Plus largement, l’appui au PQ ou au Bloc s’effrite comme le montre le sondage Léger Marketing-Le Devoir-The Globe and Mail du 13 décembre, la moitié des souverainistes choisissant d’appuyer d’autres formations politiques. Les faits sont frappants mais jusqu’ici l’analyse du phénomène est encore balbutiante. Au sein du courant souverainiste au sens large, la discussion est bien mal partie. Un peu lassant cette sempiternelle chicane faite d’anathèmes et de procès d’intention entre les « purs et durs », rebaptisés à l’occasion « les caribous suicidaires », et les autres. Au fait, comment faut-il les appeler les « impurs-mous » ? Ce clivage entre les tenants d’un parti à fort indice d’octane idéologique et les pragmatiques gestionnaires fournit certes une grille d’analyse utile pour les commentateurs pressés, mais il n’est pas inutile d’essayer d’aller un peu plus loin.
Effritement du bloc nationaliste au pouvoir ?
Nous émettons l’hypothèse que la crise au sein du PQ et du Bloc serait beaucoup plus profonde que l’expression des simples tensions entre les « pressés » et les « pas pressés » et renverrait à une phase particulière d’un assez long processus d’effritement progressif des liens entre les différentes forces sociales ayant constitué depuis trente ans les assises du projet péquiste.
La prise du pouvoir en novembre 1976, faisant suite à une longue période de montée des mouvements sociaux progressistes (mouvement national, mouvement syndical, mouvement des femmes, des jeunes, etc.), a scellé une alliance, un bloc, entre le leadership des forces sociales émanant de la société civile et le projet péquiste. Le tout sur fond de convergence générationnelle : celle des premières cohortes de baby-boomers.
Cette alliance, souvent sujette à des tensions (notamment en 1982), a toutefois tenu le coup et a permis l’élaboration et la mise en oeuvre de ce qu’il est convenu d’appeler le modèle québécois. Étrange cocktail de corporatisme prenant racine dans les profondeurs de notre culture politique catholique et des pratiques social-démocrates d’inspiration nord-européenne, ce modèle s’appuie essentiellement sur un discours et une pratique de concertation entre les acteurs sociaux. De sommet en sommet, des concertations régionales aux grands exercices de relations publiques, hors de l’Assemblée nationale, les élites économiques, municipales et malheureusement syndicales discutent et décident de la gestion des finances publiques à la recherche du cher consensus, ce nouveau paradigme de notre culture politique. Faut-il préciser que, le plus souvent, ce consensus s’est fait au détriment des intérêts populaires et toujours au détriment de la démocratie. Faut-il rappeler qu’en démocratie, même libérale, ce sont les élus qui décident et rendent compte ?
Toutefois, la crise du modèle d’État providence et la montée des forces néolibérales mettent à mal cette alliance. La réduction du rôle de l’État devant être compensée par l’émergence de ce merveilleux monde de l’économie sociale, qui renvoie le plus souvent à une exploitation de main-d’oeuvre peu syndiquée, appelée à faiblement et partiellement compenser les fonctions traditionnelles de l’État, notamment au chapitre des soins de santé et des services sociaux.
Au prix de concessions de plus en plus mineures aux classes populaires, le PQ a su, bon an mal an, maintenir cette alliance, y déployant d’autant plus d’énergie que ce parti, malgré ses efforts pathétiques, n’a jamais pu convaincre des secteurs significatifs de l’élite économique à rallier sa bannière.
La ZLEA : le vrai test ?
Le bloc au pouvoir et son modèle de concertation s’effrite sous nos yeux au rythme des avancées du néolibéralisme pur et dur : ville en perdition (Murdochville), grande usine fermée (GM), mine en faillite (Asbestos). Incapable de civiliser de façon minimale les forces économiques, on en est réduit à implorer les multinationales d’être de bons citoyens corporatifs, avec les résultats que l’on sait.
Cependant, il serait présomptueux de prévoir les rythmes, les formes et les modalités de ce processus de décomposition. Contentons-nous d’en inventorier brièvement les éléments structurants.
– Le refus croissant et de plus en plus structuré de larges secteurs de la population à la ZLEA heurte de plein fouet les fondements stratégiques du projet péquiste depuis ses origines (MSA) : l’intégration croissante de la société québécoise au continent. Pas étonnant que les grands dirigeants historiques du PQ, les Landry, Parizeau et Bouchard, aient été les meilleurs théoriciens du libre-échange. On peut jeter en pâture aux militants et militantes la mise sur pied d’un observatoire sur les effets de la mondialisation, mais le projet de M. Landry a le mérite d’être clair : il veut siéger en 2005 à Buenos Aires à la table de négociation finalisant la signature de la ZLEA. Peut-être l’histoire retiendra-t-elle que la question de la ZLEA, ou plus largement de la mondialisation néolibérale, sera l’axe de rupture principale entre le projet péquiste et les mouvements sociaux progressistes ?
