Au niveau national, ce parti obtient à nouveau un score dépassant les 50 %, dans une élection où ne se présentaient pratiquement que d’illustres inconnus, alors que l’opposition apparaît complètement marginalisée au regard de ses résultats : si PODEMOS (Pouvoir Démocratique Social) conserve son rang de première force de droite, ce n’est qu’avec la moitié des voix obtenues lors des élections générales du 18 octobre 2005, soit environ 15 %, tandis que UN (Unité Nationale, centre-droit) n’obtient que 7 % des voix, bien loin derrière le parti au pouvoir. C’est désormais un fait : la droite politique bolivienne semble avoir atteint un état de décomposition sans précédent. Dans chaque département, les résultats obtenus par le MAS renforcent indéniablement le sentiment d’une « vague bleue » qui s’étend plus que jamais à l’ensemble du pays.
Pourtant, ce triomphe ne saurait cacher la complexité de la conjoncture politique, illustrée par un résultat au référendum sur les autonomies départementales - le « Non » l’a emporté avec 54 % nationalement, mais le « Oui » est resté majoritaire dans l’est du pays - que la droite s’acharne à présenter comme un camouflet pour Morales, et une gestion gouvernementale qui semble entrer dans une phase de stagnation après avoir accompli, en six mois à peine, une série d’importantes réformes, telles la nationalisation des hydrocarbures et le lancement de la « révolution agraire ».
Ces résultats a priori contradictoires font de l’Assemblée Constituante comme du thème des autonomies, deux enjeux pouvant déboucher sur un blocage de la situation politique, et in fine, d’éventuels conflits sociaux. Privé des deux tiers de constituants à l’Assemblée, la majorité spéciale établie par la loi de convocation négociée avec la droite politique et régionale (nécessaire pour l’approbation du nouveau texte constitutionnel), le MAS, en dépit de sa victoire, se voit aujourd’hui confronté à une situation où les secteurs conservateurs possèdent un véritable droit de veto sur toute initiative un tant soit peu radicale de l’Assemblée. Face à cet état de fait, le parti de gouvernement essaie de contourner la difficulté en invoquant le caractère souverain de l’Assemblée quant à sa capacité à déterminer ses propres règles de fonctionnement, sans tutelle extérieure, tandis que parallèlement, les organisations syndicales paysannes alliées au gouvernement menacent de mobiliser si la droite refuse de céder. Sur le terrain des autonomies, le caractère pour le moins ambigu de la question référendaire offre la possibilité aux départements où l’a emporté le « Oui » de réclamer, à travers la voix de leurs élites économiques et, à un degré moindre, politiques, leur autonomie à l’égard d’un centralisme paceño inauguré au lendemain de la Guerre Fédérale (1899).
Constituante : le MAS triomphe, la droite résiste
L’analyse des résultats département par département ne laisse pas de place aux doutes : le MAS est plus que jamais hégémonique dans l’ensemble du territoire bolivien. Tout en consolidant sa position dans l’Occidente en conservant sa première place à La Paz, Cochabamba, Oruro, Potosí et Chuquisaca avec des scores oscillant entre 55 % et 60 % des voix, le parti de Morales obtient des scores inédits dans la media luna (demi-lune) traditionnellement associée à la droite politique. Les scores les plus surprenants restent les retentissantes victoires obtenues dans les départements de Tarija et Santa Cruz, deux régions qui concentrent l’essentiel des richesses du pays en gaz et en pétrole, et dont les élites économiques se sont érigées en principale opposition au gouvernement du MAS, via les comités civiques (1) : à Tarija, le parti de Morales obtient la première place avec 41 % , devant le... Mouvement Nationaliste Révolutionnaire (MNR) avec 31 %, puis PODEMOS avec 14 % (2), tandis qu’à Santa Cruz, il l’emporte avec un score à la hausse (27 %), bien que cette première place puisse s’expliquer essentiellement par un émiettement des voix à la droite de PODEMOS (qui récolte 25 %) en raison de l’existence d’une offre électorale centrée sur la thématique de l’autonomie (3). Enfin, le MAS devient le second parti dans le Pando avec un score à la hausse de 37 %, derrière PODEMOS (50 %), et le troisième dans le Beni, avec à nouveau un meilleur résultat qu’en décembre 2005 (21 %), dans une région où la droite conserve cependant une indiscutable hégémonie (4).
