À l’aube de 2004, pouvons-nous raisonnablement espérer qu’un scrutin proportionnel sera instauré d’ici les prochaines élections québécoises ? Cette question soulève un scepticisme quasi généralisé ; bien justifié d’ailleurs si l’on se remémore les épisodes de la saga à laquelle a donné lieu la réforme du mode de scrutin depuis plus de trois décennies. On n’a qu’à se rappeler, par exemple, que le Parti québécois, après 18 ans d’exercice du pouvoir, n’avait pas honoré l’engagement qu’il avait inscrit à son programme en 1969.
Plusieurs pensent qu’il serait bien naïf de croire qu’un gouvernement aussi peu soucieux de la démocratie que celui de Jean Charest respecte l’engagement du Parti libéral de procéder à une réforme du mode de scrutin "dans les deux premières années de son mandat". Cet espoir est mince en effet, mais il tient au fait que les libéraux ont eux aussi été victimes du mode de scrutin actuel, le majoritaire uninominal à un tour. La dernière fois ce fut en 1998 alors qu’ils auraient dû prendre le pouvoir parce qu’ils s’étaient classés avant les péquistes dans les suffrages populaires. Mais, tout comme en 1944 et 1966, ils ont été relégués dans l’opposition parce que la concentration de leurs appuis dans les circonscriptions à forte composante anglophone et allophone les handicape lourdement. Ils savent aussi que le même phénomène risque de se reproduire lors des prochaines élections.
Quoiqu’il en soit, face à un gouvernement néolibéral qui agit en matamore lorsqu’il s’agit de démanteler l’État québécois, mais qui a fait preuve jusqu’ici d’une absence de volonté politique flagrante pour réduire le déficit démocratique, l’action citoyenne s’est organisée. Au Mouvement pour une démocratie nouvelle ainsi qu’au Collectif féminisme et démocratie, qui sont en campagne depuis quelques années, se joindra bientôt le Comité national de la citoyenneté et de la démocratie. Ce dernier, composé en grande partie de participants aux États généraux sur la réforme des institutions démocratiques qui ont eu lieu en février 2003, tiendra un forum à Drummondville les 28 et 29 février prochain suite à la décision gouvernementale d’ignorer le rapport qui a découlé de ces assises. C’est la réponse citoyenne à l’inertie du pouvoir politique.
Sur la scène politique, tous les partis d’opposition devraient faire campagne présentement puisque tous se sont déclarés en faveur de l’instauration d’un scrutin proportionnel lors de la dernière campagne électorale. Mais seule l’Union des forces progressistes a prouvé qu’elle y croyait vraiment en lançant une campagne de mobilisation sur le thème "Pour qu’enfin chaque vote compte : une vraie proportionnelle dès les prochaines élections". Depuis novembre, l’UFP a tenu une douzaine d’assemblées publiques dans huit régions différentes. La tournée se terminera dans la région métropolitaine et se clôturera, en mars, par un rassemblement à Montréal. L’UFP fait aussi signer une pétition et a publié une brochure faisant le point sur le dossier.
Une réforme adoptée en 2004, mais qui ne s’appliquerait pas avant 2011 !
Où en est rendu le dossier ?
On se souvient qu’au début de la session, en juin dernier, le gouvernement s’est engagé à ce qu’un projet de loi introduisant des éléments de proportionnalité soit présenté à l’Assemblée nationale au printemps 2004. Le ministre délégué à la réforme des institutions démocratiques, Jacques Dupuis, a précisé qu’une consultation publique, sous forme de commission parlementaire itinérante, aurait lieu au cours des mois suivants. Et il s’est engagé à faire son possible pour que le projet de loi soit adopté d’ici décembre 2004.
Mais le ministre a par la suite annoncé que le nouveau système ne serait vraisemblablement pas instauré à temps pour les prochaines élections puisque son implantation ne serait pas terminée. Son entrée en vigueur serait plutôt reportée à des élections prévues au plus tôt pour 2011. Cela signifierait que la réforme serait alors renvoyée aux calendes grecques et que la saga se poursuivrait indéfiniment. La volte-face du ministre Dupuis n’est pas surprenante lorsqu’on considère qu’à titre de leader du gouvernement à l’Assemblée nationale il a été, le 16 décembre dernier, l’auteur de la motion de clôture imposant le bâillon pour forcer l’adoption hâtive de huit projets de loi inacceptables. Après cet accroc sans précédent à la démocratie parlementaire, comment M. Dupuis peut-il encore prétendre détenir la moindre parcelle de légitimité pour réformer nos institutions ?
De plus, afin que le débat sur la réforme du mode de scrutin retienne le moins possible l’attention de l’opinion publique, le ministre Dupuis a refusé de tenir des consultations publiques préalables à la présentation du projet de loi même si la demande lui a été formulée par plusieurs partis et organismes dont l’UFP et le Mouvement pour une démocratie nouvelle. Il s’en est tenu à quelques rencontres privées. Il a aussi rejeté une demande formulée par l’UFP pour qu’il devance le dépôt du projet de loi au Parlement à l’automne 2003 ; ce qui aurait permis à coup sûr que l’implantation du nouveau système puisse s’effectuer à temps pour les prochaines élections.
