Les fondements d’une stratégie écosocialiste
Contrairement à ce que suggère la fausse mais très populaire métaphore de l’île de Pâques proposée par Jared Diamond [1], les dégradations environnementales que nous observons aujourd’hui ne sont en rien comparables à celles qui ont pu se produire à d’autres périodes historiques. Les différences sont non seulement quantitatives (la gravité et la globalisation des problèmes écologiques), mais aussi et surtout qualitatives : alors que toutes les crises environnementales du passé découlaient des tendances sociales à la sous-production chronique, donc de la crainte de la pénurie, les problèmes actuels trouvent au contraire leur origine dans la tendance inverse à la surproduction et à la surconsommation, qui est spécifique à la production généralisée de marchandises. Par conséquent, l’expression « crise écologique » est impropre. Ce n’est pas la nature qui est en crise, mais la relation historiquement déterminée entre l’humanité et son environnement. Cette crise n’est pas due aux caractéristiques intrinsèques de l’espèce humaine mais au mode de production devenu dominant il y a deux siècles environ – le capitalisme – et aux modes de consommation et de mobilité qui en découlent. Les atteintes graves aux écosystèmes (changements climatiques, pollution chimique, déclin rapide de la biodiversité, dégradation des sols, destruction de la forêt tropicale, etc.) constituent une dimension de la crise systémique globale. Ensemble, elles expriment l’incompatibilité entre le capitalisme et le respect des limites naturelles.
Productivisme sans limites
La raison fondamentale de cette incompatibilité est simple : sous le fouet de la concurrence, tout propriétaire de capitaux cherche en permanence à remplacer du travail vivant par du travail mort, autrement dit des travailleurs par des machines plus productives, car celles-ci lui procurent un surprofit en plus du profit moyen. Il va de soi que cette opération n’aurait pas de sens pour le capitaliste si elle ne s’accompagnait pas d’une tentative d’élimination de ses concurrents les plus faibles, par l’augmentation de la masse de marchandises mises sur le marché à bas prix. L’innovation, dans ce mode de production, n’est pas au service de l’allègement de la charge de travail mais de l’accumulation incessante du capital. Dès lors, sa recherche constante de nouveaux champs de valorisation amène celui-ci à produire une quantité sans cesse croissante de marchandises inutiles et nuisibles, dont la plus-value, pour être réalisée, implique que soient constamment créés des débouchés et des besoins, de plus en plus artificiels. Le « productivisme » – produire pour produire – implique obligatoirement « consommer pour consommer » et fait partie du code génétique de ce mode de production, au même titre que le fétichisme de la marchandise. « Le capitalisme, non seulement n’est jamais stationnaire, mais ne pourrait jamais le devenir », disait Schumpeter [2]. En effet, pour qu’un capitalisme puisse être stationnaire, il faudrait abolir la concurrence entre les capitaux nombreux qui composent le Capital, ce qui est évidemment absurde.
Oui mais, objectera-t-on, si l’efficience dans l’utilisation des ressources augmentait plus vite que la masse de marchandises produites, la reproduction élargie du capital ne s’accompagnerait pas d’une ponction accrue sur les ressources naturelles. Le capitalisme serait alors soutenable écologiquement. En effet. C’est la thèse du découplage entre la croissance du PIB et l’empreinte écologique. Elle est illustrée par la courbe en cloche dite « de Kuznets », selon laquelle l’impact environnemental d’une société donnée augmenterait jusqu’à un pic, puis diminuerait en fonction de sa richesse, donc du développement de ses forces productives. Il est vrai que, de tous les modes de production qui ont existé dans l’histoire, le capitalisme est celui qui a augmenté le plus spectaculairement la productivité du travail, donc aussi l’efficience dans l’utilisation des ressources. Il en est ainsi parce que la quête du surprofit qui pousse à la mécanisation favorise en même temps une économie croissante dans l’utilisation des richesses naturelles. Pourtant, ce constat ne remet pas en cause la nature écocidaire du système, et la courbe de Kuznets est fausse. En effet, d’une part, la hausse de l’efficience est forcément une asymptote, pas une fonction linéaire de l’augmentation du capital fixe – sans quoi on aboutirait à la conclusion que le mouvement perpétuel est possible, puisque, à la limite, un travail pourrait être effectué sans déperdition d’énergie (cette erreur grossière a été commise par les experts qui ont évalué la part de la consommation européenne d’électricité possiblement couverte par le projet Desertec d’exploitation du rayonnement solaire dans le Sahara) [3]. D’autre part, on constate empiriquement que l’augmentation du volume de la production fait plus que compenser la hausse de l’efficience, qui n’est donc que relative. Le cas de l’automobile est frappant : la sobriété des moteurs augmente, mais les besoins globaux en hydrocarbures et les émissions de gaz à effet de serre des transports explosent, par suite du nombre sans cesse croissant de véhicules. Boulimique, la croissance capitaliste implique inévitablement une consommation croissante de ressources, inconciliable avec la finitude de celles-ci ainsi qu’avec leurs rythmes de renouvellement.
