12 septembre 2005
Il n’est pas nouveau qu’un parti organisant et représentant les salarié-e-s connaisse une mutation et un changement social et politique dans ses sphères dirigeantes. C’est le cas du Parti des travailleurs (PT) du Brésil. Lorsque l’on fait une analyse rétrospective, ce processus prend forme dès 1994.
De même, il n’est pas exceptionnel que les dirigeants d’un tel parti, subissant une transformation génétique, continuent à se revendiquer - particulièrement à l’occasion d’échéances électorales - de l’ancien programme. Un ouvrage publié tout récemment par le journaliste Carlos Laranjeira, intitulé Les phrases de Lula & Cie, illustre cela. Dans la revue Caros Amigos (novembre 2000), Lula déclarait : « Les banquiers doivent craindre le PT. Il n’est pas normal que dans ce pays les banques gagnent ce qu’elles gagnent. » En octobre 2002, au moment des élections, Lula déclarait dans le Diario do Grande ABC (journal de la région industrielle qui a vu la naissance du PT) : « Nous ne pouvons pas, nous ne voulons pas et nous ne devons pas payer la dette extérieure. » Or, Lula et son équipe avaient déjà signé, en juin 2002, un engagement selon lequel ils respecteraient les exigences du Fonds monétaire international (FMI). Parmi ces dernières, ils devaient dégager un solde positif du budget afin de permettre le paiement des intérêts de la dette. La pratique gouvernementale a projeté un éclairage violent sur ce qu’était le PT.
S’allier et corrompre
Le scandale - ou plus exactement les scandales - de corruption qui frappe actuellement le gouvernement Lula suscite une crise d’ampleur. Elle est sans précédent. Elle s’inscrit toutefois dans un processus beaucoup plus ample.
La rupture du noyau gouvernemental du PT et du gouvernement Lula avec le programme historique du PT apparaît au grand jour. Cela s’est concrétisé, entre autres, par la multiplication d’alliances avec des forces politiques représentant des secteurs historiques clés de la bourgeoisie brésilienne. L’achat de votes par le versement de mensualités à des membres de divers partis - qui constitue la dernière accusation portée par Roberto Jefferson, ex-président du PTB (Parti travailliste brésilien) - ne constitue que la concrétisation traditionnelle du jeu des alliances politiques dans l’atmosphère corrompue de la politique institutionnelle brésilienne.
Ces alliances traduisent un choix de politique économique visant à satisfaire, en priorité, la grande bourgeoisie et son secteur financier. La subordination aux directives du FMI rélève de ce choix de jonction avec cette fraction des classes dominantes. Voilà la raison de la continuité entre la politique - tant dénoncée auparavant par le PT - du gouvernement de Fernando Henrique Cardoso et celle du gouvernement Lula.
Les attaques menées par les leaders de ladite opposition - le Parti social-démocrate brésilien (PSDB) de l’ex-président Cardoso et le Parti du front libéral (PFL) - ne peuvent cacher leur accord substantiel, plusieurs fois proclamé, sur les options socio-économiques du gouvernement.
L’« impeachment » ?
C’est dans la convergence d’intérêts, sur le fond, entre la politique gouvernementale et ces secteurs bourgeois que réside la résistance à une opération réclamant la destitution de Lula, bien que l’ampleur de la corruption semble aussi grave que celle découverte à l’époque de Collor [1]. Mais, d’une part, les partis bourgeois sont parfaitement conscients que cela pourrait revigorer un appui populaire en faveur de Lula, qui apparaîtrait comme la cible d’un coup de force de la droite traditionnelle. D’autre part, à la différence de l’époque de Collor, il n’existe pas une force politique telle que le PT capable de mener une campagne en faveur de l’impeachment.
Révélatrice de la dégénérescence du PT est la résistance de responsables centraux du parti - entre autres le trésorier Delubio Soares et Silvio Pereira - d’accepter de démissionner, comme le voulait Lula afin de placer un garrot et de bloquer l’hémorragie. Selon diverses sources, ces deux dirigeants ont simplement affirmé qu’ils n’étaient pas prêts, eux, « pour la défense du PT », à payer le prix de décisions prises collectivement. Elles ne concernent pas seulement le versement de mensualités, mais aussi l’allocation de millions de reals à des députés pour qu’ils quittent leur parti afin de rejoindre le camp gouvernemental. Cette pratique n’est pas une nouveauté au Brésil.