En dépit de ce nouveau « raz-de-marée » électoral, qui s’accompagne d’un net recul des partis situés à la droite de l’échiquier politique, la position du MAS dans l’Assemblée Constituante n’est pas des plus confortables, ce qui permet de revenir à nouveau sur les limites de la Loi Spéciale de Convocation de l’Assemblée Constituante (LECAC) adoptée le 6 mars 2006 (5). Alors que la loi consacrait le rôle des partis et regroupements citoyens, via l’article 7.5, en évacuant tout mécanisme de représentation directe des organisations sociales et indigènes boliviennes, et que les projets de regroupements citoyens de gauche ou indigènes se sont vus confrontés à des barrières de type administratif (6) - avec lesquelles le MAS n’eut cependant rien à voir - le parti d’Evo Morales n’est pas parvenu à obtenir les deux tiers des constituants à l’Assemblée nécessaires à l’adoption finale du texte en son sein, en raison de l’article 25 de la loi. Au contraire, les mécanismes mêmes de l’élection interdisaient pratiquement à tout parti la possibilité d’obtenir plus de 60 % des voix. Comment expliquer alors qu’un parti au pouvoir, au moment de convoquer une Assemblée Constituante, ait pu approuver une loi qui semblait garantir les conditions mêmes de son indiscutable victoire, et au-delà, les possibilités réelles d’une refondation du pays qui intègre les majorités marginalisées lors de l’histoire de la Bolivie au moment de sa fondation, en 1825 ? Les premières actions du MAS visant à imposer d’autres règles que celles prévues dans la LECAC, alors que l’Assemblée vient tout juste d’être installée à l’occasion de la fête d’indépendance du 6 août, donnent à penser que ce parti n’a que très récemment pris conscience des implications de l’accord, scellé avec l’ancien régime représenté par une droite pourtant rejetée par une majorité de Boliviens et Boliviennes, qui a débouché sur cette loi, réalisant notamment combien il avait pris le risque de diluer les perspectives de refondation du pays dans la nécessité de trouver des consensus en permanence avec cette dernière.
Les limites de la Loi de convocation de l’Assemblée
Dans les rangs de la gauche bolivienne et latino-américaine, deux types de réponses à cette apparente « énigme » sont mis en avant de manière récurrente. D’une part, certaines analyses, véhiculées chacun à sa manière par des auteurs tels que Raúl Zibechi (7) ou James Petras, semblent fondées sur des variantes andines de la « théorie du complot », et expliquent que « Morales et Álvaro García Linera [le vice-président] sont pris par un pacte signé avec les élites d’antan ». Autrement dit, les « mauvais » dirigeants prennent de « mauvaises » décisions soit parce qu’ils sont, par la nature même de leur rang d’hommes d’État, détachés des masses (Zibechi), soit parce qu’ils s’agit de « traîtres » dont l’agenda consiste à canaliser les mobilisations sociales à travers les élections, afin de poursuivre de la sorte les mêmes politiques néolibérales conduites par les précédents gouvernements (Petras) (8). Le second type d’analyse est fondamentalement bâti sur l’idée que le MAS aurait cherché à tout contrôler à gauche, le recours à des élections somme toute assez classiques pour élire les constituants s’expliquant alors par la volonté du MAS de voir son hégémonie ne souffrir d’aucune contestation (9).
Certes, il ne fait aucun doute que la LECAC n’est pas une bonne loi, ni pour le MAS, ni pour les mouvements sociaux, et ce pour plusieurs raisons. La règle des deux tiers, associée à l’adoption d’un système électoral rendant quasiment impossible à tout parti de les obtenir, peut effectivement apparaître comme un non-sens : autolimiter le mandat d’un parti qui reçoit le soutien de plus de la moitié de la population pour favoriser la représentation des minorités - sachant que celles-ci incluent les élites d’hier - pourrait effectivement poser d’importants problèmes pour imposer des transformations structurelles à l’architecture institutionnelle du pays, et avoir pour conséquence que l’Assemblée Constituante ne débouche que sur une réforme constitutionnelle. Le cas de PODEMOS, obtenant 60 des 255 constituants, soit 24 % alors que ses candidats n’ont obtenu que 15 % des voix, n’est qu’un des exemples des distorsions qu’a pu introduire ce système qui, selon les termes de Raúl Prada, philosophe critique élu constituant pour le MAS à La Paz, a permis de « ressusciter les morts ». La limitation dans le temps du travail de l’Assemblée (entre six mois et un an), prévue par l’article 24, pourrait se transformer en une barrière à une socialisation du processus constituant, en d’autres termes, à la mise en place de mécanismes d’échanges entre les constituants élus et la population. Une barrière qui pourrait se révéler d’autant plus importante que la loi de convocation, promulguée peu de temps après l’arrivée au pouvoir du MAS, a quasiment donné le coup d’envoi de ce processus qui, s’il fut entamé sous Carlos Mesa en 2004, demeura longtemps cantonné à une campagne de communication. Cependant, cet obstacle pourrait être surmonté si la volonté politique existe au sein même de l’Assemblée pour ce faire.
