En 2005, Edouard Bard (voir sur ce site l’entretien publié le 2 février 2007) dans son ouvrage L’homme et le climat. Une liaison dangereuse (Gallimard) écrivait : « L’utilisation des énergies non émettrices de gaz à effet de serre ou le piégeage du gaz carbonique ne suffiront pas à éviter le réchauffement mondial. Pour arriver à stabiliser avant la fin du siècle la concentration atmosphérique en gaz carbonique, la réduction drastique de la consommation globale d’énergie reste un passage obligé qui implique un bouleversement du mode de développement : Les sociétés industrialisées seraient sollicitées à tous les niveaux, depuis l’échelle macro-économique jusqu’à celle de l’individu. Parmi les principales variables d’ajustement, les transports à longue distance [voir sur ce site les articles : « Les vols de nuit réchauffent “plus” la planète », 5 avril 2007] et la production de biens manufacturés devraient connaître une réduction très nette, à laquelle l’économie numérique pourraient contribuer en évitant les déplacements superflus de biens et de personnes. Mais de tels changements, à contre-courant de l’évolution de l’économie et de la société moderne nécessitent les efforts de chacun. Pour être efficace, cette chasse au gaspillage et à la consommation superflue doit être relayée à tous les échelons d’organisation, notamment au niveau des Etats. » (p. 93-95)
Le quatrième rapport du GIEC (Groupe intergouvernemental sur l’évolution du climat), dont Edouard Bard est parmi les principaux animateurs, confirme ce diagnostic et l’ampleur des changements à opérer « pour éviter un changement envrionnemental majeur et irréversible, comparable à ceux qui ont bouleversé la Terre dans le passé. » (Bard, p. 95)
Des conclusions expertes
La version initiale de la deuxième partie du quatrième rapport – qui a été rendue publique le 6 avril 2007 à Bruxelles – affirmait : « Les plus pauvres seront les plus menacés car ils ont peu de moyens pour s’adapter et dépendent grandement de l’agriculture locale. » (Les Echos, 6-7 févier 2007, p. 6)
En effet, une crise climatique distribue ses effets multiples, socio-économiques entre autres, selon des paramètres analogues à ceux régissant la distribution des revenus (donc la captation de la plus-value produite). Cette phrase a été l’enjeu – avec d’autres – d’âpres négociations. (voir sur ce site, l’article publié le 5 avril 2007 : « L’Occident semble exclure les pauvres »).
Avant d’aborder ces négociations, rappelons toutefois quelques-unes des conclusions du rapport, en soulignant, préalablement, que le document de février 2007 (Paris) indiquait pour 2100 une hausse probable de la température moyenne de 2 à 4,5 degrés et une montée du niveau des océans de 19 à 58 centimètres.
Antérieurement, le GIEC, créé en 1988, avait publié un rapport en 1990, en 1995 et un en 2001. A Genève, en 1995, l’accord en son sein ne s’était pas fait. Il fallut une seconde réunion à Montréal pour faire accoucher d’un texte formellement consensuel..
Dans ce deuxième volet du quatrième rapport publié au début avril 2007 – le troisième volet sera porté à la connaissance de l’« opinion publique mondiale » en décembre 2007 depuis Bali – les experts du GIEC énoncent les effets de ces modifications :
1° Au-delà de 2 à 3 degrés de plus qu’en 1990, le réchauffement aura des impacts négatifs sur toutes les régions du globe.
2° Au-delà de 1,5 à 2,5 °C de plus, de 20 à 30 % des espèces animales et végétales risquent de disparaître.
3° Le nombre de victimes d’inondations pourraient augmenter de deux à sept millions de personnes chaque année.
4° En 2080, sécheresses, dégradation et salinisation des sols conduiront 3,2 milliards d’hommes à manquer d’eau et 600 millions à souffrir de la faim.
5° Les conséquences de ces inondations seront plus graves là où la pression démographique s’accentue et dans les grands deltas d’Afrique de l’Ouest, d’Asie ou du Mississippi.
