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Le diable fait les casseroles, mais pas les couvercles : défense du climat et anticapitalisme

TANURO Daniel

dimanche 28 janvier 2007

25 janvier 2007
Ce texte est à paraître dans Inprecor n° 425 de février-mars 2007, dans le cadre d’un numéro spécial consacré au changement climatique. Sauf indication contraire, les références vers d’autres articles renvoient à des documents, interviews et analyses publiés dans ce numéro spécial. Celui-ci sera disponible dès parution auprès de PECI-Inprecor, 27 rue Taine, 75012 Paris, France, au prix de 5,50 euros. Les graphiques qui illustrent l’article ne sont pas reproduits ici, mails ils seront aussi dans Inprecor.Je remercie Marijke Colle, Jane Kelly, Manolo Gari, Michel Husson et Michaël Löwy qui ont bien voulu commenter une première version de ce texte. La version finale n’engage que ma responsabilité.

L’écho du film d’Al Gore, le battage autour du rapport Stern, l’écho des rapports du GIEC (Groupe des experts Intergouvernemental sur l’Evolution du Climat) et le succès croissant des manifestations organisées par la Climate Action Campaign illustrent l’inquiétude de plus en plus vive de l’opinion publique face au changement climatique. Beaucoup trop inactive sur ce terrain, la gauche devrait s’investir dans le mouvement international qui émerge autour de l’idée que le sauvetage du climat - dans la justice sociale - passe avant le profit et nécessite une importante redistribution des richesses. C’est peu dire que ce mouvement est indispensable. Y engager le mouvement ouvrier est un des objectifs stratégiques auquel la gauche devrait s’atteler en particulier.

La quantité de carbone émise annuellement par l’économie mondiale représente environ le double de ce que les écosystèmes (océans, sols, végétation) sont capables d’absorber. Le cycle naturel tend vers la saturation. En s’accumulant dans l’atmosphère, le surplus provoque une intensification de l’effet de serre naturel, donc un réchauffement de la surface de la planète. Le phénomène s’est amorcé avec la Révolution industrielle et le décollage du capitalisme. Ses deux causes principales sont la combustion des combustibles fossiles (charbon, pétrole, gaz naturel) et le changement d’affectation des terres (défrichement, labour,...). La première de ces causes est devenue la plus importante avec l’explosion du parc automobile, dans les années cinquante du siècle passé. La responsabilité historique du changement climatique incombe à plus de 75% aux pays développés mais les émissions des pays en développement augmentent à vive allure (surtout celles des grands pays tels que l’Inde, la Chine, le Brésil) (fig. 1). Selon les spécialistes, la riposte devrait viser à maintenir la hausse de la température moyenne à la surface du globe au-dessous de 2°C par rapport à la période pré-industrielle [1], faute de quoi les conséquences deviendraient très sérieuses pour les écosystèmes et l’humanité (en particulier les pays du Sud et les pauvres en général, selon le GIEC [2]). Pour prendre toute la mesure du défi, il faut savoir que, au point où nous en sommes, la limitation de la hausse de température à 2°C ne peut plus être assurée par une action des seuls pays développés : dans le cas hypothétique où ceux-ci ramèneraient immédiatement toutes leurs émissions à zéro, et où les pays en développement ne prendraient aucune mesure, la hausse de température pourrait néanmoins atteindre 4° à 5°C en un siècle, soit un écart thermique aussi important que celui qui sépare notre époque de la dernière glaciation. Découvrant un gigantesque revers du « progrès » capitaliste, le genre humain risque d’entrer dans une situation qu’il n’a jamais connue et dont les conséquences seraient à tout le moins redoutables.

Contraintes physiques et lois sociales
Les avertissements lancés depuis plus de vingt ans n’ayant pas été entendus, il est trop tard aujourd’hui pour éviter le changement climatique : il est en cours et fera sentir ses effets pendant plusieurs siècles. La question qui se pose est : comment limiter les dégâts ? La réponse est balisée par des contraintes physiques incontournables. D’après les modèles du climat, la concentration atmosphérique en gaz à effet de serre correspondant à une hausse maximum de 2°C serait de 450 à 550 « parts par million en volume d’équivalent CO2 » [3]. La partie haute de cette fourchette correspond approximativement au double de la concentration avant 1780. La concentration actuelle, tous gaz confondus, nous situe déjà dans la zone dangereuse : 465 ppmvCO2eq (dont 370 ppmv de CO2 seul). Son augmentation semble de plus en plus rapide [4]. Restabiliser la température du globe implique de stabiliser au plus vite les concentrations atmosphériques des gaz concernés. Or, vu la durée de vie de ceux-ci et l’inertie thermique des océans [5], notamment, il ne suffirait pas pour cela de stabiliser les émissions : celles-ci doivent être réduites de façon très drastique et très rapide. Les graphiques ci-dessous illustrent ce lien entre échéances temporelles, température, concentration et émissions pour une stabilisation à 550 ppmv du seul CO2 (fig.2). En vertu du principe de précaution, et en considérant tous les gaz à effet de serre, l’objectif d’une stabilisation à 450 ppmvCO2eq devrait être adopté, pour tenir compte des inconnues du système climatique. Selon le rapport Stern [6], cet objectif requiert que les émissions (42 gigatonnes/an actuellement) passent par un pic dans les 10 ans puis diminuent au moins de 5% par an, donnant en 2050 75% de réduction par rapport à 1990, à l’échelle mondiale. La stabilisation à 550 ppmv (partie haute de la fourchette) implique un pic dans les 20 ans, puis une diminution de 1 à 3% par an (mais, dans ce scénario, il y a plus de 50% de risque de franchir la barre des 2°C de réchauffement). Dans tous les cas, au siècle prochain, les émissions globales annuelles devraient être ramenées à 5GtCO2eq, voire moins, c’est-à-dire être divisées par huit environ.