Face à la multiplication angoissante de problèmes écologiques graves, nous sommes amenés à nous interroger : quelles sont les limites théoriques de la croissance capitaliste, et par conséquent de la dégradation capitaliste de l’environnement ? Répondre implique de bien saisir que le capital n’est pas une chose : c’est un rapport social d’exploitation, dont le développement fut rendu historiquement possible du fait de l’appropriation préalable des ressources naturelles (terre, eau, forêts…) par les classes dominantes, au nom du profit. Cette appropriation entraîna ensuite celle de la force de travail, transformée en marchandise salariée. Pillage des ressources et exploitation du travail – quand celle-ci est considérée du point de vue social – sont donc les deux faces d’une même médaille. Mais, en laissant de côté sa composante sociale (la coopération et ses formes), la force de travail humaine peut aussi être considérée sous l’angle thermodynamique, comme une ressource naturelle parmi d’autres (le corps humain est un convertisseur énergétique). Dans ce cas, pillage et exploitation ne sont en fait qu’un seul et même processus de destruction, et le surtravail peut être décrit comme une quantité d’énergie accaparée par le patronat. Ceci étant posé, on peut répondre à la question sur les limites théoriques du capital. D’une part, l’expropriation des producteurs et productrices directEs, leur aliénation d’avec la terre nourricière, a créé une classe sociale dont l’unique moyen de subsistance est la vente de sa force de travail contre un salaire. D’autre part, le travailleur ou la travailleuse embauchéE comme salariéE trouve tout prêts, mis à sa disposition par l’employeur, les éléments nécessaires à son activité productive – outils, bâtiments et énergie – qui proviennent, directement ou indirectement, de ressources prélevées dans la nature par le travail ou transformées par lui. Dans ce contexte, et tenant compte du fait que la hausse de l’efficience n’est que relative, il va de soi que la quête incessante du surprofit par le productivisme capitaliste pèse à la fois sur les fractions variable et constante du capital, de sorte que celui-ci doit fatalement consommer une quantité absolue toujours plus grande de force de travail et de ressources naturelles, et ce bien qu’il favorise leur économie relative. La formule énigmatique de Marx disant que le capital n’a d’autre limite que le capital lui-même s’éclaire ainsi : elle signifie tout simplement que ce mode de production ne s’arrêtera de lui-même qu’après avoir épuisé les deux seules sources de « toute richesse : la terre et le travailleur » [4]
Cette conclusion laisse si peu de place à l’optimisme que certains s’accrochent à tout prix à l’idée qu’un mécanisme endogène non encore identifié pourrait bloquer le système avant qu’il n’ait atteint cette limite théorique. Il faut pourtant se résigner à constater qu’il n’existe et ne peut exister rien de ce genre. La raison, encore une fois, est simple et renvoie aux lois fondamentales du capitalisme : ce mode basé exclusivement sur la loi de la valeur-travail a pour seul but la production de valeurs d’échange, et non de valeurs d’usage. Or, la valeur étant déterminée par le temps de travail socialement nécessaire à la production, il est évident que le capital ne dispose d’aucun moyen lui permettant de prendre spontanément en compte l’état des richesses que la nature met gratuitement à disposition de l’humanité. Symbole et essence de la valeur, la forme argent, par son abstraction même et du fait du renversement complet de perspective qu’elle engendre (l’argent semble donner leur valeur aux marchandises, alors que ce sont les marchandises qui donnent sa valeur à l’argent) crée l’illusion qu’une accumulation matérielle illimitée serait possible. Il convient de préciser que le capital, bien qu’il compte et mesure tout, est non seulement incapable de prendre les richesses naturelles en compte qualitativement, mais aussi quantitativement, comme le montre l’insouciance légère avec laquelle il détruit irréversiblement des stocks de nombreuses ressources, en dépit des avertissements de toutes sortes. Cette folie a même trouvé ses théoriciens, en la personne des ultralibéraux qui défendent, contre toute évidence, la thèse absurde de la substituabilité intégrale des ressources naturelles par des produits de l’activité humaine…
Une réponse politique ?
