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Oser la crise !

la convention Giscard fait de la régression sociale un pilier de la construction européenne

dimanche 16 mai 2004, par Michel Husson

Le PS et les Verts considèrent que la Constitution, en son état, est un moindre mal, un premier pas qui permettrait d’avancer vers une Europe sociale. Cette position ne correspond pas à la réalité de la Constitution. Il faut au contraire oser la crise, pour enclencher la rupture avec toute cette machinerie néo-libérale. Qu’il s’agisse des droits sociaux, des critères de politique économique, des services publics ou de la citoyenneté, la convention Giscard revient à faire durablement de la régression sociale un pilier de la construction européenne. Il est donc strictement impossible de présenter l’adoption de ce texte comme un pas en avant ou de faire comme s’il n’avait aucune répercussion sur la situation des travailleurs en Europe.

La régression constitutionnalisée

On nous présente l’inscription de la Charte des droits sociaux fondamentaux dans la Constitution comme un progrès. C’est de la poudre aux yeux et il suffit de la lire pour s’en rendre compte. Cette Charte, loin de jeter les bases d’une harmonisation par le haut, définit au contraire de manière extraordinairement restrictive et abstraite une série de droits élémentaires qu’il suffira aux gouvernements de satisfaire pour pouvoir se tenir quittes de tout nouveau progrès social. Que le droit à l’emploi soit par exemple remplacé par l’affirmation minimaliste selon laquelle " toute personne a le droit de travailler " résume clairement la logique d’un tel texte. Sa logique est celle du dumping social. Alors qu’il est urgent de tirer vers le haut les droits sociaux dans les nouveaux pays membres, cette exigence réduite à peu de choses ouvre la voie à une mise en concurrence encore plus sévère entre les travailleurs des différents pays de l’Union européenne. La convention se montre fort peu " fédéraliste " en stipulant à propos des droits sociaux fondamentaux que " l’Union et les États membres agissent en tenant compte de la diversité des pratiques nationales " et elle met les points sur les i avec cette clause, répétée onze fois (et notamment à l’article III-104 sur la politique sociale), selon laquelle " la loi ou la loi-cadre européenne peut établir des mesures spécifiques (...) à l’exclusion de toute harmonisation des dispositions législatives et réglementaires des États membres ". C’est écrit noir sur blanc : l’harmonisation est exclue.

La constitution affirme de manière très claire la suprématie du marché, les services publics (rebaptisés services d’intérêt général) n’étant qu’une exception qui doit faire la preuve qu’elle n’entrave pas le marché. L’Union agit " conformément au respect du principe d’une économie de marché ouverte où la concurrence est libre ". Là encore, on ne saurait être plus clair. La citoyenneté est définie de manière restrictive. En posant que " toute personne ayant la nationalité d’un Etat membre possède la citoyenneté de l’Union ", la convention ferme définitivement la voie d’une citoyenneté européenne ouverte à l’ensemble des résidants. On pourrait ainsi multiplier les exemples et y ajouter par exemple l’orientation militariste (" Les Etats membres s’engagent à améliorer progressivement leurs capacités militaires ") ou la référence à l’OTAN qui stipule que les " Etats membres participants travailleront en étroite coopération avec l’OTAN ".

La théorie du moindre mal

Comment peut-on oser présenter la mise en place de ce carcan comme une première étape ou un moindre mal ? Outre la Charte des droits fondamentaux, les partisans de cette thèse mettent en avant la possibilité ouverte d’une initiative populaire : " la Commission peut, sur initiative d’au moins un million de citoyens de l’Union issus d’un nombre significatif d’Etats membres, être invitée à soumettre une proposition appropriée sur des questions pour lesquelles ces citoyens considèrent qu’un acte juridique de l’Union est nécessaire aux fins de l’application de la Constitution ". On voit bien toute la roublardise de cette formulation, et la clause " peut être invitée " est parfaitement hypocrite. Mais cet article va plus loin : seuls les aménagements nécessaires " aux fins de l’application de la Constitution " sont recevables. Si un million de citoyens demande par exemple l’institution de minima sociaux européens (évidemment absentes de l’actuelle Constitution) cette demande ne sera pas prise en compte puisqu’elle n’est évidemment pas " nécessaire à l’application de la Constitution ".

Le PS et les Verts qui avancent des mesures allant dans le bon sens, tout en appelant à voter un texte qui les rend anticonstitutionnelles, sont donc dans une contradiction politique totale. Leur hypocrisie suprême consiste à faire semblant de croire que le projet Giscard pourrait encore être amendé alors qu’il va être soumis au prochain sommet européen qui se tiendra quelques jours après les élections européennes. Soit dit en passant, cela en dit long sur la nature antidémocratique de toute l’affaire : même si ces élections envoient une proportion significative de députés opposés à la constitution Giscard, les procédures institutionnelles n’auront pas à en tenir compte. C’est pourquoi les sociaux-libéraux vont tout faire pour ne pas se prononcer sur ce projet et reporter leur ralliement piteux au lendemain des élections. C’est au pied du mur que l’on peut ainsi constater que cette " gauche " oublie ses ronds de jambe aux mobilisations altermondialistes et tournent le dos aux aspirations qu’elles ont portées depuis plusieurs années.

En fin de compte, le seul argument qui reste consiste à dire que la non-ratification (autrement dit le statu quo) serait la pire des choses, et qu’une crise signifierait un refus de l’Europe que les souverainistes et populistes récupéreraient à leur profit. Tout cela n’a pas de sens, tout simplement parce que la crise est déjà là : la " stupidité " du Pacte de stabilité (pour reprendre le qualificatif de Prodi, le président de la Commission) enfonce d’ores et déjà l’Europe dans le chômage. Les directives sur les services publics, ou la toute dernière sur les services, organisent d’ores et déjà les privatisations et le démantèlement des droits sociaux. Il faut donc oser la crise, et même l’initiative que soutient Jacques Delors (" un vrai Traité pour l’Europe sociale ") assume cette perspective : " sans doute ne pourrons-nous pas échapper à quelques tensions, voire à une bonne grosse crise. Mais continuer une construction européenne ambiguë conduirait sans doute à de crises plus graves ". Une telle crise est en effet le seul moyen de mettre un coup d’arrêt à un mécanisme infernal qui conduirait à pérenniser à peu près éternellement (car la Constitution n’est révisable qu’à l’unanimité des Etats) les tares de l’Europe néo-libérale et à dresser un obstacle supplémentaire au mouvement pour une autre Europe. C’est pourquoi il faut demander un référendum, le même jour partout en Europe, pour que les peuples soient en mesure de refuser la chape de plomb néo-libérale. La victoire de ce nom de gauche constituerait un énorme succès pour ceux qui, comme nous, pensent qu’une autre Europe est possible.

Michel Husson

Rouge n°2065, 20 mai 2004