6° « Les populations pauvres, même dans des sociétés prospères, sont les plus vulnérables au changement climatique » ont ajouté les scientifiques au cours la conférence de presse, ce qui leur permettait de contourner la censure exercée par divers représentants (scientifiques) gouvernementaux.
Les intérêts derrière la censure
Le rapport devait être accompagné d’un « résumé à l’intention des décideurs » dont la formulation a été au cœur du débat. The Economist, dans sa livraison du 7 avril, affirme : « En d’autres termes [les statistiques], le rapport vise à mettre fin à un débat entre ceux qui pensent que l’effort principal de l’humanité devrait porter sur la tentative de renverser le changement climatique et ceux qui voudraient concentrer l’effort sur l’adaptation à ses effets. » Ces derniers sont donc ceux qui en ont les moyens, dont les « pays riches ». The Economist, dans son style de faux Salomon, conclut : « Les deux stratégies sont nécessaires de manière urgente, implique le rapport. » (p. 57)
Avec un langage lissé, un délégué allemand, Wolfang Cramer, confiait à l’agence Reuters : « Certains pays ont tendance à vouloir des formulations plus faibles, d’autres au contraire tendent à vouloir des formulations plus fortes, c’est en gros là-dessus que porte la lutte. ». Gary Yohe (Wesleyan University), un des principaux rédacteurs, indiquait : « Les Etats-Unis et l’Australie, mis en cause par l’Union européenne au début de la semaine, font montre de prudence, mais ne perturbent pas le débat. »
Les reculs politiques glacés de l’administration Bush – sous l’impact de la guerre en Irak, de Katrina comme symbole de la ségrégation sociale, spatiale et raciale, de sa politique migratoire, du désastre du marché hypothécaire qui met à la rue plus de 2,5 millions de ménages – rendent prudents.
Les Echos sont plus explicites : « Les délégués américains notamment se montraient très opposés à toute allusion à une hausse du nombre des ouragans. » Toutefois, des représentants étatsuniens ont réclamé et obtenu l’élimination d’un paragraphe mentionnant que l’Amérique du Nord « devrait être localement confrontée à de graves dommages économiques et à des perturbations substantielles de son système socio-économique et culturel. » Ce qui a conduit un des scientifiques à déclarer : « C’est la première fois que la science est ainsi mise en cause par les politiques. » Il a certainement raison. Cependant, s’il avait lu deux ouvrages de l’historien des sciences Jean-Jacques Salomon – Les Scientifiques, entre pouvoir et savoir (Albin Michel, 2006) et Le scientifique et le guerrier (Ed. Belin, 2001), il aurait pu insérer cette intervention politique dans le champ de la science comme le prolongement de nombreuses autres ingérences. Et le qualificatif de « première » aurait disparu.
Sans surprise, en plus des Etats-Unis, ce sont les « représentants scientifiques » de la Chine, de la Russie, de l’Arabie Saoudite qui ont contesté certains paragraphes du dit résumé pour les « décideurs ».
Les « experts » de Chine ont, y compris, manifesté une opposition à un paragraphe soulignant « le risque très élevé (...) que de nombreux systèmes naturels soient affectés par les changements climatiques. » La délégation chinoise a contesté les bases scientifiques du caractère « très élevé » du risque. En réponse, un groupe de scientifiques a remis une lettre de protestation à la présidente du groupe II du GIEC, l’Américaine Sharon Hays (AFP, 6 avril 2007).
Julie Chaveau des Echos cite un observateur qui permet de replacer ces débats dans la perspective de futures négociations politico-économiques : « Certains tirent des conclusions vers le bas sachant que les négociations pour la poursuite du protocole de Kyoto reprendront en décembre en décembre à Bali. »
Un changement de modèle
On peut, dès lors, reprendre à nouveau un thème mis en relief par Edouard Bard dans son livre, cité plus haut. Il ne fait aucun doute, sur la base des connaissances scientifiques, qu’un changement très important du « modèle de développement » doive être entrepris, pour éviter la catastrophe.