Certes, DES capitaux s’investissent massivement dans le secteur vert de l’économie, car les profits y sont attractifs, notamment grâce aux subsides publics. Mais LE « capitalisme vert », en tant que tel, est un oxymore. La seule question digne d’intérêt consiste à se demander dans quelle mesure l’aveuglement écologique du mode de production marchand pourrait être compensé par des mesures politiques, exogènes à la sphère économique proprement dite. Au vu de ce qui a été dit plus haut, la réponse est évidente : l’efficacité des politiques écologiques dépend entièrement de la détermination avec laquelle celles et ceux qui les prônent osent contester la liberté du capital, donc construire le rapport de forces social nécessaire à leur imposition (ce qui implique à son tour de lier la solution de la question écologique aux combats des exploité.e.s : la lutte contre le chômage, la misère, l’inégalité sociale, les discriminations et la dégradation des conditions de travail). Et c’est ici que le bât blesse. Tim Jackson, par exemple, est probablement un des auteurs non marxistes qui appréhende le mieux la logique productiviste capitaliste comme la cause fondamentale des dégradations environnementales. Dans Prospérité sans croissance, tournant le dos aux explications superficielles, il écrit pertinemment que « cette société qui balance tout à la poubelle n’est pas tant une conséquence de la gloutonnerie des consommateurs qu’une condition de survie du système », car celui-ci a besoin de « vendre plus de biens, d’innover en permanence » [5]. Mais Jackson esquive la conclusion à tirer de sa propre analyse : plutôt que de contester le mode de production, il dévie malgré tout dans la mise en cause d’un « désir de nouveauté et de consommation » qui relèverait, selon lui, de la nature humaine. Du coup, la montagne accouche d’une souris :
– Sur le versant écologique, Prospérité sans croissance plaide pour que le pouvoir politique fixe des limites sévères à l’utilisation des ressources, en fonction des seules contraintes environnementales. C’est effectivement ce qu’il conviendrait de faire… Toutefois, on ne peut, sous peine d’impuissance, feindre d’ignorer, comme Jackson, que le monde des affaires s’oppose avec succès à toute régulation environnementale drastique, même dans les cas où la nécessité de celle-ci est la moins contestée ;
– Sur le plan social, Jackson a le mérite de plaider pour la réduction du temps de travail, mais cette mesure est subordonnée chez lui au maintien de la compétitivité des entreprises, de sorte qu’elle n’est pas chiffrée. Pour lui, la réduction du temps de travail est en fait une forme de flexibilité, pas une réponse collective immédiate au chômage, ni un outil pour la redistribution de la richesse produite (par le maintien des salaires). Il ne l’envisage d’ailleurs qu’en dernier recours, au cas où la conversion des économistes à un nouveau « modèle macroéconomique » ne suffirait pas à « déplacer simplement le point focal de l’activité économique du secteur productif de valeur vers des services dématérialisés » [6].
D’une manière générale, toutes les propositions mises en avant pour corriger politiquement la nature écocidaire du capital butent sur les mêmes obstacles : la logique du profit et la nature de classe des institutions [7].