Quant au calendrier d’implantation, le ministre s’est fait contredire par un des spécialistes les plus crédibles en cette matière, l’ex-directeur général des élections du Québec, Pierre F. Côté qui a été en poste pendant 19 ans et a présidé une commission d’étude sur la réforme du mode de scrutin au début de la décennie quatre-vingt. Ce dernier a démontré a que cette implantation pourrait se faire entre 18 à 24 mois ; ce qui permettrait de rencontrer l’échéance des prochaines élections. C’est d’ailleurs le temps que ça a pris pour des réformes semblables en Nouvelle-Zélande et en Écosse. " C’est avant tout une question de volonté politique", a déclaré M. Côté. Le ministre n’a même pas daigné inviter ce dernier à venir lui faire part de son expertise à un de ses adjoints le soin de lui signifier son désaccord.
Jusqu’à quel point le système mixte compensatoire envisagé corrigera-t-il les distorsions dues au scrutin majoritaire ?
Dès septembre dernier, le ministre Dupuis a fait savoir que le gouvernement avait fait son lit quant à la formule qu’il privilégie : un système mixte où une majorité de députés continueraient à être élus au scrutin majoritaire dans des circonscriptions locales comme jusqu’ici et une minorité au scrutin proportionnel pour compenser plus ou moins complètement les distorsions de représentation causées systématiquement par le majoritaire. Il n’en a cependant pas précisé les contours davantage.
Le ministre n’a pas précisé notamment la proportion de sièges qui seraient comblés par chacun des deux modes de scrutin (60%-40%, 65%-35%, 70%-30%). Un de ses conseillers, le politicologue Louis Massicotte, préconise pour sa part un ratio 60%-40%, voisin des modèles néo-zélandais et écossais. "Un tel ratio garantirait l’élimination presque complète des distorsions", soutient ce dernier. Dans l’hypothèse où le nombre de sièges parlementaires seraient maintenus à 125, cela signifierait que 75 députés continueraient à être élus au scrutin majoritaire dans des circonscriptions locales, comme aux élections fédérales, tandis que 50 le seraient au scrutin de listes (proportionnel).
Mais trois éléments peuvent nuire sérieusement à l’atteinte d’une proportionnalité acceptable :
Un seul vote au lieu de deux :
Avec un système mixte de type compensatoire les électeurs votent généralement deux fois : d’abord pour élire leur député local au scrutin majoritaire et une deuxième fois pour élire les députés à la proportionnelle sur la base de listes. C’est ce second vote, à partir duquel on applique le principe de compensation, qui sert à déterminer la répartition globale des sièges entre les partis. Mais, sous prétexte de simplifier l’opération, le ministre envisage la possibilité qu’il n’y ait qu’un seul vote, soit au majoritaire. La compensation s’effectuerait à partir de ce vote unique. Une telle mesure favoriserait indûment les grands partis seuls capables de présenter des candidats dans l’ensemble des circonscriptions et empêcherait les électeurs de moduler leurs préférences. En fait, l’expérience prouve que c’est surtout grâce au second vote, celui de listes, que les petits partis peuvent faire élire des candidats puisqu’il donne lieu à un phénomène appelé "ticket splitting" permettant alors à ces derniers de faire le plein de leurs voix.
Le niveau où s’effectuera la compensation : }1
Ce peut être au niveau national ou au niveau régional. Il faut se rappeler que plus il y a de sièges, plus forte est la proportionnalité. D’une part, on ne peut partager les 50 sièges proportionnels entre les 17 régions que compte le Québec. D’autre part, pour atteindre un niveau de proportionnalité acceptable il faudrait en réduire le nombre à 7 ; ce qui serait difficilement réalisable. "Les petits partis feraient les frais de la régionalisation de la compensation", a prévenu le professeur Massicotte. La compensation devrait donc s’effectuer au niveau national. Dans ce cas, la loi devrait toutefois obliger chacun des partis à inscrire sur sa liste un certain nombre de candidats en provenance des régions .
Le seuil minimal : Il s’agit du seuil de suffrages à partir duquel les partis peuvent participer à l’attribution des sièges proportionnels. Il a pour but de prévenir la multiplication des petits partis. La plupart des pays utilisant la proportionnelle en imposent un et il se situe généralement entre 2% (Danemark) et 5% (Allemagne). À noter que le nombre peu élevé de sièges proportionnels au Québec (50) rendrait cette mesure en grande partie superflue. Le gouvernement envisage toutefois d’imposer un seuil de 5% ; ce qui aux élections du 14 avril dernier aurait équivalu à quelque 200 000 votes. L’UFP, qui a présenté des candidats dans 73 des 125 circonscriptions, en a récolté 44 400, soit un peu plus de 1%.