Que cela concerne tout un chacun, c’est l’évidence. Toutefois, qui a la haute main sur le « modèle de développement » ? Quel complexe industriel démultiplié – pour utiliser un terme qui fasse analogie avec celui de complexe militaro-industriel dénoncé par le général, puis Président républicain des Etats-Unis, Dwight David Eisenhower (1953-1961) – possède un pouvoir de commandement sur ce « modèle de développement » ? A quels impératifs de rentabilité (de profits privatisés) doivent s’adapter les divers échelons de ce commandement ? Sur quel espace mondial agit-il ? Quelles sont ses relations – plus exactement son intrication – avec le pouvoir politique ? Poser ces questions oblige de passer du chacun – acteur réel, certes – aux couches, strates, classes sociales auxquelles ces chacuns s’intègrent et sont intégrés.
La question est éminemment politique – au sens de polis – économique et sociale, pluridimensionnelle. Cette crise climatique met en cause un « modèle de développement », ainsi qu’un modèle de « développement du sous-développement » dans la périphérie – pour reprendre une formule du regretté André Gunder-Frank – et donc d’accumulation du capital ; ce dernier conçu non pas seulement sous les formes d’investissements mobiles entre diverses branches, de placement financiers, mais comme un rapport social entre « entrepreneurs » et « entrepris », avec le système politique de domination qui assure la reproduction de ce rapport.
Certes, et nous l’avons déjà écrit, face à une crise climatique d’ampleur, un secteur des classes dominantes pourrait prendre des mesures drastiques, à l’image de ce que fit Churchill durant la guerre qui dicta, de manière autoritaire et centralisée, ses choix à l’industrie anglaise. Mais le moment historique présent et la dimension mondiale (au minimum) de la crise climatique rendent l’analogie boiteuse. La sélection du personnel politique adéquat, la mutation des rapports de forces entre fractions du Capital exigeraient des changements bien plus profonds que ceux qui ont présidé au New Deal de Franklin Roosevelt (1933-1945). C’est peu probable.
Une réorientation drastique de la production, reposant sur l’ouverture de nouveaux champs d’accumulation dans le domaine de la « protection environnemental », pourrait s’effectuer, peut-être, dans les régions les plus riches. Mais l’aspect chaotique et anarchique du système – comme résultat de décisions rationnelles particulières des divers capitaux mis en concurrence oligopolistique et des contradictions entre puissances politico-économiques – élève de sérieux obstacles devant une telle perspective de profondes réformes, même sélectives. Et suivant le degré de leur sélectivité spatiale et sociale, elles n’en seraient pas, mesurées à l’aune mondialisée des problèmes.
Le prix humain serait moins élevé à envisager – dans le cadre d’un processus collectif se fondant sur les « supports » du travail intellectuel et manuel, de plus en plus interpénétré – un changement de modèle productif, de pouvoir de commandement sur les hommes et les machines, de propriété et d’appropriation. Autrement dit, un système socialiste, démocratique et assumant ces défis connus et connaissables (du moins partiellement). Il prendrait appui, entre autres, sur un respect, traduit en normes légales, des droits et de l’autonomie des individus, ainsi que sur une autonomie qui participerait à la maturation du collectif et de ses choix. Sur cette base durable, socialisée, le terme « développement durable » pourrait acquérir un sens autre que celui qui préside au marketing actuel.
C’est sur ce terrain que les « militants » – au sens de constituer une raison contre ou pour – qui ont combattu (et combattent) les régimes tels que l’était celui l’URSS et d’autres formations similaires et l’inhumanité (le terme est adéquat) capitaliste-impérialiste se doivent participer, selon nous, aux débats publics mondiaux que le GIEC a lancé. On serait alors bien loin de Nicolas Hulot.