Enfin, indéniablement, les mécanismes d’élection des constituants, s’appuyant sur une logique essentiellement partisane, sont on ne peut plus classiques. Gutiérrez et Mokrani mettent en avant de manière pertinente un certain nombre de conséquences liées à l’adoption de cette logique dans le cœur même de la LECAC, qui consacrait de fait les formes « traditionnelles » de représentation politique. Les auteurs soulignent notamment que les alternatives proposées à la « forme parti » dans la loi, les « regroupements citoyens » et les « peuples indigènes », n’étaient pas suffisantes au regard des enjeux (10). Les « regroupements citoyens », qui permettent à un groupe de se présenter via une campagne de signatures, se sont parfois vus interdire leurs candidatures par des manœuvres de la part de différentes Cours Départementales Électorales (CDE). Une difficulté qui venait s’ajouter au fait que la nécessité de satisfaire à des exigences de type administratif pouvait représenter un authentique handicap dans le cas de certaines communautés indigènes, par exemple. Autre problème, plus politique : de par leur caractère local, les propositions formulées par ces regroupements se sont très souvent limitées au contexte dans lequel ceux-ci évoluent. Enfin, dernier problème, le vide juridique entourant la notion de « peuples indigènes », qui ouvrait également la voie au rejet de candidatures.
Les alternatives étaient pourtant imaginables : réserver par exemple un nombre de sièges à la représentation des organisations sociales, en réactualisant la tradition du « co-gouvernement » (11) qui marqua les relations entre le MNR et la Centrale Ouvrière Bolivienne (COB) dans les premières années de la révolution de 1952 ; ou bien encore prévoir des circonscriptions indigènes garantissant l’élection de constituants aymaras, quechuas ou guaranis, sans l’intermédiation du MAS, comme ce fut le cas lors de l’élection de l’Assemblée Constituante au Venezuela en 1999 (12).
Le MAS contre les masses ? ou la « théorie du complot » appliquée à la Bolivie...
Pourtant, en dépit des limites évidentes de la LECAC que soulignent ces analyses, aucune d’entre elles ne permet de comprendre réellement pourquoi le MAS a adopté une loi aussi médiocre. La raison en est somme toute assez simple : quand bien même l’analyse de Gutiérrez et Mokrani s’appuie sur une intime connaissance de la réalité politique et sociale bolivienne, elle n’en partage pas moins un certain nombre de fondements, voire d’idées reçues avec les analyses « instrumentalistes » de Zibechi et Petras.
En premier lieu, l’un des fondements communs réside dans une sorte de suspicion permanente à l’égard du MAS, répandue au sein d’une partie de la gauche internationale, fondée sur l’idée que le parti de Morales est distinct des mouvements sociaux boliviens et, de la sorte, qu’il cherche à canaliser électoralement, à son propre profit, la radicalisation sociale résultant du cycle de mobilisations populaires entamé en 2000 avec la « guerre de l’eau » de Cochabamba, n’ayant donc avec ces mouvements qu’un pur rapport d’instrumentalisation. En second lieu, il existe dans les deux analyses une commune perception de l’action publique et de la politique comme des activités dotées d’une rationalité telle que « la fin » obtenue résulte immanquablement des « moyens » qui ont été employés : autrement dit, le fait que la LECAC ait pénalisé la gauche non affiliée au MAS et/ou ait permis la survie de la droite est le fruit de l’action consciente d’une direction politique déconnectée de ses bases et liée aux élites d’hier (Zibechi et Petras), soucieuse de son hégémonie à gauche (Gutiérrez et Mokrani). Dans un cas comme dans l’autre, la seule explication plausible à une telle « aberration » qu’est cette loi est le fait que les dirigeants du MAS avaient leur propre « agenda secret », « évidemment » déconnecté de celui des masses.
