Dans l’État espagnol, des dizaines de milliers de personnes ont tenté « d’encercler » le siège du Congrès des députés à Madrid, le 25 septembre 2012. Aux cris de « Démocratie séquestrée ! », « Gouvernement démission ! » ou encore « Ce n’est pas un sauvetage, c’est une arnaque ! ». Réclamant que « Tous s’en aillent ! », les manifestants ont d’abord organisé des assemblées populaires massives, avant de se diriger vers la place Neptune, devant le siège du Parlement.
Le gouvernement de Mariano Rajoy (Parti populaire, PP) a pris la décision de l’affrontement. Les dirigeants du PP n’avaient pas hésité à comparer les initiateurs de la manifestation — la Coordination du 25 septembre (Coordinadora 25S) et la Plateforme Levez-vous ! (Plataforma ¡En Pie !) — aux fascistes responsables du coup d’État échoué du 23 février 1981. Plus de 1.300 policiers des corps spéciaux « anti-émeute » de la police ont été mobilisés. Ils ont chargé, tirant des balles en caoutchouc, provoquant des affrontements qui se sont poursuivis durant la nuit, faisant plus de 60 blessés et au moins 35 arrestations.
Mais le lendemain, 26 septembre, à nouveau des milliers se sont rassemblés devant le Parlement. « La peur a changé de camp. Et le gouvernement, conscient de son usure sociale croissante, commence à voir que ni sa campagne et ni le déploiement policier n’ont réussi à intimider les dizaines de milliers de personnes qui dénoncent la séquestration du présumé “siège de la souveraineté populaire” par la dictature des marchés. » [1]
Au Portugal, le samedi 15 septembre, un million de personnes ont manifesté contre l’austérité imposée par la troïka — le Fonds monétaire international, la Banque centrale européenne et la Commission européenne — et appliquée avec zèle par le gouvernement dirigé par Pedro Passos Coelho. Une mobilisation que le pays n’a pas connue depuis le 1er mai 1974, contraignant le gouvernement à manœuvrer en annonçant le retrait des dernières mesures fiscales… pour en préparer d’autres, non moins agressives contre les travailleurs, les retraités et les chômeurs.
Le défi des nouveaux mouvements
Ces deux événements récents ont en commun la montée du rejet populaire des mesures d’austérité. Car alors que la paupérisation, le chômage, le non respect de la dignité se développent et se généralisent, les produits financiers dérivés auraient atteint en 2011, selon la Banque des Règlements Internationaux, la somme totale de six cent mille milliards de dollars, c’est-à-dire environ quinze fois la somme de tous les produits intérieurs bruts de la planète [2].
Au Portugal comme en Espagne, ces grandes mobilisations populaires ont eu pour initiateurs les nouveaux mouvements sociaux et non les grands syndicats ou partis politiques de la gauche traditionnelle. Il s’agit là d’un changement d’époque important. Déjà, le 15 mai 2011, les indigné(e)s de l’État espagnol s’étaient faits remarquer par leur slogan : « Aucun parti, aucun syndicat ne nous représente ». Ce n’était pas un phénomène passager. Il ne s’agit pas là d’une « crise de la forme parti », pas plus que de celle de la « forme syndicat » ou, en généralisant, de la « forme organisation ». Au contraire, les appels des initiateurs des mobilisations mentionnées, insistent sur l’indispensable nécessité de… s’organiser ! Mais il s’agit d’une nouvelle étape de la rupture entre les organisations historiques du mouvement ouvrier, empêtrées dans le conservatisme et affirmant de plus en plus clairement leur défense acharnée du statu quo, au mieux regardant avec regrets leur passé et donc, aux yeux d’une masse croissante de révoltés, des organisations inutiles sinon nocives.
C’est aussi un défi pour les militants et les organisations anticapitalistes comme pour tous ceux du mouvement ouvrier traditionnel qui n’acceptent pas la remise en cause de la dignité de ceux d’en bas. Leur histoire, leurs expérience, bref leur savoir-faire plongent leurs racines dans le passé. Avec la crise actuelle du capitalisme, ce passé devient chaque jour plus antique. Non que rien des expériences passées ne soit aujourd’hui utile. En particulier, le pouvoir de la classe dominante, en perdant de plus en plus sa légitimité, apparaît chaque jour davantage dans sa nudité de force brutale. Les appareils de domination — les États et leurs institutions nationales et internationales — indiquent clairement qu’ils ne peuvent être « améliorés », c’est-à-dire « réformés ». Le terme même de « réforme » a changé de camp… car « réformer » aujourd’hui signifie de plus en plus souvent « remettre en cause les acquis populaires ».
Mais ce qui est en train de changer, avec des vitesses diverses selon les pays, ce sont les liens entres les masses et les « organisations ouvrières ». Le légitimité de ces dernières décroit, suivant de près la perte de légitimité des institutions dans lesquelles elles se sont installées. Il y a donc un espace, croissant, pour des nouveaux mouvements sociaux. Le défi pour ceux qui sont des militants engagés, c’est d’être capables d’aider à les construire, sans a priori, sans tenter de leur imposer des « solutions » livresques, en partant de ce qui est au commencement : l’indignation. Car comme l’avait bien saisi Daniel Bensaïd, « l’indignation est un commencement. Une manière de se lever et de se mettre en route. On s’indigne, on s’insurge et puis on voit ».