Le gaz à effet de serre le plus important est le gaz carbonique (CO2). Comme ce gaz est un produit inévitable de toute combustion, la réduction de ses émissions n’est pas aussi facile que celle d’un polluant atmosphérique comme le soufre, qui peut être éliminé des fumées [7]. Est-il possible, dès lors, de respecter des contraintes physiques aussi draconiennes sans ramener l’humanité plusieurs siècles en arrière ? Pour éviter des réactions de panique, des réflexes d’autruche, ou d’autres comportements irrationnels (que des forces réactionnaires pourraient instrumentaliser), il est extrêmement important de marteler que la réponse, sur le plan technico-scientifique, est : oui ! Oui, la lutte contre le gaspillage d’énergie, la hausse de l’efficience énergétique, le remplacement des sources fossiles par les sources renouvelables, ainsi que la protection des sols et des forêts permettent de relever le défi (lire « Mythes et réalités technologiques, défis sociaux »). Vu l’importance des processus de combustion, la question énergétique est au centre du débat. Or, le flux d’énergie solaire qui atteint la surface de la Terre, et qui l’atteindra encore pendant au moins 5 milliards d’années, égale 7000 à 8000 fois la consommation énergétique mondiale. Un millième de ce flux peut être converti en énergie utilisable à l’aide des technologies actuelles. Ce potentiel technique augmentera avec le progrès scientifique (si on s’en donne les moyens). Cela ne signifie pas qu’il n’y a pas de problèmes, qu’il « suffirait » de remplacer les fossiles par les renouvelables. A court terme, la transition comporte de nombreuses difficultés. A plus long terme, comme le flux solaire constitue une source d’énergie diffuse, son utilisation requiert un haut degré de décentralisation, donc de participation sociale et de responsabilité collective. Des changements devront notamment intervenir dans le mode de vie individualiste de fractions aisées de la société, en particulier dans les pays développés, qui font un grand usage de technologies écologiquement insoutenables et non généralisables à l’ensemble de l’humanité. Mais ces changements ne sont pas fatalement synonymes de « régression ». Pour peu que le sauvetage du climat se fasse dans la justice sociale, il pourra aller de pair avec une meilleure qualité de vie pour l’immense majorité de la population, même dans les « pays riches ».

Le caractère angoissant du changement climatique provient du fait que les solutions sont mises en oeuvre beaucoup trop chichement. Pourquoi ? Parce qu’elles réduisent la rentabilité du capital, impliquent la suppression d’activités profitables, remettent en cause les rentes et les situations de pouvoir liées à la centralisation énergétique, nécessitent une planification et une initiative publique, impliquent une relocalisation de l’activité, bousculent la spirale infernale surproduction/surconsommation des uns/ sous-consommation des autres... Etc. Ces raisons sont économiques, donc sociales. Elles ne découlent pas de lois naturelles incontournables mais de lois sociales, que l’humanité peut changer.

La littérature spécialisée caractérise le changement climatique comme un phénomène d’origine « anthropique ». Cette expression, en fait, est erronée. Le réchauffement n’est pas le fruit empoisonné de « l’activité humaine » en général, ou de « la technologie » en général, mais de l’activité capitaliste et de la technologie capitaliste (que les régimes bureaucratisés de l’ex-glacis soviétique n’ont fait que singer pour l’essentiel). C’est le produit d’un système qui « ressemble de plus en plus à son concept », selon une belle expression de Michel Husson [8]. Le philosophe Hans Jonas, dans son célèbre Principe responsabilité a été l’un des premiers à saisir l’importance majeure des limites climatiques au développement des sociétés humaines. Ecrite dès 1979, sa mise en garde sur ce point précis est passée beaucoup trop inaperçue, bien que ses thèses en général aient eu une grande influence [9]. Mais l’idéologie de Jonas l’a amené à mettre le problème sur sa tête. Au lieu de voir la hausse de l’effet de serre comme une conséquence de la frénésie de croissance capitaliste, il y a vu un argument scientifique suprême et imparable contre « l’utopie marxiste ». Le Principe responsabilité, en effet, accuse « l’utopie » de vouloir supprimer complètement les entraves à « la technologie » alors que celle-ci serait intrinsèquement destructrice de l’environnement [10]. A l’opposé de cette thèse, l’analyse marxiste permet de saisir le changement climatique en tant que résultat d’un mode de production qui est insoutenable parce que son but est purement quantitatif : l’accumulation de valeur. Marx le note dès les premières pages du Capital : ce sont les caractéristiques de la valeur en tant que forme historique particulière de la richesse qui suscitent l’illusion qu’un mouvement d’accumulation matérielle illimitée serait possible. Par conséquent, dans ce régime de production généralisée de marchandises, « la production pour la production » appelle inévitablement « la consommation pour la consommation » [11].

La boulimie énergétique est une manifestation particulière de cette dynamique, et les technologies qu’elle met en œuvre, contrairement à ce qui disent Hans Jonas et beaucoup d’autres, ne sont pas neutres : elles sont taillées sur mesure pour satisfaire la soif de plus-value. Le recours aux énergies fossiles et à l’énergie nucléaire est tout à fait exemplatif à cet égard. Ce recours, en effet, n’est pas le résultat d’un quelconque automatisme technologique mais d’un choix en faveur de sources énergétiques appropriables, parce que celles-ci sont génératrices de rente, c’est-à-dire de surprofit. Si l’effet photovoltaïque (génération de courant électrique dans certains matériaux semi-conducteurs lorsque ceux-ci sont traversés par la lumière) découvert par Edmond Becquerel en 1839 n’a jamais fait l’objet d’une volonté de développement systématique, c’est notamment parce que le rayonnement solaire n’est pas appropriable aussi facilement que les réserves de houille ou les champs pétrolifères. Aujourd’hui, après deux siècles et demi de capitalisme basé sur les énergies fossiles, l’utilisation de celles-ci se révèle comme fondamentalement antagonique à la régulation rationnelle des échanges de matières entre l’humanité et la nature (que Marx décrivait comme « la seule liberté possible »). A travers le changement climatique, la nature elle-même semble vouloir nous faire comprendre que la nécessité impérieuse de cette régulation rationnelle devient une raison majeure pour abolir ce mode de production. Précisons que les diminutions relatives de l’intensité en énergie et en carbone de l’économie (c’est-à-dire des quantités d’énergie et de carbone nécessaires pour produire une unité de PIB), observées depuis deux siècles, ne changent rien à cette nécessité : elles ont été plus que compensées par l’élargissement absolu de la production. Or, la loi sous-jacente à ce constat est bien connue : pour compenser la baisse tendancielle du taux de profit, le capitalisme doit conquérir constamment de nouvelles régions, créer de nouveaux besoins, de nouveaux marchés. Cette frénésie de croissance, si on la laissait faire, brûlerait jusqu’au dernier baril de pétrole, jusqu’à la dernière tonne de charbon. Compter sur l’éventuelle « déplétion » de ces ressources pour que le gâchis environnemental cesse serait une erreur : quand bien même elle serait obligée de se passer des combustibles fossiles [12], la dynamique capitaliste d’accumulation transformerait des régions entières en déserts écologiques par la plantation d’énormes monocultures productrices de biocarburant, ou érigerait partout des centrales nucléaires à la mesure de sa démesure. Le projet ITER [13] constitue le dernier avatar de la folie, bien décrite par Jean-Paul DELEAGE et al. [14] , d’un système qui tente de sauter par-dessus sa propre tête pour ne pas voir qu’il est fondamentalement incompatible avec les rythmes de fonctionnement de la biosphère.