Mirage de l’internalisation
Einstein aurait dit un jour : « On ne peut pas résoudre un problème avec le type de pensée qui a conduit au problème ». Ce théorème s’applique parfaitement à l’idée que le capitalisme pourrait s’engager sur la voie de la soutenabilité si des instances politiques attribuaient un prix aux ressources naturelles. Puisque la crise écologique est une conséquence de la production généralisée de marchandises, ce n’est pas en « marchandisant » l’eau, l’air, le carbone, les gènes ou toute autre richesse naturelle que la destruction de l’environnement pourra être arrêtée. Non seulement cette « internalisation des externalités » ne nous rapproche pas d’une solution, mais elle nous en éloigne au contraire. En effet, il va de soi que la transformation des richesses naturelles en marchandises implique leur appropriation par le capital. Dès lors, l’affaire est entendue car celui-ci, en les soumettant à la loi de la valeur-travail, tend à les soustraire du même coup à tout critère de gestion autre que le profit. De toute manière, indépendamment de ces considérations, et plus fondamentalement encore, les tentatives de donner un prix aux richesses naturelles se heurtent à une difficulté théorique insurmontable : comment évaluer en termes monétaires des biens dont la production n’est pas mesurable en heures de travail, qui n’ont donc pas de valeur, et dont la destruction est, de plus, différée dans le temps ? Pour toute réponse à ce casse-tête, les économistes libéraux se chamaillent sur le taux d’actualisation et interrogent la disponibilité des consommateurs à payer pour l’environnement, ou à en accepter la dégradation. Le prix des richesses naturelles varie alors selon que les personnes interrogées sont riches ou misérables… Poussée à la limite, cette méthode révèle clairement son absurdité : quelle valeur marchande conviendrait-il de donner au rayonnement solaire, sachant que la vie sur Terre en dépend ?
L’impasse du calcul marchand apparaît clairement dans la proposition d’une taxe carbone pour rendre les énergies fossiles plus chères que les renouvelables et réduire par conséquent les émissions de gaz carbonique. Comme on le sait, pour avoir une chance raisonnable de ne pas trop dépasser 2 °C de hausse de la température par rapport à la période préindustrielle, il convient que ces émissions diminuent d’ici 2050 de 80 à 95 % dans les pays capitalistes développés, et de 50 à 85 % au niveau mondial, le point d’inflexion devant se situer au plus tard en 2015 [8]. Ces fourchettes de chiffres, dont il serait prudent de viser la partie supérieure, impliquent d’abandonner les énergies fossiles en deux générations, alors que celles-ci couvrent 80 % de nos besoins énergétiques (et que l’or noir est la matière première de l’industrie pétrochimique). En fait, l’ampleur des réductions à réaliser dans l’urgence et l’importance de la différence de coût entre fossiles et renouvelables sont telles que même une taxe de 600 dollars la tonne ne suffirait pas (elle permettrait seulement de réduire les émissions globales de moitié d’ici 2050, selon l’Agence internationale de l’énergie) [9]. Sachant que la combustion de mille litres de gazole produit 2,7 tonnes de CO2, on comprend qu’une telle mesure serait socialement inapplicable dans les faits : les employeurs ne pourraient s’y résigner que si elle était intégralement transférée sur les consommateurs finaux, tandis que la majorité de la population, excédée par l’austérité qui sévit depuis trente ans, s’opposera évidemment à une telle détérioration de ses conditions d’existence.
C’est pourquoi, en pratique, et en dépit de toutes les théories sophistiquées des ecological economics, les propositions politiques d’internalisation des coûts des pollutions sont à la fois insuffisantes écologiquement et insupportables socialement. À supposer que les obstacles théoriques et pratiques puissent être levés, l’efficacité de l’internalisation resterait d’ailleurs aléatoire, parce que le prix est un indicateur purement quantitatif, incapable de saisir les différences qualitatives entre les tonnes de CO2 évitées par des moyens aussi différents que l’isolement d’une habitation, l’installation de panneaux photovoltaïques, une plantation d’arbres, ou la suppression d’un grand prix de Formule Un. Quantitativement, rien ne distingue en effet une tonne de CO2 d’une autre. Or, les différences qualitatives sont décisives à l’élaboration de stratégies écologiques adéquates, dans lesquelles les moyens mis en œuvre sont cohérents avec la fin – le passage sans casse sociale à un système énergétique économe et décentralisé, basé uniquement sur les sources renouvelables.
