Le cas du Mexique est exemplatif : le prix de la tortilla, aliment de base pour 50% de la population, a doublé en quelques mois par suite notamment du fait que le prix du bushel [1] de maïs est passé de 2,8 à 4,2 dollars sur le marché US. La variété de maïs à grains blancs utilisée pour la fabrication de la tortilla n’est pas la même que celle qui est employée par les producteurs d’éthanol et elle est produite au Mexique, pas aux USA, mais son prix a grimpé parce que les industriels utilisateurs de maïs jaune se sont mis à acheter massivement du maïs blanc pour échapper à la hausse du prix du maïs jaune, qui s’est ainsi répercutée sur l’ensemble du marché. Les mêmes mécanismes de contagion sont à l’œuvre pour d’autres produits qui ne sont pas utilisés dans la fabrication d’agrocarburants, mais dont la demande augmente par suite de la ruée sur des produits similaires, qui servent à produire soit de l’éthanol soit de l’agrodiesel. L’huile d’olive, par exemple, augmente parce qu’une part croissante de la production d’huile de palme est employée à fabriquer du diesel végétal.
La fièvre de l’éthanol
On a invoqué la sécheresse pour expliquer la hausse des prix du maïs, mais ce n’est pas la principale raison. Une raison plus structurelle est la fièvre de l’éthanol qui fait rage aux Etats-Unis. Les USA assurent 40% de la production mondiale de cette céréale. En mars 2007, le bushel de maïs a atteint le prix record de 4,38$, sans précédent depuis dix ans. Cette flambée est très largement liée à la politique des autorités US, qui favorisent la production d’éthanol par des subsides massifs aux agriculteurs (8,9 milliards de dollars en 2005), des réductions de taxe pour les raffineurs (51 cents par gallon d’éthanol) et des barrières protectionnistes contre les importations d’éthanol brésilien - moins cher car produit à partir de la canne à sucre avec une main-d’œuvre surexploitée (voir notre précédente rubrique). La société Archer Daniels Midland (ADM), numéro un mondial de l’éthanol, doit environ 50% de ses bénéfices aux largesses de l’administration. Les contribuables - donc surtout le monde du travail - paient la facture. Tant que le prix du pétrole restera élevé (et il est peu probable qu’il baisse), le profit continuera de gicler à gros jets, encourageant les agriculteurs à produire pour les raffineries. En janvier dernier, Bush a fixé l’objectif : 35 millions de gallons d’éthanol en 2017, soit près de six fois plus qu’en 2006. Ce n’est pas par hasard que Bill Gates a décidé récemment d’investir 84 millions de dollars dans le secteur des agrocarburants !
L’efficacité énergétique nette de l’éthanol (le rapport entre l’énergie fournie par le carburant et l’énergie nécessaire à sa production) est un peu supérieure à celle de l’essence qu’il remplace : entre 1,25 et 1,35, contre 0,81 pour l’essence, 0,83 pour le diesel et 1,93 à 3,21 pour le biodiesel. Par ailleurs, si on prend en compte l’ensemble du cycle de production et d’utilisation, l’éthanol à base de maïs entraîne des émissions de gaz à effet de serre inférieures de 12 à 26% à celles de l’essence (41 à 78% pour le biodiesel). Du point de vue de la lutte contre le réchauffement, ceci peut sembler positif. Mais il faudrait énormément d’éthanol pour arriver à des résultats environnementaux significatifs puisque l’addition de 10% d’éthanol de maïs à l’essence ne diminue les émissions de CO2 au kilomètre que de 2% (on atteint 23% pour 85% d’éthanol). Et c’est ici que ça coince : car qui dit beaucoup d’éthanol dit beaucoup de terres arables consacrées à sa production… donc pas à la production d’aliments.