Trois difficultés imbriquées

En dépit de sa logique d’accumulation, le capitalisme pourrait-il respecter en temps utile les contraintes physiques conditionnant une stabilisation du climat à un point qui permette d’éviter des catastrophes humaines et écologiques ? Etant donné le niveau déjà atteint par les concentrations en gaz à effet de serre et l’inertie du système climatique, cela semble malheureusement fort peu probable, voire exclu. La catastrophe, en réalité, est déjà en marche à travers une série d’événements dont l’interconnexion ne peut que s’affirmer (lire « Un enjeu social et politique majeur »). Face à l’accélération apparente du réchauffement, la question, aujourd’hui, semble plutôt de savoir comment le système serait capable de limiter la casse et de stabiliser la situation, et à quelles conditions sociales. Pour y donner une réponse concrète, il est indispensable de prendre la mesure de trois difficultés imbriquées : l’ampleur des changements à réaliser dans un délai très bref, la rigidité du système énergétique, ainsi que la concurrence telle qu’elle s’exprime dans les relations entre Etats (en particulier les relations Nord-Sud).

Première difficulté : la combinaison entre des impératifs très forts et des échéances très courtes. L’ampleur des changements à accomplir en quelques décennies à peine est vertigineuse : il s’agit de « décarboniser » quasi complètement l’économie. Cela implique de se passer des combustibles fossiles en général comme sources d’énergie, mais aussi du pétrole en particulier comme matière première de l’industrie pétrochimique (encadré « décarbonisation et décroissance énergétique »). Les sources renouvelables peuvent prendre le relais, mais pas dans n’importe quelles conditions. Pas dans le cadre d’une poursuite de la boulimie énergétique dans le domaine des transports, ou d’une production pléthorique de plastiques, par exemple. En tout cas, vu leur coût plus élevé que celui des fossiles, et étant donné la brièveté des délais, le passage aux renouvelables devrait absolument aller de pair avec une importante baisse de la demande primaire des pays développés (de l’ordre de 50%, voire plus dans les pays les plus « énergivores »). Donc avec une chasse aux gaspillages et une hausse de l’efficience énergétique. Or, chasse aux gaspillages et hausse de l’efficience concernent non seulement les installations, les équipements individuels et les comportements des particuliers, mais aussi et surtout le système énergétique global, qui détermine l’ensemble. D’un point de vue rationnel, des secteurs entiers de l’économie seraient à supprimer purement et simplement parce qu’ils sont inutiles, voire nuisibles (production d’armes, publicité, etc.), tandis que d’autres seraient à rationaliser pour supprimer les doublons de la concurrence. Cela, le capitalisme ne peut même pas l’envisager, tant ce serait contraire à sa logique... Mais il n’échappera pas au fait que des mutations considérables s’imposeront dans des domaines aussi divers que l’aménagement du territoire, les transports, l’agriculture, le logement, les loisirs, le tourisme... Or, les réaliser dans les délais impartis nécessiterait une forte centralisation et l’élaboration démocratique d’un plan mûrement réfléchi. Tous ces éléments sont fort peu compatibles avec la gestion néolibérale d’un mode de production fébrile, ayant la concurrence pour moteur et l’exclusion politique des masses pour corollaire.

Deuxième difficulté : le système énergétique capitaliste se caractérise par une très grande rigidité et une forte centralisation. Celles-ci ne découlent pas seulement de la durée de vie des investissements (30 à 40 années pour une centrale électrique) mais aussi et surtout du fait que de puissants lobbies se cramponnent à la poule aux œufs d’or... et créent en permanence de nouveaux besoins qui « justifient » que la poule soit mise en batterie pour pondre davantage. Le chiffre d’affaires annuel de la vente des produits raffinés de l’industrie pétrolière est estimé à 2000 milliards d’Euros par an au niveau mondial, tous produits confondus ; l’ensemble des coûts, de la prospection au raffinage en passant par l’extraction, représente à peine 500 milliards. La différence entre les deux (1500 milliards d’Euros par an !) constitue la masse des profits, et surtout des superprofits sous forme de rente [15] accumulée grâce à l’appropriation privée de la ressource. A cette puissance colossale s’ajoutent celles des secteurs liés au pétrole. L’automobile, la chimie, la pétrochimie, l’aéronautique, la construction navale,... : toutes ces branches misent sur une expansion continue du marché mondial, donc de la consommation matérielle et des échanges. Dans une telle configuration, bien qu’il soit rapide, le développement des investissements dans les technologies éoliennes et solaires (où des situations de rente ne semblent pas envisageables) ne peut que tarder à apporter une solution. Largement contrôlé par les grands groupes comme Shell, BP, etc., le secteur des renouvelables sert surtout, pour le moment, à fournir un appoint aux énergies fossiles, au lieu de les remplacer. Avec celle de la voiture individuelle, l’explosion du transport aérien et les habitudes de consommation qui en découlent illustrent à merveille la manière dont cette logique d’apprenti sorcier se légitime à travers les besoins qu’elle crée et nous entraîne toujours plus vite dans le mur, tout en obscurcissant notre vision des réalités.

