1. L’Amérique latine bascule à gauche. Produit combiné du rejet du libéralisme et des résistances mouvement de masse - dont certaines ont débouché ces dernières années sur des situations pré-révolutionnaires, comme au Venezuela, en Argentine, en Équateur et en Bolivie la droite traditionnelle connaît une succession de défaites électorales. Les prochaines étant vraisemblablement celles de la droite mexicaine, péruvienne et nicaraguayenne. La Colombie reste le seul pays important où la droite réactionnaire appuyée par les paramilitaires continuera, vraisemblablement à gouverner.
2. Cette situation provoque de nouvelles contradictions inter-capitalistes, en particulier de nouvelles tensions avec l’impérialisme américain. Il y a une option de « confrontation », qui reste celle de l’administration Bush et de la droite réactionnaire de la plupart des pays. Elle pourrait même prendre le chemin d’interventions militaires, notamment autour du « plan Colombie », pays où sont déjà présents les « conseillers militaires américains ». Mais dans l’immédiat, la présence américaine en Amérique latine est affaiblie par les options stratégiques états-uniennes : en Irak, au Moyen-Orient et en Asie centrale. Malgré la puissance militaire des États-Unis, il leur est difficile d’occuper militairement l’Irak et un pays latino-américain, simultanément !
3. Il y a une « deuxième option » pour les classes dominantes, celle de réorganiser leur système de domination en utilisant les nouveaux gouvernements de gauche qui s’inscrivent dans la droite ligne du libéralisme ou du social-libéralisme. C’est le cas au Brésil, en Argentine, en Uruguay, au Paraguay, au Chili, en Équateur. S’appuyant sur les intérêts d’une bourgeoisie agro-exportatrice qui a sa propre politique (comme on l’a vu avec le Brésil à l’OMC), recherchant de nouvelles réorganisations des marchés des matières premières (du pétrole, du gaz, de l’eau...) avec des positions de force issues d’une politique latino-américaine plus intégrée, bénéficiant de taux de croissance importants (entre 4 et 9 %) ces dernières années, désamorçant la force subversive des mouvements sociaux avec l’aide du PT au Brésil, du Néo-Péronisme en Argentine, du Frente Amplio en Uruguay, ces nouveaux gouvernements ont réussi une certaine « stabilisation » de la situation sociale et politique. L’exemple le plus significatif est celui du président Nestor Kirshner en Argentine.
Ces gouvernements ne parviennent pas à résoudre les principales contradictions du capitalisme : la contre-réforme libérale continue, les inégalités sociales s’accroissent, la situation des masses populaires ne connaît pas de changements notables. Plus, dans le cadre de la mondialisation capitaliste, ces gouvernements ne parviennent pas à déployer des politiques d’autonomie vis-à-vis de l’impérialisme sur le moyen ou le long terme, analogues à celles du Cardénisme au Mexique dans les années 1934-1940 ou du Péronisme, en Argentine des années 1946-1955. Néanmoins, tout en respectant les diktats des marchés financiers, du FMI et de la Banque mondiale, et en essayant de déployer des politiques régionales comme dans le cadre du Mercosur, ces gouvernements essayent de conquérir de nouvelles positions au compte des classes dominantes locales.
4. Il y a, dans ces dispositifs « confrontation » ou « option social-libérale »- un gros grain de sable, c’est la réalité des mouvements sociaux qui peuvent à chaque moment rebondir sous des formes particulières : les syndicats et les Piqueteros en Argentine, les mouvements des sans terre et le syndicalisme brésilien qui peut se réveiller malgré la politique des sommets de la CUT, les Indiens et leurs organisations en Équateur.
Mais les deux principaux obstacles à la stabilisation sur le continent sont ceux de la « révolution bolivarienne » et de la situation bolivienne. Au-delà de la diplomatie d’État, et de la nécessité d’intégrer tous les pays du continent dans un projet d’intégration latino-américaine comme l’ALBA (1), il y a bien deux positions en débat dans la gauche latino-américaine : le social-libéralisme emmené par Lula et Kirshner et le processus bolivarien de Chávez.
