Participant au débat public sur la réforme du mode de scrutin depuis plus de 30 ans, j’ai observé que le type d’argument invoqué par la plupart des tenants du statu quo, c’est-à-dire du scrutin majoritaire à un tour qu’a légué l’Angleterre à sa colonie canadienne par la promulgation de l’Acte constitutionnel de 1791, est toujours le même. À l’instar de François-Simon Labelle dans sa lettre au chroniqueur Gil Courtemanche, l’éventualité de l’instauration d’un scrutin proportionnel au Québec semble leur infliger une démangeaison irrépressible, un genre de prurit qui les porte à brandir des épouvantails à moineaux en évoquant des scénarios catastrophe à forte connotation démagogique.
Pendant longtemps la ritournelle du parlement à l’italienne a fait recette, mais on oubliait de préciser que le même parti (la démocratie chrétienne) était toujours restée au pouvoir pendant la période d’instabilité parlementaire et que cette dernière provenait du fait que la possibilité d’une coalition socialo-communiste, seule capable de rétablir la stabilité, était bloquée par l’establishment catholique. Mais au moins M. Labelle innove, il a choisi la Pologne qui a compté brièvement un parti pour représenter les agriculteurs et un autre, dit-il, les buveurs de bière.
Mais il se garde bien de mettre les choses dans leur contexte historique. En effet, suite à l’élection de 1991 qui est survenue durant la période agitée qui a suivi la domination communiste, la chambre basse du Parlement polonais (le Sejm) s’est vu fragmentée entre plusieurs partis. Mais des correctifs ont prestement été apportés, de telle sorte que la situation s’est rétablie dès les élections de 1993 qui ont suivi la dissolution de la chambre par un président Walesa mis en minorité. Et voilà l’épouvantail renversé par un petit coup de vent de vérité...
M. Labelle accorde par ailleurs une vertu surfaite à la division du territoire national en plusieurs circonscriptions aux frontières souvent artificielles (ex : une rue qui coupe un quartier en deux). La plupart de ces entités sont factices et ne peuvent être des lieux de référence pour la vie citoyenne puisque ne servant qu’à l’élection de députés. Elles n’ont aucun lien avec la quotidienneté des gens contrairement aux municipalités par exemple. De plus, l’importance qu’il attribue au lien électeurs-député est démesurée puisque, aussi bien au Québec qu’en Allemagne, des sondages ont prouvé que moins de 15% des premiers ont recours aux services du dernier. Pourtant les tenants du scrutin majoritaire voudraient qu’on considère ce lien comme un pilier de la démocratie représentative. C’est en effet un des rares arguments favorables dont ils peuvent se prévaloir.
La proposition de M. Labelle de recourir à un redécoupage de la carte électorale pour régler le handicap causé au Parti libéral par la concentration de ses votes dans les zones à forte composante anglophone n’est aucunement pertinente non plus parce que l’expérience a prouvé qu’il n’existait pratiquement pas de rapports entre l’égalité démographique des circonscriptions et les effets mécaniques du mode de scrutin majoritaire créant des distorsions entre les partis. L’élection de 1973 arrivant après un tel redécoupage de la carte a fourni un exemple probant à ce sujet, car elle a été celle où le parti vainqueur a été le plus surreprésenté avec celle de 1948..
Le sarcasme dont M. Labelle fait preuve envers les militants de gauche, qu’il traite "d’idéalistes calculateurs" parce que ces derniers continuent à réclamer un véritable scrutin proportionnel alors qu’on craint que les libéraux n’imposent une formule les favorisant, rate également sa cible. Il n’y a rien de "naïf" à voir clair dans le jeu d’un gouvernement qui a promis une réforme et qui menace de ne pas livrer la marchandise. C’est plutôt de la perspicacité. Ce genre de tirade sent l’argutie gratuite.
Pour M.Labelle le fait que l’Union nationale, le Parti québécois et l’Action démocratique ont vu le jour depuis 1935 est la preuve qu’il n’y pas de blocage dans le système actuel, que ce dernier permet le renouvellement des idées. Il feint d’oublier que la diversité idéologique des trois partis actuellement représentés à l’Assemblée nationale n’est pas très prononcée car il sont tous trois néolibéraux puisqu’en en faveur de la mondialisation et du libre-échange à l’américaine. Quel beau renouvellement des idées !
Enfin, M. Labelle réclame que la question du mode de scrutin soit soumise à un référendum. Ce serait sans doute la formule idéale si l’on se fie à l’expérience de la Nouvelle-Zélande qui a permis d’asseoir la réforme sur des bases solides. Mais il ne faut pas oublier que ce dossier a fait l’objet au Québec d’une saga qui dure depuis près de 40 ans donnant lieu à plusieurs commissions d’études, de consultations publiques, d’un livre vert, d’États généraux, de centaines de colloques, de milliers d’articles, de livres. La question a aussi été à l’ordre du jour de congrès de tous les partis politiques depuis 30 ans. Il s’agit probablement du dossier le plus documenté de l’administration québécoise. C’est beaucoup plus que "les discussions entre initiés et gérants d’estrade de la chose politique" dont se gausse avec mépris M. Labelle.
D’ailleurs l’ex-ministre péquiste Jean-Pierre Charbonneau a tenté d’obtenir du premier ministre Landry qu’il y ait un référendum sur le sujet en même temps que les élections d’avril 2003 dans la foulée des États généraux, mais il a essuyé un refus. Et c’est ce même parti qui réclame maintenant un référendum après avoir ignoré pendant ses 18 années d’exercice du pouvoir un engagement inscrit dans son programme depuis 1969 et ayant fait l’objet d’engagements spécifiques aussi bien lors l’élection de 1976 que de 1994 ("un an après la prise du pouvoir").
Quel culot ! Quelle hypocrisie !