Troisième difficulté : la concurrence telle qu’elle s’exprime dans les relations entre Etats. Le CO2 produit en tout point du globe contribue au réchauffement planétaire. Etant donné ce caractère global de la menace, la riposte devrait être pensée, planifiée et articulée au niveau mondial, en privilégiant la collaboration dans l’intérêt de tous, dans une perspective de long terme. Ce travail devrait viser centralement à apporter une réponse unie à la question clé : comment partager les ressources pour combiner la réduction drastique et rapide des émissions au niveau mondial avec le droit au développement des pays du Sud, où vit la majorité du genre humain ? Or, en dépit des efforts déployés par de nombreux scientifiques, la domination et la concurrence l’emportent systématiquement sur la collaboration, et l’accaparement des ressources (y compris par la guerre) sur le partage de celles-ci. L’attitude des principaux protagonistes impérialistes (USA, Union Européenne, Japon) dans les négociations climatiques est clairement déterminée par les intérêts de leurs entreprises et les objectifs géostratégiques des différentes bourgeoisies sur le marché mondial, en particulier sur le marché de l’énergie. Il en va de même pour la Russie, pour chaque Etat membre de l’Union Européenne pris séparément, et pour les grands pays en développement (pour ne pas parler des monarchies pétrolières !). Les difficultés interminables, les lenteurs et les rebondissements des négociations climatiques sont ainsi l’expression de la contradiction, insoluble dans le capitalisme, entre le caractère de plus en plus mondialisé de l’économie, d’une part, et le maintien d’Etats nationaux (ou d’ensembles d’Etats) rivaux, entièrement dévoués à la défense des intérêts de leur bourgeoisie, et dont certains dominent d’autres. Cet imbroglio, dans lequel le sort des victimes du changement climatique ne pèse guère, pourrait avoir des conséquences irréversibles. Par exemple si le conflit d’intérêts entre les puissances impérialistes, d’une part, et les classes dominantes des grands pays en développement, d’autre part, provoquait un blocage prolongé des négociations sur l’après-Kyoto. Ou si la future administration américaine, contre toute attente, prolongeait la ligne Bush pendant quelques années supplémentaires...

De Kyoto à Nairobi et au-delà : la réponse capitaliste

De tout ceci, il ne faudrait pas déduire que le Moloch capitaliste restera les bras ballants face à un phénomène qui, s’il touche d’abord les exploités, fait peser sur son système la menace d’une dévalorisation massive du capital et d’une montée de l’instabilité. Mais sa lutte contre le changement climatique, depuis quatorze ans [16], est menée selon les rythmes dictés par le capital - trop lentement - et selon des modalités néolibérales - qui accroissent les inégalités sociales, les tensions Nord-Sud, ainsi que l’appropriation et le pillage des ressources naturelles. Lenteur et effets pervers : malgré certains traits positifs, Kyoto incarne bien ces deux caractéristiques (lire « L’après- Kyoto risque d’être très libéral »). En effet, non seulement l’objectif de 5,2% de réduction des émissions des pays développés est très minime, non seulement il ne sera pas réalisé en 2012, mais en plus les « mécanismes flexibles » inclus dans le protocole ont des conséquences sociales et environnementales négatives (lire Les nouveaux habits verts de la domination coloniale). Les négociations sur l’après 2012 ne semblent pas devoir changer la donne. Sitôt la Maison Blanche vidée de George W. Bush, UE et USA s’orienteront probablement sur un compromis. Celui-ci répond aux demandes de plus en plus pressantes de nombreuses multinationales qui, convaincues de l’inéluctabilité de mesures, souhaitent le plus vite possible un cadre réglementaire unifié et stable au niveau mondial. Mais ce rapprochement des frères ennemis climatiques risque fort d’accentuer le caractère néolibéral du Protocole, de réduire sa relative rigueur régulatrice (des quotas, des dates, des sanctions en cas de non-respect) et de mettre d’autres aspects positifs sous pression.

Cette tendance est clairement apparue dans l’intense activité diplomatique de Tony Blair et de son successeur désigné, Gordon Brown. A l’occasion du sommet du G8 en Ecosse, qu’il présidait, le locataire du 10, Downing street, a révélé son ambition : faire de la Grande-Bretagne le pivot d’un nouvel accord climatique et, par ce biais, renforcer la position de son pays en tant que candidat au leadership dans l’Union Européenne élargie [17]. Publié le 31 octobre 2006, juste avant la conférence des Nations Unies sur le climat à Nairobi (Kenya), le rapport Stern sur l’économie du changement climatique s’inscrit dans ce cadre [18]. L’originalité de ce rapport réside en ceci que, pour la première fois, une équipe d’économistes commanditée par un gouvernement prend au sérieux les avertissements de la communauté scientifique et tente d’y apporter une réponse globale. Sir Nicholas Stern a indiscutablement le mérite d’avoir projeté le changement climatique à la une des médias avec un chiffre choc : si rien n’est fait, l’impact du réchauffement pourrait être aussi sévère que celui des deux guerres mondiales et de la Grande Dépression, et représenter jusqu’à 20% de chute du PNB. « Mieux vaut donc agir tout de suite et tous ensemble, ce sera moins cher, et ça offrira des débouchés aux entreprises » : telle est la logique de son rapport. Mais, sous couvert d’une stratégie ambitieuse et de long terme, Stern tend à escamoter des aspects positifs de Kyoto au profit d’une politique 100% libérale (lire l’article L’après Kyoto risque d’être très libéral). Paradoxalement, alors qu’il définit le changement climatique comme « le plus grand et le plus large échec du marché jamais vu jusqu’à présent », les solutions qu’il met en avant se résument en une formule éculée : plus de marché, plus de croissance, plus d’énergie nucléaire, plus de libéralisation des échanges, moins de protection sociale et de démocratie... En bref : plus de cette politique qui détruit l’environnement et dont les pays du Sud, les pauvres et les travailleurs font les frais...