Ces quelques constatations appellent à plusieurs remarques. D’abord, quant aux rapports entre MAS et mouvements sociaux. Il ne fait aucun doute que le MAS et les organisations sociales boliviennes dans leur ensemble ne se confondent pas. Cependant, nier au MAS une représentativité sociale, c’est aussi nier une réalité pourtant évidente : les organisations sociales membres du MAS sont de loin les plus importantes dans le pays. Existerait-il par conséquent l’idée que seuls les mouvements sociaux qui ne sont pas liés au MAS, et donc au gouvernement, méritent ce qualificatif ? Outre le caractère péremptoire d’une telle affirmation, il faut réellement s’interroger sur ce qui existe aux côtés du MAS : la plupart des organisations présentes au sein du MUSPA, par exemple, sont des organisations qui rencontrent à l’évidence une phase de déclin, qu’il s’agisse de la fraction du mouvement paysan liée anciennement au MIP ou de la Coordination de l’Eau et du Gaz de Cochabamba, pour ne citer que les plus connus.
S’agit-il qui plus est de mouvements « plus à gauche », comme le suggèrent la quasi-totalité des auteurs précédemment mentionnés ? Rien n’est moins sûr. L’idéalisation permanente dont font l’objet certaines organisations sociales boliviennes en dehors même des frontières de la Bolivie (mais dedans aussi, qu’on en soit rassuré) ne saurait pourtant cacher leurs limites : attribuer la faible politisation des débats relatifs à l’élection de l’Assemblée Constituante au seul caractère partisan du système électoral, c’est nier la faible politisation des mouvements sociaux boliviens dans leur ensemble, ainsi que leur capacité à transcender les frontières du corporatisme au moment de formuler une plate-forme revendicative (13), sans omettre non plus l’importance des incitations matérielles qui guide l’action de bon nombre de ces mouvements (14).
« La loi de convocation a réduit l’espace politique ouvert par les mouvements sociaux lors des années de lutte antérieures », disent par exemple Gutiérrez et Mokrani. Si la LECAC y a peut-être contribué, attribuer ce phénomène à cette seule loi paraît quelque peu ingénu. Ce qui a, sans aucun doute, « clôt » cet espace de manière bien plus décisive est la lecture plus générale de ces mêmes mouvements de la nécessité d’un instrument politique plus centralisé - principalement autour du leadership de Morales - afin de battre la droite et consolider de la sorte le processus nationaliste populaire existant. Par ailleurs, si « la scène [político-sociale bolivienne] ne constitue plus un espace large de délibération et d’intervention directe », cela a peut-être également à voir avec la dynamique propre aux mouvements sociaux boliviens, qui connaissent des « pics » d’action collective auxquels succèdent des phases de repli vers les cadres corporatifs qui déterminent leur logique de fonctionnement.
Il semble malheureusement que ces « limites » du mouvement social soient inexistantes dans l’horizon théorique des auteurs. De la même manière, lorsque Zibechi explique qu’au « moment insurrectionnel a succédé le moment électoral », sans doute oublie-t-il (ou peut-être n’a-t-il pas vu) que les mouvements sociaux les plus radicaux en apparence avaient pu être les premiers promoteurs d’une « sortie de crise électorale » lors des principales convulsions sociales qu’a connu la Bolivie, en octobre 2003 comme en mai-juin 2005. Suspecter le MAS d’avoir « détourné » un mouvement de masses à son profit, c’est d’une part exagérer la politisation réelle de ces mouvements pour lesquels le « moment insurrectionnel » ne constitue pas l’aboutissement d’un projet politique révolutionnaire, mais bien une action collective menée sur la base de revendications concrètes directement liées à la conjoncture politique du moment (15).