Gestion rationnelle du métabolisme et lutte des classes
Le caractère écocidaire du capital s’est concrétisé dès les débuts de ce mode de production. Au XIXe siècle, le fondateur de la chimie des sols, Liebig, tirait déjà la sonnette d’alarme : du fait de l’urbanisation capitaliste, les excréments humains ne retournaient plus au champ, et cette rupture du cycle des nutriments menaçait de causer un grave appauvrissement des sols. Au fait de ces travaux, Marx hissa la problématique sur le plan conceptuel en posant la nécessité générale d’une « régulation rationnelle des échanges de matières (ou métabolisme) entre l’humanité et la nature » [10]. Ensuite, armé de ce concept écologique avant la lettre, il revint à la question des sols pour mettre en avant une perspective programmatique radicale : l’abolition de la séparation entre la ville et la campagne, complément indispensable à ses yeux de la disparition progressive de la séparation entre travail manuel et intellectuel. Il convient d’y insister : l’expression « gestion rationnelle » ne doit pas prêter à confusion. La nature, pour Marx, est « le corps inorganique de l’homme ». Le bon métabolisme de l’ensemble ne passe pas par une bureaucratie de technocrates verts mais par la suppression des classes sociales. En effet, la division de la société rend impossible toute maîtrise consciente et organisée des échanges de matières avec l’environnement. Non seulement parce que la course au profit pousse les patrons à piller les ressources naturelles, mais aussi parce que leur appropriation capitaliste fait que les ressources se dressent face aux exploitéEs comme des forces hostiles dont ils et elles sont aliéné.e.s. Ajoutons à cela que la concurrence entre salarié.e.s et la peur du chômage incitent chacun.e individuellement à souhaiter la bonne marche de « son » entreprise, et à collaborer ainsi involontairement au productivisme. Enfin, à partir d’un certain niveau de développement du capital, la consommation de marchandises procure aux travailleurs et aux travailleuses un certain nombre de compensations misérables pour l’aliénation de la production. Tous ces mécanismes ne peuvent être rompus que par le développement toujours plus large de la solidarité de classe. C’est pourquoi, pour Marx, la gestion rationnelle du métabolisme humanité-nature ne peut être réalisée que par « les producteurs associés ». Et Marx de préciser que c’est en cela que réside « la seule liberté possible ».
Quoique Lénine y ait fait référence dans certaines prises de position politiques relatives à la question agraire [11], et que Boukharine en ait fait une présentation intelligente dans son précis sur le matérialisme historique [12], le concept marxien de régulation rationnelle des échanges de matière tomba ensuite dans l’oubli. Aucun penseur marxiste ne lui accorda l’importance qu’il mérite et, surtout, aucun d’entre eux ne vit l’intérêt de s’y référer lorsque la question écologique devint un problème de société, à partir des années 1960 du siècle passé. Ce n’est pas le lieu ici de s’interroger sur les raisons de cette solution de continuité dans le marxisme révolutionnaire [13]. On se contentera de mettre le lecteur en garde contre des interprétations simplistes : le stalinisme n’est pas seul en cause, bien qu’il ait signifié, dans ce domaine aussi, une terrible régression théorique [14]. On mettra plutôt l’accent sur le fait que « l’écologie de Marx » mérite de prendre d’urgence une place centrale dans la pensée théorique et l’élaboration programmatique des marxistes.
La problématique du réchauffement illustre cette nécessité. En effet, la saturation de l’atmosphère en CO2, due principalement à la combustion des combustibles fossiles – c’est-à-dire à un court-circuit dans le cycle long du carbone – constitue un cas flagrant de gestion irrationnelle des échanges de matière, et cette irrationalité met l’humanité face à un terrible dilemme :
– d’un côté, trois milliards de gens vivent dans des conditions indignes. Satisfaire leurs besoins légitimes n’est possible qu’en augmentant la production matérielle. Donc la transformation de ressources prélevées dans l’environnement. Donc la consommation d’une énergie qui, aujourd’hui, est à 80 % d’origine fossile, c’est-à-dire source de gaz à effet de serre ;
– de l’autre côté, le système climatique est au bord de l’infarctus. Éviter des catastrophes irréversibles (dont les victimes se compteront principalement parmi les trois milliards de gens qui aspirent à une existence digne) impose de réduire radicalement les émissions de gaz à effet de serre. Donc la consommation des énergies fossiles nécessaires aujourd’hui à la transformation des ressources prélevées dans l’environnement. Donc la production matérielle.