La question Nord/Sud est décisive, on l’a vu. En s’affranchissant de l’échéancier étriqué de Kyoto, le rapport Stern sort pour ainsi dire de la guerre des tranchées entre grands pays en développement et métropoles impérialistes, où les premiers disent aux seconds : « Vous êtes responsables, à vous d’agir », et les seconds rétorquent : « Vous émettrez bientôt plus de gaz à effet de serre que nous, agissez aussi ». Seulement, le rapport de forces pour les pays dominés n’est évidemment pas meilleur hors des tranchées que dedans... Au moins pour les prochaines décennies, le plan proposé par l’ex-chief economist de la Banque Mondiale consiste en un phasage par lequel l’essentiel de l’effort de réduction, imposé par le truchement d’un prix mondial du carbone, serait réalisé au Sud grâce à des investissements du Nord, générateurs de droits d’émission pour le Nord [19]. Ainsi, alors qu’elle était jusqu’à présent « complémentaire » aux mesures dites « domestiques », la « flexibilité » prévue par Kyoto deviendrait totale. Or, à partir du moment où elle pourrait être totalement délocalisée, la réduction des émissions, pour les entreprises du Nord, ne représenterait évidemment plus une charge, mais un gigantesque marché d’exportation d’équipements et de services [20]. Un marché régi par l’échange inégal, dans lequel les pays en voie de développement (PVD) seraient incités à s’engager soit par une taxe sur le carbone, soit par des quotas, et qui accroîtrait la domination impérialiste sur leurs économies. Certaines décisions prises lors de la récente Conférence des Nations Unies sur le climat (Nairobi, novembre 2006) gagnent à être envisagées à la lumière de cette analyse. A Nairobi, les pays développés ont accepté l’idée d’une réduction « bien supérieure à 50% » de leurs émissions d’ici 2050, mais en précisant qu’il n’y arriveraient « pas tout seuls ». Ces trois petits mots sont une allusion évidente à une extension du « Mécanisme de Développement Propre » (MDP, un des dispositifs flexibles de Kyoto) [21]. D’autre part, il a été décidé que le fonds d’adaptation serait alimenté par une taxe sur les investissements dans le cadre du MDP (lire L’après-Kyoto risque d’être très libéral). En clair : le financement des projets de protection ne sera pas fonction des besoins des populations les plus exposées, mais fonction des succès des multinationales dans la conquête du grand marché des technologies « low carbon ».

Une politique du genre de celle proposée par Stern peut-elle sauver le climat ? Il faudrait d’abord qu’elle adopte un objectif de réduction des émissions compatible avec les contraintes physiques. Ce n’est pas le cas dans le rapport présenté au gouvernement britannique et il est de plus en plus douteux qu’un tel objectif sera adopté en temps utile. Il faudrait en plus qu’un « gouvernance » mondiale forte soit capable d’imposer un prix mondial du carbone déterminé par l’évaluation des dégâts du réchauffement à long terme, et pas par la loi du marché à court terme. Ceci non plus n’est pas évident...Quels que soient les contours précis de l’après Kyoto, il est donc probable que la politique climatique néolibérale, d’ici 20 à 30 ans, se soldera par un échec. Que pourrait-il se passer à ce moment-là ? La réponse relève de la politique-fiction. Face à des échéances devenues terriblement pressantes, il n’est pas exclu, par exemple, que les puissances dominantes changent brusquement de cours et utilisent leurs appareils d’Etat pour mobiliser et centraliser toutes les ressources, voire imposer un rationnement, comme en période de guerre. La comparaison n’est pas fortuite : ce tournant pourrait effectivement s’accompagner d’aventures militaires impérialistes, voire d’affrontements inter-impérialistes, ou d’autres types de conflits meurtriers. Mais ceci est spéculatif : si les guerres pour les ressources énergétiques font déjà partie de l’actualité, rien ne bouge par contre dans le sens d’un abandon du néolibéralisme au profit d’une politique plus dirigiste. De toute manière, une telle mobilisation n’aurait évidemment pas pour but de sauver le climat pour tous et toutes, mais de le sauver dans la mesure du possible en protégeant les privilèges sociaux des exploiteurs. Cela engendrerait d’innombrables souffrances humaines, une augmentation de l’exploitation, une aggravation du pillage des pays dominés et une remise en cause des droits démocratiques.

Rationalité globale vs. rationalités du capital

En l’absence d’une alternative crédible à la politique néolibérale, l’urgence pousse certains milieux et personnalités à élaborer des propositions pour accélérer la défense du climat dans l’équité, mais sans rompre avec les mécanismes de marché, puisque ceux-ci semblent reposer sur un consensus incontestable. Quoiqu’elles se veuillent réalistes, ces propositions postulent la réalisation d’une série de conditions qui, quand on les examine, semblent fort utopiques. Aux yeux du système, elles ont le tort de miser sur la force de conviction d’une rationalité globale. Or, le capital, en tant que « multiples capitaux » concurrents, se caractérise par la contradiction entre ses rationalités partielles innombrables et son irrationalité croissante en tant que système. La rationalité globale ne peut le convaincre que temporairement et en toute dernière extrémité, quand sa survie est menacée (mais à ce moment-là, en général, il est déjà trop tard pour la survie de nombreux membres des classes et couches défavorisées...).

Ce quiproquo entre raison globale et raison du capital caractérise notamment le mécanisme suggéré pour faire aboutir la proposition connue sous le nom de « Contraction et Convergence » (C&C). Formulée par l’écologiste indien feu Anil Agarwal [22], reprise par le Global Commons Institute d’Aubrey Meyer [23] et popularisée par des scientifiques éminents tels que Sir John Houghton [24] ou Jean-Pascal van Ypersele [25], cette proposition a le mérite de trancher le dilemme des pays en développement à l’avantage de ceux-ci. Reprenons les termes du problème : s’ils poursuivent une croissance basée sur les énergies fossiles, et même en admettant que le caractère combiné du développement leur évitera d’emprunter exactement le chemin suivi par les pays impérialistes depuis 1780, ces pays accentueront le changement climatique dont leurs peuples seront (sont déjà !) les principales victimes. Les pauvres ayant raison de ne pas vouloir rester pauvres pour sauver le climat détraqué par les riches, C&C prône une réduction radicale des émissions globales (« contraction ») combinée avec une égalisation des émissions par habitant (« convergence ») et un rattrapage de développement du Nord par le Sud grâce aux technologies propres (fig. 3). Nous souscrivons à cette perspective égalitaire, mais comment pourrait-elle être mise en œuvre ?