Tant par la politique de confrontation avec l’impérialisme américain, que par l’application d’une série de mesures sociales et démocratiques (santé, éducation, plan contre la faim, occupation de certaines entreprises, de certaines terres, politique du logement, coopératives, et surtout haut degré de mobilisation et de politisation de millions de Vénézuéliens) la situation vénézuélienne est le point chaud du continent. Toute cette ébullition étant, maintenant stimulée par le débat impulsé par Chávez sur le socialisme du XXIe siècle. Voilà pour les aspects positifs. Il y a néanmoins une série de problèmes dans le processus bolivarien, lié d’abord aux traits « bonapartistes » du pouvoir de Chávez : la concentration du pouvoir, les rapports directs entre Chávez et le peuple sans grandes médiations, l’absence de réels partis (ceux-ci ne sont souvent que des appareils électoraux), les appels à la mobilisation et à l’organisation des masses sont souvent contrecarrés par les limités imposées à la démocratie de masse et à l’auto organisation par le pouvoir. Par exemple, les pas en avant réalisés dans l’auto-administration de PVDSA (entreprise nationale pétrolière), après la grève des patrons du pétrole, n’ont pas eu de suite... au contraire il y a eu un retour des technocrates. Les représentants politiques du PC Cubain jouent un rôle positif dans la solidarité et l’activité anti-impérialiste mais négatif sur tout ce qui est développement de la démocratie, du contrôle et de la cogestion. Si des objectifs audacieux ont été atteints dans la lutte pour la satisfaction des besoins de base de la population (santé, éducation, nourriture), politique financée par les revenus pétroliers, la structure socio-économique du capitalisme vénézuélien n’a pas été transformée ni dépassée de manière substantielle. Les deux années qui viennent seront décisives pour le processus révolutionnaire au Venezuela. Chávez a l’habitude de citer Trotsky en expliquant que « la révolution avance sous les coups de fouet de la contre-révolution ». Le processus de la révolution bolivarienne, a effectivement été scandé par des ripostes à la contre-révolution de la droite et de l’impérialisme américain, radicalisant à chaque fois le processus. Nul doute que s’il y a une nouvelle confrontation et de nouvelles provocations de la « droite golpiste » (2), il y aura une nouvelle radicalisation. Mais la droite et l’administration Bush peuvent aussi tirer les leçons de leurs « échecs golpistes » et jouer d’une part à délégitimer le régime de Chávez en refusant de participer à la prochaine présidentielle de fin 2006 et d’autre part en enlisant le processus par le blocage de toutes les avancées socio-économiques. Il faudra alors que Chávez et tous les protagonistes du processus bolivarien trouvent les forces pour l’approfondir, en terme de démocratie de masse et de contenu socio-économique. Et là les revenus de la manne pétrolière risquent de n’être pas suffisants. Il faudra de nouveaux choix politiques.
5. Une des dimensions de ce scénario est internationale. Elle se jouera en Bolivie. Nombre de commentateurs présentent Evo Morales « entre Lula et Chávez ». En fait, même s’il y a eu les déclarations du vice-président bolivien sur « la nécessite d’un projet de capitalisme andin », les premières mesures d’Evo Morales le font plutôt basculer du coté de Chávez : éviction du vieil état-major de l’armée mis à la retraite, auto-réduction du salaire du président de 57 % ce qui doit provoquer une baisse des revenus de tous les hauts fonctionnaires, négociation avec un des mouvements des sans terre sur la réforme agraire. On peut dire même qu’il y a , sur les plan des rapports entre la direction du processus et les masses des rapports inversés entre le Venezuela et la Bolivie. Au Venezuela, même si Chávez est le produit de tout un processus historique, son poids politique stimule et limite aussi les espaces pour le mouvement des masses. En Bolivie, c’est le mouvement de masses qui jusqu’à ce jour a déterminé la trajectoire d’un Evo Morales. Ses prises de position pour la convocation d’une Constituante et la nationalisation des hydrocarbures sont directement le résultat des exigences du mouvement des masses. Respectera-t-il ses engagements ?
Sachons que dans tous les cas, il y a dans ce pays un des pics de la révolte sociale et politique en Amérique latine. Les semaines et les mois qui viennent nous le diront. La situation est ouverte, mais la pression du mouvement de masse est telle, dans le chaos politique, administratif et institutionnel de la Bolivie, qu’une des clé de la situation en Amérique Latine se trouve dans ce pays (avec le Venezuela).
