecteur en tirera ses propres conclusions. Mais l’aspect qui nous paraît indispensable d’aborder ici est que l’État brésilien ne détient plus le monopole de l’exploitation de gaz et du pétrole dans son territoire depuis 1997, date où le gouvernement FHC a jeté les bases d’un modèle de concessions de licences de forage. Un monopole que la récente capitalisation boursière de Petrobras n’a pas restitué à l’État brésilien, le modèle du gouvernement Lula étant celui de « partage » : pour gérer l’exploitation du gaz et du pétrole du présel, le gouvernement brésilien propose la création d’une deuxième compagnie, la Petro-sal, qui, sans s’occuper directement de l’exploitation ou de la commercialisation des produits du présel, aurait la responsabilité de contrôler les compagnies qui le feront. Essayons d’être plus clairs : BP, Shell, Exxon, Devon, Total et d’autres compagnies pétrolières sont déjà en train de participer aux forages des puits dans le présel brésilien – et, évidemment, d’en profiter – au moment même où vous lisez ce texte.
Nous pourrions encore évoquer la réforme du système de retraites, le surpeuplement des prisons où sont à ce moment environ un demi-million de Brésiliens ou le fait que la moitié de la population brésilienne n’a pas droit à des avantages sociaux, puisqu’ils sont dans ce qu’on appelle le secteur « informel » (ce qui invite également à reconsidérer ce que signifie le taux de chômage officiel). Mais nous espérons que les exemples fournis auront suffi à faire prévaloir notre point de vue. Sous un masque de progressisme se trouvent des politiques qui en fait favorisent largement les classes plus aisées au Brésil.
En tant qu’ancien dirigeant syndical, Lula se vante de sa capacité de régler les conflits par des ententes. En effet, avec plus de 80 % d’approbation, le gouvernement Lula semble plaire à la fois à des banquiers et aux bénéficiaires de la Bourse-famille. Certains créditent ce fait remarquable au charisme et à l’expérience de vie du président, à son origine d’ouvrier migrant pauvre qui facilite sa connexion avec toute sorte de gens.
Toutefois, il y a des intérêts qui sont catégoriquement irréconciliables, et rien ne garantit d’avance que le gouvernement qui lui succédera sera en mesure de répéter une telle prouesse.
Montréal, le 27 octobre 2010