En guise de réponse, il est suggéré que des droits d’émission échangeables soient distribués aux pays en développement tant qu’ils sont au-dessous de leur quota par habitant. Les pays du Nord qui ne réduiraient pas assez leurs émissions devraient acheter ces droits. Les rentrées correspondantes permettraient aux pays du Sud de se procurer les technologies nécessaires à un développement sans carbone. Ce scénario soulève beaucoup de questions pratiques. A qui les droits seraient-ils distribués ? Qui garantirait que leur liquidation profiterait effectivement aux populations (et pas à payer le service de la dette, ou à engraisser les « élites locales ») ? Ce sont des questions importantes. Mais le mécanisme a aussi et surtout un point faible fondamental. Dans sa présentation du scénario C&C, le climatologue Jean-Pascal van Ypersele, dont l’engagement en faveur d’un sauvetage solidaire du climat est indiscutable (voir son interview ailleurs dans ce numéro), écrit ceci : « Si la répartition initiale des droits était basée sur l’équité, les permis pourraient constituer, à certaines conditions, un formidable vecteur d’aide aux pays en développement. Et à condition que la quantité totale de permis soit déterminée par le souci de protéger le climat pour les siècles à venir, un tel système permettrait d’effectuer les nécessaires réductions d’émissions au meilleur coût » [26]. Tout le problème réside évidemment dans le petit mot « si » et dans l’expression « à condition que ». Le capitalisme s’est constitué historiquement en appropriant les ressources naturelles. Distribuer gratuitement des droits égaux à disposer des ressources est complètement opposé à sa nature (c’est pourquoi, en pratique, la distribution de droits démission n’est ni équitable ni éthique, comme le montre l’expérience du Système Européen d’Echange de droits - article « l’après Kyoto risque d’être très libéral »). En soi, ce n’est évidemment pas une raison pour écarter la revendication (au contraire). Mais la question à se poser est : qui imposerait le respect des conditions préalables en matière d’équité et de quantité de permis ? Les représentants politiques des grands pays en développement ? Se soucient-ils de l’éthique et du climat davantage que les maîtres impérialistes ? A supposer qu’ils aient la volonté d’imposer une telle solution, il faudrait qu’ils s’appuient sur une mobilisation populaire très ample. Est-il réaliste de penser que les masses pauvres du Sud se mobiliseront sur une revendication aussi éthérée que la distribution de droits échangeables à émettre du gaz carbonique dans l’atmosphère ? Si elles l’adoptaient, en tout cas, ce serait dans le cadre d’un ensemble de demandes beaucoup plus simples et directes : abolition de la dette, réforme agraire, nationalisation des ressources énergétiques (comme au Venezuéla et en Bolivie), droits des communautés sur l’eau et sur les autres ressources, etc. Or, la plupart de ces revendications rompent avec le marché... dans le cadre duquel C&C, par réalisme, veut rester inscrit. On se retrouve au point de départ.

Ce que cette discussion révèle, c’est que les difficultés objective et subjective du sauvetage du climat sont indissolublement liées : on ne peut résoudre l’une sans résoudre l’autre. Sauver le climat dans la justice sociale, avec une population mondiale de 6 milliards d’êtres humains, implique de ramener les émissions moyennes autour de 0,4-0,5 tonnes de carbone par personne et par an. Un Américain ou un Australien émettent à peu près six tonnes, un Belge ou un Danois trois tonnes, un Mexicain une tonne, un Chinois un peu moins, et un Indien... 0,4 tonnes (Fig. 4). La seule logique « durable » digne de ce nom consiste à faire de la demi-tonne de carbone par personne et par an le quota d’émission annuelle à atteindre dans chaque pays à une certaine date. Une stratégie mondiale rationnelle ne peut dès lors que consister en quatre volets combinés : 1°) réduire radicalement la demande primaire d’énergie des pays développés (la diviser par quatre, six ou huit - selon les pays) ; 2°) remplacer systématiquement les sources fossiles par des sources renouvelables, en commençant par ces pays ; 3°) constituer un fonds mondial d’adaptation alimenté uniquement en fonction des besoins des pays les plus menacés (lire Un défi social et politique majeur) ; 4°) transférer massivement les technologies propres vers les pays du Sud, afin que leur développement n’entraîne pas une nouvelle déstabilisation du climat. Si l’on pose que ces quatre volets doivent avoir l’ampleur nécessaire, être réalisés dans les délais impartis et être appliqués dans la justice sociale et l’égalité, alors la solution ne peut tout simplement pas découler de mécanismes de marché tels que la distribution de droits échangeables, ou l’abaissement progressif et spontané du coût des renouvelables dans un contexte de concurrence [27]. Il faut que les quatre volets ci-dessus soient des missions de service public, confiées à des entreprises publiques, réalisées indépendamment des coûts. Selon un cahier des charges élaboré à partir des besoins réels, et en considérant les ressources naturelles comme propriété collective de l’humanité. Une redistribution radicale des richesses (abolition de la dette des pays du Sud, impôt exceptionnel sur les patrimoines à l’échelle mondiale, ponction sur les bénéfices des compagnies pétrolières, suppression des dépenses d’armement...) et un approfondissement radical des droits démocratiques sont donc indispensables. La rationalité globale a besoin d’une perspective anticapitaliste.

Pour un mouvement mondial de sauvetage du climat
On objectera que cette perspective n’est pas réaliste non plus dans la conjoncture actuelle. C’est exact : le développement d’une stratégie anticapitaliste pour le climat est handicapé par la crise historique de légitimité du projet socialiste. Alors qu’elles paraissent indispensables pour éviter des catastrophes climatiques, des propositions telles que la planification pour la satisfaction des besoins, l’initiative industrielle publique et la nationalisation du secteur de l’énergie (ou toute autre forme de mise sous statut public à élaborer à une échelle internationale) sont discréditées. Ces réponses sont largement amalgamées au gâchis de l’économie de commandement inefficace, gaspilleuse, productiviste et ultra-centralisée [28], ainsi qu’aux privilèges matériels pour la bureaucratie et au monopole de celle-ci sur les décisions politiques. Les marxistes révolutionnaires peuvent certes expliquer que cet amalgame est abusif mais leurs explications ne seront convaincantes que s’ils donnent des gages de leur rupture avec le productivisme, en dressant le drapeau d’un « écosocialisme » où les ressources -notamment énergétiques - sont autogérées par un maillage souple des communautés locales, couplé à une planification au niveau local, national, régional, et mondial [29]. Quoi qu’il en soit, même sous ce drapeau, il est évident que ces explications ne pourront emporter l’adhésion que d’un nombre limité de gens.