Dans le court délai de 40 ans qui nous est imparti, selon le GIEC, et à moins d’une révolution scientifique extraordinaire dans le domaine énergétique, ce système d’équation ne peut tout simplement pas trouver de solution capitaliste acceptable. En effet, un système basé sur la concurrence pour le profit est strictement incapable de satisfaire massivement les besoins humains non solvables tout en réduisant durablement la consommation d’énergie ainsi que la production matérielle. Atteindre ces objectifs séparément est déjà incompatible avec la logique du capital, que dire alors de les atteindre conjointement ? L’impossibilité de la chose apparaît clairement à l’examen des scénarios climatiques proposés par les gouvernements et les institutions internationales. Le scénario Blue map de l’Agence internationale de l’énergie, par exemple, vise à réduire les émissions globales de 50 % d’ici 2050 [15]. D’une part, cet objectif est plus que probablement insuffisant ; d’autre part, il ne serait atteint que moyennant le recours massif à l’énergie nucléaire, aux agrocarburants et au soi-disant « charbon propre » (CCS) (sans parler du gaz de schiste et des sables bitumineux). Blue Map impliquerait de construire chaque année, pendant plus de quarante ans, 32 centrales nucléaires de 1 000 MW ainsi que 45 nouvelles centrales au charbon de 500 MW équipées de CCS. Inutile de s’attarder : la terrible catastrophe de Fukushima, au Japon, suffit à montrer l’aberration de tels projets.
Le choix stratégique est dès lors le suivant :
– soit on sort du capitalisme en restreignant radicalement la sphère et le volume de la production capitaliste, et il est possible de limiter au maximum les dégâts du réchauffement tout en garantissant un développement humain de qualité, basé exclusivement sur les énergies renouvelables dans la perspective d’une société basée sur une autre économie du temps ;
– soit on reste dans la logique capitaliste d’accumulation, le dérèglement climatique restreint radicalement le droit à l’existence de centaines de millions d’êtres humains et les générations futures seront condamnées à essuyer les plâtres de la fuite en avant dans des technologies dangereuses.
On choisira évidemment la première solution, mais il convient d’insister sur le fait que la stricte contrainte environnementale soumet la transition au socialisme à des conditions inédites. L’ampleur du défi ne saurait être surestimée. Dans l’Union européenne, par exemple, réduire les émissions de 60 % (or il faudrait les réduire de 95 % !) sans recourir à l’atome nécessiterait de supprimer 40 % environ de la demande énergétique finale [16]. Il n’est pas facile de mesurer l’implication en cascade sur la production matérielle et les transports, mais il semble évident que l’objectif ne sera pas atteint simplement en éliminant les productions inutiles et nuisibles (armement, publicité, yachts de luxe et avions privés, etc.) en luttant contre l’obsolescence planifiée des produits, ou en supprimant la consommation ostentatoire des couches les plus riches de la classe dominante… Des mesures plus radicales seront nécessaires, qui auront des effets sur l’ensemble de la population, au moins dans les pays capitalistes développés. En d’autres termes, la transition au socialisme doit se faire dans des conditions fort différentes de celles du XXe siècle.
Une indication est donnée par l’estimation de la part de l’agrobusiness dans le total des émissions de gaz à effet de serre. Selon la campagne « Ne mange pas le monde », en effet, de 44 à 57 % des émissions de gaz à effet de serre sont dues au modèle actuel de production, de distribution et de consommation des produits agricoles et forestiers. Ce chiffre est obtenu en additionnant les émissions dues aux activités strictement agricoles (11 à 15 %), à la déforestation (15 à 18 %), à la manutention, au transport et au stockage des aliments (15 à 20 %) et des résidus organiques (3 à 4 %). [17] La lutte pour la stabilisation du climat au meilleur niveau possible ne saurait par conséquent se limiter à l’expropriation des expropriateurs-pollueurs-gaspilleurs : le changement des rapports de propriété ne constitue que la condition nécessaire – mais non suffisante – d’un changement social extrêmement profond, impliquant la modification substantielle de modes sociaux de consommation et de mobilité. Ces modifications – se déplacer autrement, manger moins de viande et consommer des légumes de saison, par exemple – doivent être mises en perspective dès maintenant, car il y a urgence et qu’elles ont des implications immédiates. Elles peuvent l’être, car elles mettent en œuvre des mécanismes culturels et idéologiques qui ont une certaine autonomie par rapport à la base productive de la société. Quoiqu’elles ne portent en elles aucun changement structurel, il convient de les considérer comme partie intégrante de l’alternative anticapitaliste. Dans la mesure où elles débouchent sur des pratiques collectives, elles peuvent favoriser la prise de conscience et l’organisation.