– Notre défaite collective lors du référendum de 1995 a non seulement affaibli la société québécoise dans son ensemble, mais a porté un coup très dur à ce qui reste de la génération militante initialement porteuse du projet indépendantiste. Le tout dans un contexte de montée généralisée des forces de droite les plus ultra qui profitent habilement, pour ne pas dire démagogiquement, des conséquences de l’exclusion et de la précarisation dont sont l’objet de larges pans des jeunes générations. À bas l’État providence des baby-boomers et vive le marché ! La question nationale ? On verra plus tard si c’est encore pertinent. En attendant, tasse-toi mon oncle... avec ta convention collective et ta sécurité d’emploi.
– La gestion néolibérale du gouvernement, que certains en son sein veulent accroître (Facal, Legault) pour couper l’herbe sous le pied de l’ADQ, et occuper la droite du centre, projette l’image d’un gouvernement divisé sur la pertinence même de maintenir cette alliance. Les sorties antisyndicales de Monsieur Facal sont révélatrices de l’ampleur de cette division. C’est aussi la gestion néolibérale du gouvernement péquiste qui a contribué à l’émergence d’une gauche politique déterminée à ne pas dissocier le projet national d’un projet social progressiste.
– Aujourd’hui à mi-chemin de la période de 15 ans qui a séparé le premier du deuxième référendum, on peut dire que le deuil n’est pas encore fait de cet échec réédité. Pendant que le gouvernement fédéral verrouille tout éventuel processus référendaire (loi sur la « clarté ») et du même coup empiète les champs des compétence provinciales et renforce son pouvoir centralisateur, c’est non seulement l’effritement du bloc nationaliste au pouvoir à Québec mais aussi celui de sa stratégie que les divisions internes et les récents sondages révèlent. Le recyclage se fait lentement au sein des mouvements sociaux et partis concernés par le projet d’indépendance du Québec. En fait, c’est la torpeur au PQ depuis 1995. On ne cesse de chercher une manière de repartir en campagne référendaire sur tel ou tel enjeu, répétant les patterns qui ont échoué jusqu’ici.
– On observe cependant avec évidence que l’axe « souveraineté-fédéralisme » s’est redéployé sur l’axe « gauche-droite », ce qui n’est pas nécessairement impertinent. Plusieurs s’entendent d’ailleurs pour dire que c’est sur cet axe que se posent les questions fondamentales. Le recoupement de ces deux axes en faveur du projet national commande une conjoncture et un « momentum » particulièrement favorables. Le déséquilibre fiscal ou la compétence provinciale en matière de santé sont des enjeux bien minces pour mobiliser l’électorat en faveur d’un parti souverainiste. La rupture avec le néolibéralisme, la convocation d’une Assemblée constituante devant rédiger une Constitution d’un Québec progressiste et républicain serait un enjeu stratégique bien plus prometteur et dégagerait un gouvernement souverainiste de son seul mandat de « bon gouvernement provincial ». Il offrirait au peuple l’occasion de mettre de la chair sur le projet du pays. La souveraineté, assortie d’un projet de société, serait sans doute mieux comprise et la perspective de l’Assemblée constituante créerait un momentum non seulement pour les forces souverainistes mais pour le peuple québécois dans son entier.
Et l’alternative ?
Nous ne croyons pas que l’effritement du projet péquiste, mécaniquement, favorisera en soi la construction d’une alternative de gauche. Malgré ses modestes succès sur le plan de l’unification, la gauche québécoise reste encore relativement faible. Un long et patient processus de construction s’ouvre devant les progressistes qui, peu à peu, sauront sortir de leur relative marginalité et construire ce qui aurait dû l’être il y trente ans : un parti progressiste de masse solidement ancré à gauche. Depuis cinq ans l’on observe que la gauche québécoise fait des efforts significatifs pour retirer ses ornières sectaires, renouveler son discours, fonder des alliances avec des mouvements sociaux et se mettre à l’écoute de la population. À travers ce processus, une nouvelle culture politique émerge, plus préoccupée d’éducation politique et de congruence qu’à jouer le jeu de la politique traditionnelle. Le défi de la gauche est non seulement de percer mais aussi et surtout de renouveler la politique. Elle s’y applique sérieusement pour une fois, malgré les préjugés dont elle fait encore parfois l’objet.