Solutions de marché trompeuses d’un côté, solutions anticapitalistes discréditées de l’autre... Où est l’issue ? Dans la mobilisation sociale. Au lieu de privilégier le lobbying (comme le font tant d’associations environnementales piégées dans le dispositif de la gouvernance), il s’agit de construire un rapport de forces. Au lieu de gaspiller des efforts à tenter de convaincre le patronat et les gouvernements complices, il s’agit d’investir les énergies dans un travail de conscientisation à la base. Au lieu de chercher en vain la recette chimérique du sauvetage du climat par les échanges de droits et autres mécanismes de marché compliqués, il s’agit de propager l’idée simple que le climat doit être sauvé dans la justice et l’égalité, indépendamment des coûts, en prenant l’argent là où il est. Au lieu de renvoyer chacun et chacune à sa seule responsabilité individuelle, il s’agit de créer dans l’action le lien social émancipateur pouvant seul générer une nouvelle responsabilité individuelle et collective de l’humanité dans son métabolisme avec la nature.

En tant que défi global majeur (similaire à la menace de destruction par la guerre nucléaire), la question du climat peut faire descendre des millions de gens dans les rues. Comme on le verra dans ces pages, la liste des problématiques sociales soulevées est longue : accès aux ressources, droit à l’emploi, droits des femmes, refus du racisme, lutte contre la libéralisation des services publics, défense des réfugiés, soutien à l’agriculture paysanne, promotion du transport public, droits des communautés indigènes, aménagement urbain, refus des OGM, lutte contre la flexibilité et le just in time, défense de la biodiversité, maintien de la sécurité sociale, sans oublier la guerre à la guerre et l’abolition de la dette du tiers-monde... Cette diversité est une force. La piste à suivre consiste à fédérer tous ces mouvements de résistance dans une action d’ensemble, concrétisée par des journées mondiales d’action et de manifestation. La mobilisation spécifique des jeunes pour que cette planète soit vivable et belle pour tous et toutes peut catalyser une articulation mondiale de mouvements sociaux. Les initiatives du Climate Action Network peuvent être un point de départ. La manifestation organisée à Londres le 4 novembre, à l’initiative de la Campaign against Climate Change, est un exemple à suivre pour toute la gauche.

Cette stratégie a ses exigences. Dans un système basé sur la lutte individuelle de tous et toutes contre tous et toutes, la volonté légitime des exploités d’améliorer leurs conditions d’existence immédiates et celles de leurs enfants avec les moyens du bord l’emportera toujours sur la menace des dangers qui en découleront demain ou après-demain - y compris si l’inéluctabilité de ces dangers est scientifiquement démontrée. C’est pourquoi la mobilisation pour le climat doit être liée à la satisfaction des besoins immédiats de la majorité sociale : l’emploi, la terre, le logement, un revenu décent, le chauffage, l’eau potable, le statut d’emploi, les conditions de travail, la sécurité d’existence... L’ampleur même de la menace climatique crée de multiples possibilités pour établir ce lien d’une façon organique, à partir des luttes de terrain. A une condition : il faut cesser d’inscrire l’action dans une stratégie d’accompagnement de la croissance capitaliste, comme le font les directions politiques et syndicales traditionnelles du mouvement ouvrier. Il faut ouvrir les yeux au contraire sur le fait que cette croissance - qui ne crée plus d’emplois et engendre l’exclusion - nous entraîne tout droit vers des catastrophes écologiques dont les travailleurs et les pauvres seront les principales victimes. C’est à partir de ce constat que la gauche en général, et les marxistes révolutionnaires en particulier, devraient avoir pour préoccupation d’engager le mouvement ouvrier dans la convergence pour le climat. Ce n’est pas facile mais c’est possible, comme le montre notamment la campagne des syndicats québecquois pour la nationalisation de l’énergie éolienne (encadré). D’autres pistes peuvent être évoquées : le contrôle ouvrier comme moyen de contester la gabegie capitaliste, d’une part, et la demande d’entreprises publiques créant de l’emploi dans le domaine de l’efficience énergétique et de la mise en œuvre des renouvelables, d’autre part [30]. Face à la gigantesque coalition d’intérêts qui conduit l’humanité à la catastrophe et corrompt certaines couches de la population dans les délices illusoires d’un bonheur petit-bourgeois factice, la mobilisation pour le climat peut contribuer à reconstruire un pont vers l’anticapitalisme. A travers elle, il s’agit de ranimer le désir d’utopie concrète en montrant comment un mieux-être collectif peut se dessiner très rapidement dès lors que l’on accepte l’idée de sortir du cul-de-sac énergétique capitaliste.

Climat ou développement ? Climat ou bien-être ? Ce n’est pas la première fois que le capitalisme confronte l’humanité à un choix entre peste et choléra. Mais la frénésie de l’accumulation porte le dilemme infernal à un niveau global, sans précédent. Cette situation fait peser la menace de solutions barbares d’une ampleur terrible, touchant des dizaines de millions, voire des centaines de millions de gens. « Il diavolo fa le pentole ma no i coperchi » (« Le diable fait les casseroles, mais pas les couvercles »), dit un proverbe italien. Il est temps d’éteindre le feu diabolique de l’accumulation : la casserole capitaliste n’a pas de couvercle, et l’humanité risque de brûler.


Notes

1. Plusieurs études récentes affirment que la hausse maximale devrait même être inférieure à 2°C. James Hansen, chief climatologist de la NASA, considère que la température ne peut plus monter que de 1°C par rapport à aujourd’hui, ce qui représente une hausse de 1,6°C par rapport à 1780.