Une période nouvelle
Le Programme de Transition rédigé par Léon Trotsky en 1938 commence par l’affirmation que « la prémisse économique de la révolution prolétarienne est arrivée depuis longtemps au point le plus élevé qui puisse être atteint sous le capitalisme », et conclut que « les prémisses objectives […] ne sont pas seulement mûres ; elles ont même commencé à pourrir. Sans révolution socialiste, et cela dans la prochaine période historique, la civilisation humaine tout entière est menacée d’être emportée dans une catastrophe ». Certes, le fondateur de l’Armée rouge réfère en premier lieu au contexte historique : la victoire du fascisme et du nazisme, l’écrasement de la révolution espagnole et la guerre mondiale imminente. Son jugement sur la putréfaction des conditions objectives semble pourtant avoir une portée historique plus vaste. Ce thème réapparaîtra d’ailleurs sous la plume d’Ernest Mandel : « En fait, (à partir d’un certain niveau) la croissance des forces productives et la croissance des relations marchandes-monétaires peut écarter la société de son objectif socialiste au lieu de l’en rapprocher. » [18].
Citation remarquable, dont les implications stratégiques mériteraient d’être explorées. Car telle est en fait la situation sans précédent à laquelle nous sommes confrontéEs : au niveau des pays développés, le capitalisme est allé trop loin dans la croissance des forces productives matérielles, de sorte qu’une alternative socialiste digne ne passe plus par une avancée, mais par une forme de recul. (Nous parlons bien des forces matérielles, le développement des connaissances et de la coopération entre producteurs n’est évidemment pas en cause.) C’est cette conjoncture historique nouvelle qui s’exprime dans l’impérieuse nécessité de produire et de transporter moins, afin de consommer radicalement moins d’énergie et de supprimer totalement les émissions de CO2 fossile d’ici la fin du siècle.
Le fait que le développement des forces productives matérielles ait commencé à nous éloigner objectivement d’une alternative socialiste constitue le fait majeur qui fonde et justifie le concept nouveau d’écosocialisme. Loin de n’être qu’une nouvelle étiquette sur la bouteille, ce concept introduit au moins cinq nouveautés, que j’ai esquissées dans mon livre L’impossible capitalisme vert, et que je rappellerai brièvement ici [19] :
1° La notion de « maîtrise humaine sur la nature » doit être abandonnée. La complexité, les inconnues et le caractère évolutif de la biosphère impliquent un degré d’incertitude irréductible. L’intrication du social et de l’environnemental doit être pensée comme un processus en mouvement constant, comme une production de nature.
2° La définition classique du socialisme doit être complétée. Le seul socialisme possible désormais est celui qui satisfait les besoins humains réels (débarrassés de l’aliénation marchande), démocratiquement déterminés par les intéressés eux-mêmes dans les limites des ressources et en s’interrogeant prudemment sur l’impact environnemental de ces besoins et de la manière dont ils sont satisfaits.
3° Il s’agit de dépasser la vision cloisonnée, utilitariste et linéaire de la nature comme la plateforme physique à partir de laquelle l’humanité opère, comme le magasin où elle puise les ressources nécessaires à la production de son existence sociale et comme la décharge où elle entrepose ses déchets. La nature est tout à la fois la plateforme, le magasin, la déchetterie et l’ensemble des processus vivants qui, grâce à l’apport d’énergie solaire, font circuler la matière entre ces pôles en la réorganisant constamment. Les déchets et leur mode de dépôt doivent donc être compatibles en qualité comme en qualité avec les capacités et les rythmes de recyclage par les écosystèmes. C’est-à-dire que le bon fonctionnement de l’ensemble dépend de la biodiversité, qui doit être protégée.
4° Les sources énergétiques et les méthodes de conversion employées ne sont pas neutres socialement. Le socialisme, par conséquent, ne peut pas se définir à la mode de Lénine comme « les soviets plus l’électricité ». Le système énergétique capitaliste est centralisé, anarchique, gaspilleur, inefficient, intensif en travail mort, basé sur des sources non renouvelables et orienté vers l’accumulation. Une transformation socialiste digne de ce nom nécessite son remplacement progressif par un système décentralisé, planifié, économe, efficient, intensif en travail vivant, basé exclusivement sur les sources renouvelables et orienté vers la production de valeurs d’usage durables, recyclables et réutilisables. Ceci ne concerne pas seulement la production d’énergie au sens étroit mais l’ensemble de l’appareil industriel, l’agriculture, les transports, les loisirs et l’aménagement des territoires. Cette transformation extrêmement profonde ne peut s’achever qu’au niveau mondial.