Toutefois, le PT s’affirmait et apparaissait comme un parti « éthique », éloigné de ces manœuvres. Cela explique aussi l’impact sur une aile du PT des révélations concernant les opérations de la direction du PT ; particulièrement l’aile liée à la gauche de l’Eglise catholique, déjà fort critique face à la timidité de la réforme agraire.
Enfin, dans cette crise, apparaît au grand jour la fragilisation des liens avec les secteurs populaires et l’utilisation d’instruments tels que la CUT (Centrale unitaire des travailleurs, au sein de laquelle une très forte opposition s’exprime) pour tenter d’apaiser l’indignation et les malaises parmi les couches populaires. Ces dernières avaient placé de grandes espérances dans le PT et le gouvernement Lula.
« Realpolitik » et continuité
Le « camp majoritaire » du PT contre-attaque sur le terrain de la « Realpolitik ». Il invoque le fait qu’il ne disposait que de 91 députés sur 513. Dès lors, il devait élargir, grâce à un certain clientélisme, ses alliances, comme ce fut le cas pour le PTB de Jefferson. Ces formations politiques de droite étaient d’autant plus réceptives que leur survie dépend fondamentalement des gains qu’elles peuvent obtenir de leurs liens avec l’appareil d’Etat. Ce qui n’a fait qu’accroître la dynamique du chantage à l’occasion de divers votes.
Une enquête menée par la Folha de Sao Paulo indique que 65% des sympathisants du PT pensent que la corruption existe dans le gouvernement et 77% pensent que Lula partage la responsabilité de ces procédés.
En même temps, un secteur du PT, qui attend non seulement les élections fédérales et présidentielles d’octobre 2006, mais aussi celles dans les Etats, tend à penser que c’est « le prix à payer » lorsqu’on veut gouverner. On décèle ici une mutation du PT, liée à son institutionnalisation croissante et à la place qu’ont acquis les membres élus et ceux qui attendent de l’être.
Cette crise du PT ne va pas stimuler un tournant dans la politique gouvernementale. L’opposition de gauche dans le PT s’exprime certes avec plus de force. Elle propose comme candidat à la présidence du parti Plinio Sampaio Arruda [2], figure symbolisant l’honnêteté et les liens avec les milieux favorables à une réforme agraire plus radicale. D’autres attendent cette échéance électorale interne, en septembre 2005, avant de sortir du PT et de rejoindre le Parti du socialisme et de la liberté (P-SOL) [3], dont la sénatrice Heloisa Helena [4], sera une des candidates à la présidence en 2006.
Quant à l’orientation du gouvernement, elle va être encore plus droitière. L’économiste Paulo Nogueira Batista Jr. en résume bien la raison dans Folha de Sao Paulo (16 juin 2005) : « Normalement, une crise politique non seulement affaiblit un gouvernement, mais affaiblit aussi sa politique économique. Ce n’est pas ce qui va se produire actuellement. Et cela pour une simple raison : la politique économique n’appartient pas à Lula. » Cet économiste était fort modéré face au gouvernement Lula. Il a perdu patience. Et reconnaît les faits.
Une interrogation majeure se profile : comment, à gauche du PT, se réorganisera une force disposant d’une audience et d’un enracinement social croissants ? Le P-SOL n’est que le point de départ de ce processus, aussi important soit-il.
NOTES :
[1] Fernando Collor fut président du Brésil de 1990 à 1992. Il fut rattrapé par des affaires de corruption et contraint de démissionner le 29 décembre 1992 (ndlr).
[2] Retrouvez des articles de Plinio Sampaio Arruda sur RISAL à cette adresse : www.risal.collectifs.net/auteur.php3 ?id_auteur=557 (ndlr).
[3] Le Parti du socialisme et de la liberté (PSoL) a été créé à partir de dissidences du Parti des travailleurs (PT) et du Parti socialiste des travailleurs unifiés (PSTU). Lire Brésil : quelle alternative politique au gouvernement Lula ?, RISAL, septembre 2004 (ndlr).
[4] Lire Béatrice Withaker, Entretien avec Heloisa Helena, RISAL, mai 2004 (ndlr).
Source : La Brèche (www.labreche.ch), numéro 14/15, Suisse, juillet-août 2005.
(tiré du site du http://risal.collectifs.net/)