C’est d’autre part amplifier l’importance du leadership charismatique de Morales lui-même : le 17 octobre 2003, le jour même de son investiture, c’est un massif rassemblement qui reçoit le très peu révolutionnaire Carlos Mesa à El Alto, aux côtés duquel apparaissent pourtant les principaux « radicaux » du moment, tels Jaime Solares et Felipe Quispe. Morales, lui, est en marge de cette initiative, mais c’est lui qu’on accuse d’avoir « canalisé » le mouvement, alors même qu’il n’a fait que défendre une « solution institutionnelle » également prônée par les « radicaux », si chéris par un Zibechi qui refuse de voir, à l’inverse, combien l’ascension électorale du MAS se distingue de celle des autres partis de gauche latino-américains en ce qu’elle est l’expression, dans le champ politique, de ce processus de radicalisation sociale. Comme toujours, les analyses de Zibechi, Gutiérrez, Mokrani et tant d’autres ont comme sujet central une multitude idéale, qu’on cherche encore au sein des mouvements sociaux réellement existants dont est issu le MAS. Par conséquent, nous posons la question : « D’où provient la légitimité d’Evo Morales, si ce n’est pas de ces mouvements sociaux-là ? ». Sans doute faut-il, pour pouvoir y répondre, accepter le fait que ces organisations, à ce jour, refusent encore obstinément de se conformer aux « moules » conçus par les théoriciens d’une multitude décidément introuvable.
A cette idéalisation se couple une délimitation du label « mouvement social » qui exclut tout mouvement qui défendrait, selon une normativité qui est propre à ces auteurs, des revendications que ceux-ci jugeraient « non-progressistes » (16) : ainsi en est-il du Comité Civique Pro-Santa Cruz, qui trois jours avant l’élection et la tenue du Référendum sur les autonomies départementales, parvenait à mobiliser pas moins de 400 000 personnes dans les rues de Santa Cruz en faveur du « Oui » aux autonomies. Si l’on pouvait suspecter ce Comité d’avoir financé le premier rassemblement dit « autonomique » de janvier 2005, qui avait réuni plus de 100 000 personnes - comme le font à nouveau Gutiérrez et Mokrani -, maintenir une telle appréciation le 28 juin 2006 tenait de l’aveuglement. Parfois, en effet, il faut reconnaître que les faits sont têtus... Ceci amène d’ailleurs à une autre interrogation : en cas de représentation directe des organisations sociales, aurait-il été possible d’exclure une organisation qui, bien que de droite et défendant les intérêts des compagnies pétrolières en Bolivie, parvient à mobiliser 400 000 personnes, à l’heure où la COB peine à en rassembler plus d’un millier ? Au regard du panorama idyllique des mouvements sociaux boliviens unanimement dressé par ces auteurs, la question ne semble même pas digne d’être posée.
Quant à la rationalité prêtée au gouvernement de Morales, elle tranche avec la réalité observable d’un cabinet qui, en dépit d’indéniables avancées, accumule les cacophonies en interne, comme le prouve le cas du ministre de l’Éducation, Félix Patzi, engagé depuis un mois dans une bataille pour la laïcisation de l’éducation en Bolivie. En fait, chacune de ces analyses tend de manière générale à ne pas prendre en compte le contexte politique d’alors, comme si la droite, finalement, n’existait plus... Pourtant, c’est omettre que le MAS, minoritaire au Sénat, n’avait pas les coudées franches pour adopter la loi qui lui convenait. C’est omettre que la droite, bien qu’aphone politiquement, reste une force sociale de poids, dont le Comité Civique cruceño n’est que l’une des composantes. C’est omettre que le MAS ait pu faire un pari, aussi risqué soit-il, comme le suggère le journaliste Benito Pérez (17), en pensant que sa stratégie de « prêt de sigle », comme dans la région cocalera du Chapare, où des militants du MAS se présentèrent sous l’étiquette du Mouvement Bolivie Libre (MBL), pourrait lui permettre d’atteindre les deux tiers en contournant les règles du jeu, ou encore que le fait de la convoquer au plus vite, en bénéficiant ainsi du récent succès des générales de décembre 2005, pourrait permettre de s’en approcher. C’est omettre également qu’il existait alors une très forte pression pour que l’Assemblée Constituante, l’une des principales bannières du MAS durant la campagne des générales de 2005, soit convoquée au plus vite. C’est enfin, écarter d’un revers de main l’idée, sans doute moins « conspiratrice », qu’afin de faire aboutir une stratégie commune à la majorité des mouvements sociaux boliviens, à savoir « refonder le pays » via l’intégration des majorités marginalisées de toujours, la tactique employée par le MAS ait tout simplement été erronée.