5° Le dépassement du seuil à partir duquel la croissance des forces productives matérielles complique le passage au socialisme implique une attitude critique face à la hausse de la productivité du travail. Dans un certain nombre de domaines, la mise en œuvre d’une alternative anticapitaliste respectueuse des équilibres écologiques nécessite le remplacement du travail mort par du travail vivant. C’est manifestement le cas dans l’agriculture, où le système de l’agrobusiness ultra-mécanisé, gros consommateur d’intrants et d’énergie fossile, devra céder la place à un autre mode d’exploitation, plus intensif en travail humain. La même chose vaut pour le secteur de l’énergie, car la production décentralisée basée sur les renouvelables nécessitera beaucoup de travail, de maintenance notamment. D’une manière générale, la quantité de travail vivant doit augmenter radicalement dans tous les domaines liés directement à l’environnement. Un parallèle peut être fait avec les soins aux personnes, l’enseignement, et d’autres secteurs dans lesquels la gauche considère comme allant de soi de développer l’emploi public : l’intelligence et l’émotion humaines, combinées à une culture du « prendre soin », sont en effet nécessaires dans les matières qui relèvent directement de l’interaction avec la biosphère.
Des esprits dogmatiques craindront que ces réflexions ouvrent la porte à une révision du marxisme révolutionnaire, sous la forme de concessions à l’offensive d’austérité contre la classe ouvrière des pays développés. Il n’en est rien. Il n’est pas question de céder la moindre parcelle de terrain aux discours culpabilisants qui utilisent la crise écologique pour tenter de désarmer le monde du travail et ses représentants. Une ligne de démarcation entre l’écosocialisme, d’une part, l’écologie politique et la décroissance, d’autre part, est l’attitude face à la lutte des classes. Nous restons fermement convaincus que les exploitéEs apprennent par l’expérience des luttes collectives, qui commencent par la défense des salaires, de l’emploi et des conditions de travail. Toute lutte des travailleuses et des travailleurs, même la plus immédiate, doit être soutenue et considérée comme une chance d’augmenter le niveau conscience pour l’orienter vers une perspective socialiste. Dans ce cadre stratégique, le constat que la transition socialiste doit s’opérer dorénavant sous contrainte environnementale n’affaiblit pas les convictions anticapitalistes : il les renforce au contraire. Cependant, seule la vérité est révolutionnaire. On ne peut dissimuler le fait que la transformation socialiste impliquera fort probablement de renoncer à certains biens, services et habitudes qui imprègnent profondément la vie quotidienne de larges couches de la population, au moins dans les pays capitalistes développés. Il s’agit donc de mettre en avant des objectifs capables de compenser cette perte par un progrès substantiel dans la qualité de vie. Deux pistes nous semblent devoir être privilégiées : 1° la gratuité des biens de base (eau, énergie mobilité) jusqu’à un volume social moyen (ce qui implique l’extension du secteur public) ; 2° la réduction radicale (50 %) du temps de travail, sans perte de salaire, avec embauche proportionnelle et avec diminution des cadences.
« Toute économie se résume en dernière instance à une économie du temps », disait Marx. Affirmer la nécessité de produire et de consommer moins, c’est revendiquer le temps de vivre, et de vivre mieux. C’est ouvrir un débat fondamental sur la maîtrise du temps social, sur ce qui est nécessaire à qui, pourquoi et en quelles quantités. C’est réveiller le désir collectif d’un monde sans guerres, où l’on travaille moins et autrement, où l’on pollue moins, où on développe les relations sociales, où on améliore substantiellement le bien-être, la santé publique, l’éducation et la participation démocratique. Un monde où les producteurs associés réapprennent à « dialoguer » collectivement avec la nature. Ce monde-là ne sera pas moins riche que le monde actuel – comme dit la droite, ni « aussi riche pour la grande majorité de la population » – comme dit une certaine gauche. Il sera infiniment moins futile, moins stressé, moins pressé – en un mot : plus riche.