Chronique d’une impasse annoncée
Les chiffres de l’Agence Internationale de l’Energie montrent clairement l’impasse dans laquelle cette politique nous conduit : pour que les agrocarburants, toutes variétés confondues, remplacent 5% des carburants fossiles, il faudrait y consacrer 21% des terres cultivées aux Etats-Unis, et 20% dans l’Union Européenne. Pour atteindre 10% de remplacement, ces proportions passeraient respectivement à 43% et 38%. Convertie à 100% en éthanol, la production américaine de maïs ne couvrirait que 12% des besoins du pays en carburant. Le topo est identique en Europe. Si on considère le seul cas du biodiesel (produit à partir d’oléagineux), l’UE n’est même pas capable d’atteindre son objectif (5,75% de biocarburants) par ses propres forces : 5% de biodiesel équivaut en effet à 149% de sa production d’oléagineux, et 10% à 239% [2]. Il faudrait donc importer, autrement dit utiliser des terres agricoles du tiers monde pour faire rouler les camions sur nos routes… Le mouvement est en cours au Brésil, en Malaisie et en Indonésie notamment, où on abat des forêts pour planter, qui de la canne, qui des palmier à huile.
On a déjà, dans ces colonnes, évoqué les conséquences sociales et écologiques de cette affaire. Mais il faut préciser l’impact sur les prix des aliments. Les Perspectives agricoles communes de l’OCDE et de la FAO tendent à le minimiser, mais tout le monde ne partage pas cet avis. Selon l’Institut International de Recherche sur la Politique Alimentaire (IFPRI), les agrocarburants feraient monter les prix du soja, du colza et du tournesol de 26% d’ici 2010 et de 76% d’ici 2020. Pour le blé, les chiffres correspondants seraient de 11% et de 30%. Les inquiétudes les plus vives concernent le manioc, dont les prix pourraient monter de 33% en 2010 et de 135% en 2020 [3]. Ce ne sont pas les petits producteurs qui en bénéficieront, mais les grandes compagnies.
Sommaire De 800 millions à 1,2 milliards de victimes de la famine ?
Côté consommateurs, le résultat de telles hausses de prix serait pénible dans nos pays et terrible dans les pays du Sud. Des centaines de millions de gens pauvres consacrent entre 50 et 80% de leur revenu à l’achat de produits alimentaires. Selon la Banque Mondiale, une hausse de 1% du prix des aliments de base entraîne une réduction d’un demi pour cent de la consommation de calories par les populations les plus démunies. On peut en déduire que chaque augmentation de 1% du prix des aliments plonge 16 millions de gens dans la famine. 823 millions de gens souffrent actuellement de sous-nutrition chronique. La fièvre des agrocarburants risque de faire passer ce nombre à 1,2 milliards. La situation sera particulièrement dramatique dans les pays qui sont à la fois importateurs nets de produits pétroliers et de produits agricoles de base, ce qui est le cas de la plupart des 82 pays les plus pauvres de la planète.
On reste stupéfait devant le caractère proprement insensé de la politique en faveur des agrocarburants, telle qu’elle est menée actuellement par l’Union Européenne, les Etats-Unis et les pays développés en général. L’utilisation de la biomasse comme source énergétique est un des moyens auxquels l’humanité doit recourir pour sortir de l’ère du pétrole et entrer dans l’ère solaire. Dans ce cadre, la production de biocarburant n’est pas à exclure en soi, à condition qu’elle cadre dans une stratégie d’ensemble combinant réduction drastique de la demande énergétique des pays riches, d’une part et utilisation rationnelle globale, donc planifiée, des différentes sources renouvelables, d’autre part. Or, c’est exactement le contraire qui est en train de se passer : l’énergie verte est employée pour ne pas réduire la consommation énergétique, et sa forme biocarburant est développée à fond pour ne pas mettre en cause l’absurde boulimie du transport par route. On ne peut rêver plus bel exemple montrant que le système libéral ne fait que repousser devant lui la double crise environnementale et sociale. Les composantes vertes et rouges de la (vraie) gauche n’auraient-elles pas ici une bonne raison de lutter ensemble pour une alternative de société ?
* Paru en Belgique dans le Journal du Mardi, du 4 septembre 2007.
Notes
[1] Un bushel = 35,2 litres de produit sec.
[2] Biofuels for Transport, an International Perspective, IEA, 2004.
[3] (3) Cité dans « How Biofuels Could Starve the Poor », F. Runge & B. Senauer, Foreign Affairs, mai-juin 2007. Riche en amidon, le manioc pourrait devenir une nouvelle source de biocarburant.