5. Du point de vue international il y a donc une série d’enjeux, avec une double polarisation :
la première, entre l’impérialisme américain, les droites traditionnelles et d’un autre côté, les peuples et les gouvernements anti-impérialistes (Cuba, Venezuela, Bolivie)
et la deuxième polarisation, plus « feutrée » entre les gouvernements sociaux-libéraux (Brésil, Argentine, Uruguay, Paraguay, Chili, Équateur) et ces mêmes gouvernements anti-impérialistes.
Il y a une offensive de Lula et Kirshner pour faire pression et tirer à droite Chávez et Morales. Il y a aussi une bataille pour « gagner Morales » entre Lula, Kirshner et Chávez. La gauche latino-américaine est aujourd’hui traversée par ce choix : accompagnement de la contre-réforme libérale ou rupture avec l’impérialisme ; Lula ou Chávez ? Tout dépendra de la politique de confrontation américaine et de la dynamique du mouvement de masse face à celle des classes dominantes qui défendent dans ces pays leurs propres intérêts.
6. Sur le plan des activités politiques et sur le plan programmatique cette situation a plusieurs conséquences :
* Elle doit mettre au centre de nos activités de solidarité (avec la lutte contre la guerre en Irak) le développement de la campagne internationale de solidarité avec le processus bolivarien au Venezuela : collectifs Venezuela, meetings de solidarité, envoi de brigades d’aide et de solidarité. L’Internationale et ses organisations doivent être à la pointe de cette campagne.
* Sur le plan programmatique, elle conduit à combiner un programme de revendications sociales et démocratiques appuyé sur l’exigence de souveraineté nationale et populaire sur les ressources naturelles, sur les territoires, sur les richesses de chaque pays, liée à la réforme agraire bien sûr. Les exigences d’appropriation publique, de nationalisation des hydrocarbures doivent être, aussi, au centre des exigences sociales et politiques dans ces pays. La question de la démocratie est aussi centrale, que cela soit pour se débarrasser de politiciens corrompus (c’est le sens de revendications comme celle d’assemblée constituante) ou pour approfondir des processus d’appropriation sociale (les revendications de contrôle, de cogestion, de gestion des entreprises par les travailleurs sont une priorité) comme au Venezuela ou en Bolivie.
* Enfin, il y a un changement notable lié à ce basculement de la situation sociale et politique, c’est l’ouverture d’un débat sur le socialisme au Venezuela mais aussi dans tout le continent, débat à l’initiative de Chávez. Ce débat traverse aujourd’hui toutes les organisations. Il ne fait que commencer. Il y a bien sûr toutes sortes de « socialismes ». Mais dans une ambiance idéologique qui a été marquée d’abord par les thèmes de « la démocratie libérale comme fin de l’histoire » au début des années 1990, les thèmes de l’antilibéralisme des années 1990 et du début de la décennie 2000, la manière dont Chávez pose le problème du socialisme contre le libéralisme et le capitalisme témoignent de l’approfondissement d’une prise de conscience de secteurs de l’avant-garde sociale et politique latino-américaine, et surtout du rebond d’une série de questions stratégiques. C’est un point d’appui considérable contre le social-libéralisme dans la gauche. Il pose comme question centrale la satisfaction des revendications populaires dans une stratégie d’opposition au capitalisme libéral et non celle de l’accompagnement de la contre-réforme. Il permet d’avancer sur les expériences de coopératives liées à une dynamique de contrôle des travailleurs et, dans des situations de crise aiguë ou de situation pré-révolutionnaire, d’avancer sur ce même thème du contrôle liée à la cogestion entre travailleurs et pouvoirs publics. Il pose comme question centrale l’exigence d’une autre logique, d’un autre système, centré sur les besoins sociaux et un autre type de propriété : une appropriation publique et sociale.
L’expérience bolivarienne, même dans des limites dictées par la place du pays dans le monde et en Amérique latine permet de reprendre la discussion sur le socialisme.
* François Sabado, membre du Bureau exécutif de la IVe Internationale, est aussi membre du Bureau politique de la Ligue communiste révolutionnaire (LCR, section française de la IVe Internationale).
1. Alternative bolivarienne pour l’Amérique (ALBA), concept opposé par le président Hugo Chávez au projet états-unien de la Zone de libre échange des Amériques (ALCA en abréviation latino-américaine).
2. De « golpe » : coup [d’État].