Les enjeux immédiats de la Constituante
Les luttes opposant le MAS à la droite, qui ont marqué les premières semaines de l’Assemblée, montrent pourtant combien le parti de Morales semble prêt à tout faire pour ne pas céder de terrain à ses adversaires, notamment pour que l’Assemblée soit décrétée « fondatrice » et supérieure à tout autre pouvoir constitué, et pour qu’elle fonctionne à la majorité simple et non aux deux tiers. A tel point que la Confédération paysanne de Bolivie (en espagnol, CSUTCB) s’est déclarée prête à mobiliser pour qu’il en soit ainsi. Le vice-président bolivien Álvaro García déclarait le 22 août qu’en « démocratie, la majorité commande et prend les décisions. (...) Les minorités ont des droits, mais les majorités ne vont pas agir en fonctions des petites minorités transitoires ayant recours au chantage » (18). Ces propos, que l’opposition a immédiatement qualifié de « totalitaires », illustrent bien la teneur des débats en cours, et montrent combien la situation politique est plus nuancée que ce que certains voudraient bien laisser croire. De fait, les enjeux ne sont pas des moindres pour la Constituante. Pour Yoni Bautista, constituant du MAS pour La Paz, le futur texte constitutionnel doit servir à « faire des ressources naturelles et des terres une propriété inaliénable de l’État ; établir de nouveaux droits pour les peuples indigènes, et faire de l’État leur premier défenseur ; et enfin démocratiser l’État, notamment à travers le recours à des autonomies qui ne soient pas celles que définissent actuellement les oligarchies de l’Oriente comme de l’Occidente ».
Il est encore trop tôt pour dire si l’Assemblée Constituante donnera lieu à une étape de refondation et de démocratisation de la Bolivie, ce pour quoi se sont battus les mouvements sociaux boliviens depuis plus de dix ans maintenant. De nombreuses interrogations subsistent, notamment quant à la place qu’occuperont ces mêmes mouvements dans le processus constituant qui s’ouvre aujourd’hui. Toutefois, les premières batailles que se livrent droite et gauche au sein de l’Assemblée semblent bien indiquer que le parti d’Evo Morales entend être à la hauteur de ce rendez-vous historique pour les peuples indigènes et la gauche nationaliste bolivienne.
La Paz, le 23 août 2006
* Hervé Do Alto, doctorant en science politique, est le correspondant d’Inprecor en Bolivie. Pablo Stefanoni est correspondant du journal argentin Página/12 en Bolivie et analyste politique.
1. Regroupant les organisations sociales, syndicales et patronales d’un département, les comités civiques ont pris une importance particulière sur la scène politique de certaines régions, notamment à Tarija et Santa Cruz. Dans ce dernier département, ce sont les organisations patronales qui y sont majoritaires, le comité civique étant considéré par certains de ses membres comme le « gouvernement moral » et légitime des Cruceños (habitants de Santa Cruz).
2. Le score obtenu par le MNR à Tarija, très nettement en hausse dans un département remporté par PODEMOS lors des générales de décembre 2005, s’explique par la campagne active du préfet Mario Cossío, membre du MNR, en faveur des autonomies départementales, une campagne qui s’est couplée avec celle de l’Assemblée Constituante proprement dite.
3. Ainsi se présentaient des candidats au nom de Autonomie Pour la Bolivie (APB), regroupement lié au Comité Civique Pro-Santa Cruz ; le MNR en alliance avec le regroupement cruceño autonomiste A3 ; le Regroupement Andrés Ibañez (AAI), mené par l’ex-président du Sénat Hormando Vaca Díez, que les mouvements sociaux de mai-juin 2005 avaient empêché d’accéder à la présidence de la République.
4. PODEMOS y demeure le premier parti avec 40 %, devant le MNR, second avec 28 %.
5. Voir Hervé Do Alto, « Le défi de Morales », in Inprecor, n° 515/516, mars-avril 2006.
6. Parmi ces tentatives sans lendemain, le regroupement MUSPA (Mouvement Social Patriotique), qui regroupait le leader de la Coordination de l’Eau et du Gaz de Cochabamba, Óscar Olivera, d’ex-dirigeants du MIP (Mouvement Indigène Pachakuti) tel Juan Gabriel Bautista, et d’autres syndicalistes, fut le projet le plus intéressant à gauche.