2. Le Groupe d’experts Intergouvernemental sur l’Evolution du Climat (GIEC, IPCC en anglais) sortira son quatrième rapport d’évaluation début 2007. Ses documents sont disponibles en ligne à l’adresse suivante : http://www.ipcc.ch/

3. Outre la vapeur d’eau, dont les quantités dans l’atmosphère sont fort peu influencées par l’activité humaine, les principaux gaz à effet de serre sont le dioxyde de carbone (CO2), le méthane (CH4), l’oxyde nitreux (N2O) ainsi que trois gaz industriel fluorés. Les parts par million, en volume (ppmv), sont une mesure de concentration : 450 ppmv de CO2 signifie que, sur un million de molécules atmosphérique, 450 seront des molécules de CO2. Pour des raisons de facilité, les émissions des six gaz à effet de serre sont exprimées en équivalent CO2 (ppmvCO2eq), ce qui signifie que la quantité de chaque gaz est convertie en la quantité de CO2 qui aurait le même effet de piégeage des rayons infrarouges (« pouvoir radiatif »).

4. 2000-2001 : +1,5 ppmvCO2 ; 2001-2002 : +2 ppmvCO2 ; 2002-2003 : + 2,5 ppmvCO2 ; 2003-2004 : + 3 ppmvCO2.

5. Le réchauffement des masses d’eau océaniques étant très lent, le réchauffement actuel fera de toute manière sentir ses effets pendant un millénaire environ.

6. Stern Review on The Economics of Climate Change. http://www.hm-treasury.gov.uk/independent_reviews/stern_review_economics_climate_change/sternreview_index.cfm

7. Les oxydes de soufre sont responsables de l’acidification des pluies.

8. « Comprendre le capitalisme actuel ». Texte pour le Séminaire Marx au XXIème siècle http://hussonet.free.fr/mhsorbon.pdf

9. Hans JONAS, « Principe responsabilité », Champs Flammarion.

10. Il n’est pas sans importance de noter que cette grille de lecture débouche sur des conclusions profondément réactionnaires : éloge de la « mystification des masses » en tant que moyen pour l’élite « d’imposer politiquement » et avec « un maximum de discipline » les « mesures impopulaires » nécessaires au sauvetage du climat. Et Jonas de préciser que ces mesures découleraient des « lois de l’écologie que Malthus fut le premier à entrevoir »...

11. Karl MARX, « Théories sur la plus-value », Tome I, Ed. Sociales, Paris 1974, pages 321-322.

12. La thèse de l’imminence d’un pic de production avant la déplétion du pétrole et du gaz est défendue notamment par l’ASPO (http://www.peakoil.net/). En réalité, c’est à tort que cette question est introduite dans le débat climatique. En effet : 1°) le pic est une notion économique, pas physique ; 2°) le pétrole encore exploitable est amplement suffisant pour dérégler le climat ; 3°) les réserves connues de charbon permettent au moins 300 ans d’exploitation ; 4°) des ressources pétrolières importantes existent dans les schistes bitumineux, notamment, dont l’exploitation est très nuisible écologiquement.

13. ITER est l’acronyme de International Thermonuclear Experimental Reactor. Basé à Cadarache (France) ce projet de recherche commun devrait déboucher sur un prototype de centrale à fusion contrôlée. « Comme le soleil » dit-on dans les médias. Cette comparaison, en réalité, est inexacte, la fusion solaire s’opérant très lentement et recyclant ses déchets. Lire notamment Sylvie Vauclair, « La naissance des éléments. Du big bang à la terre », Odile Jacob 2006.

14. Jean-Claude DEBEIR, Jean-Paul DELEAGE et Daniel HEMERY, Les servitudes de la puissance. Une histoire de l’énergie. Flammarion, Paris, 1986.

15. Jean-Marie Chevalier, « Les grandes batailles de l’énergie », Gallimard 2004.

16. La convention cadre des Nations Unies sur le changement climatique a été adoptée au sommet de la Terre à Rio en 1992.

17. La motion du G8 « Climate Clean Energy and Sustainable Development » est consultable en ligne http://www.fco.gov.uk/Files/kfile/PostG8_Gleneagles_CCChapeau.pdf

18. Stern Review, op. cit.

19. Le phasage serait déterminé par les coûts : le marché s’orienterait d’abord sur les mesures demandant le moins d’investissements, telles qu’une meilleure efficience énergétique dans les PVD, l’arrêt de la déforestation, le développement des biocarburants, puis l’éolien et le solaire.

20. Le marché mondial de l’éco-industrie est estimé à 550 milliards d’euros. Les experts tablent sur son élargissement dans les cinq prochaines années, surtout dans les pays émergents, avec des taux de croissance de 5 à 8 %. Source : Analysis of the EU ecoindustries, their employment and export potential. http//www : europa.eu.int/comm/environment/enveco/industry_employment/ ecotec_exec_sum.pdf.

21. Les mécanismes flexibles de Kyoto sont décrits dans notre article « Petit pas compromis, effets pervers garantis ». Consultable en ligne sur http://www.europe-solidaire.org/spip.php ?article648

22. Anil Agarwal & Sunita Nairin, « The Atmospheric Rights of All People on Earth”, www.cseindia.org

23. http://www.gci.org.uk/

24. John Houghton, “Overview of the Climate Change Issue”, http://www.jri.org.uk/resource/climatechangeoverview.htm#carbon

25. Jean-Pascal van Ypersele, « L’injustice fondamentale des changements climatiques », in Alternatives Sud, Vol 13-2006

26. JP van Ypersele, op. cit.

27. Le rapport Stern met un bémol à l’idée que les renouvelables s’imposeront spontanément quand leur coût rejoindra celui du pétrole. Selon le rapport, à ce moment-là, les prix des produits pétroliers pourront baisser pour rester concurrentiels. L’existence d’une rente énorme, en plus des profits, rend effectivement ce scénario possible.

28. Un gâchis particulièrement frappant en matière de changement climatique, dans la mesure où ces économies avaient une très haute intensité en énergie et en carbone.

29. Michaël Löwy, « Qu’est-ce que ‘l’écosocialisme ? » http://www.iire.org/lowyeco.html

30. Une revendication de ce genre avait été mise en avant au début des années 80 par les travailleurs excédentaires de la multinationale Glaverbel dans la région de Charleroi (Belgique). Une entreprise publique d’isolation et de rénovation des bâtiments fut même créée mais le pouvoir politique la saborda par la suite.

TANURO Daniel
* Paru dans la revue Inprecor n° 425 de février-mars 2007.

* Daniel TANURO est ingénieur agronome, collaborateur d’Inprecor.