7. Voir Raúl Zibechi, « El deseado empate técnico », La Jornada (Mexico), 11 juillet 2006.
8. Voir James Petras, « Evo Morales, gestos populistas con fondo neoliberal », janvier 2006, et « El peculiar comienzo de Evo Morales », février 2006, ainsi que nos réponses, Hervé Do Alto et Pablo Stefanoni, « Los límites de la sociología doctrinaria », janvier 2006, et Pablo Stefanoni, « La peculiar sociología de James Petras », février 2006, consultables sur le site salaprensa.free.fr.
9. Une grille d’analyse que l’on retrouve par exemple chez Raquel Gutiérrez et Dunia Mokrani, « Una reflexión sobre el proceso constituyente », in http://www.bolpress.com/politica.php?Cod=2006071807.
10. La réforme constitutionnelle de février 2004, promulguée sous le gouvernement de Carlos Mesa, établit que la participation à des élections politiques peut se faire non seulement, comme par le passé, par le biais de « partis politiques », mais également via des « regroupements citoyens » et des « peuples indigènes ». Il faut rappeler que pour fonder un parti en Bolivie, il est nécessaire de prouver que l’on dispose d’un nombre significatif de militants, ainsi que de fonds suffisants, nécessaires pour payer les éventuelles amendes en cas de faibles résultats. Il en découle que la grande majorité des partis politiques boliviens s’est apparentée à des « entreprises » au sens économique du terme, construites autour d’un chef disposant à la fois du capital nécessaire et du soutien militant, via des liens de clientèle établis entre autres grâce à la promesse de pouvoir distribuer des emplois dans la fonction publique, une fois l’élection gagnée. Le caractère « démocratisant » de la loi promulguée par Mesa fut toutefois très limité dans la mesure où elle permit surtout aux cadres des partis liés à Sánchez de Lozada de poursuivre leur carrière politique par le biais de ces regroupements, tout en se distanciant de partis « traditionnels » discrédités au lendemain des massacres d’Octobre 2003.
11. Le « co-gouvernement » (co-gobierno) fut mis en pratique en Bolivie lors des premiers régimes du MNR (1952-1964). Le premier gouvernement de Víctor Paz Estenssoro attribua de la sorte quatre ministères à la COB, au titre de représentant du prolétariat bolivien, et la dota d’un droit de veto relatif à la politique minière du gouvernement.
12. Une telle possibilité fut refusée par le gouvernement, en raison du fait que « les indigènes sont majoritaires en Bolivie », selon les termes du vice-ministre de coordination gouvernementale Héctor Arce.
13. C’est d’ailleurs y compris le défaut des organisations membres du MAS, ce qui n’est pas sans conséquence sur le fonctionnement même du MAS en tant que parti et gouvernement, qui doit souvent composer avec des syndicats uniquement préoccupés de la prise en compte de leurs revendications propres, et de la possibilité de placer leurs militants dans des postes à responsabilité dans l’appareil partisan ou des emplois au sein de l’administration d’État.
14. Le fait de militer pour obtenir un emploi (le « peguismo ») est une pratique répandue, y compris au-delà des partis politiques. Ainsi, l’éloignement de CONAMAQ (Conseil des Ayllus et Markas - communautés - du Qullasuyu) du MAS n’est pas tant dû à des divergences idéologiques qu’à un mécontentement de cette même organisation du peu de candidats à la Constituante que le MAS lui proposait sur ses listes - un mécontentement qui s’exprime pratiquement à chaque élection et qui s’est trouvé accru par la possibilité d’intégrer plus massivement les listes du MUSPA. Ce qui, par ailleurs, relativise de fait le caractère éminemment politique d’un tel projet.
15. Voir par exemple le cas de El Alto, dont les habitants sont présentés comme les nouveaux « bons révolutionnaires », à l’avant-garde de luttes décrites comme « anti-libérales » contre la gestion privée de l’eau par Suez, ou contre l’exportation du gaz, alors qu’une majorité d’entre eux défile en novembre 2005 en faveur de la signature d’un Traité de Libre Échange (en espagnol, TLC) avec les États-Unis.
16. Une normativité que l’on retrouve dans la sociologie des mouvements sociaux chez les auteurs s’inspirant des travaux d’Alain Touraine.
17. Benito Pérez, « Le succès paradoxal d’Evo Morales », in Le Courrier, 4 juillet 2006, disponible sur http://risal.collectifs.net/article.php3?id_article=1823.
18. La Razón, 22 août 2006.