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La dette au banc... des accusés

Olivier Bailly (CNCD)

dimanche 18 août 2002

L’éducation est un droit. Elle doit être gratuite et ouverte à tous les enfants. Si personne ne nie cette assertion, elle est loin d’être une réalité. En 2002, 113 millions d’enfants attendent encore la chance de s’asseoir sur les bancs d’école.

En 1961, la conférence de l’Unesco sur l’éducation à Addis Abeba (Ethiopie) réclame l’école pour tous en 1980. Quarante ans plus tard, en mai 2002, le Sommet du développement à Monterrey (Mexique) reporte cet objectif à 2015. L’éducation reste désespérément une priorité sans volonté politique.

Entre-temps, pour engager les grands de ce monde à s’occuper des petits, l’Unicef, l’Unesco, la Banque mondiale et le PNUD ont relancé en 1990 un programme "l’Education pour tous". Ici encore, les objectifs de cette ambitieuse initiative ont tourné aux voeux pieux et belles paroles.

De ces quarante ans reste cependant une évolution notable : les décideurs de l’éducation ne sont plus à l’Unesco, l’agence de l’ONU spécialisée sur l’enfance, mais à la Banque mondiale, le recouvreur de dette.

Pourquoi éduquer ?

Pourquoi éduquer ? La Banque mondiale attribue à l’enseignement des objectifs très "pratiques". Elle lie systématiquement l’éducation à la réduction de pauvreté et donc à la croissance économique, au point d’inverser l’ordre de priorité. Elle privilégie l’enseignement primaire au détriment des éducations secondaires et supérieures, au rendement social moindre (1). Selon Badara Ndiaye du CADTM Sénégal, " La Banque mondiale a pour objectif de créer des "blocages" au niveau même du cycle de l’enseignement fondamental, afin de réduire le nombre d’élèves en fin de cycle et limiter ainsi l’accès aux études supérieures. Les évaluations deviennent sélectives au niveau de la 4e année. Les conséquences de cette "priorité" à l’éducation élémentaire se traduisent par 80% d’échec à l’examen d’entrée au secondaire. Plus grave encore, la majorité des 20% restants n’a pas acquis réellement les apprentissages lui permettant de suivre effectivement les études secondaires. " Les élèves éduqués avecéconomie deviennent ainsi un "capital humain" qu’il convient de rentabiliser et d’investir dans la production afin d’en tirer les bénéfices maximums pour la société dans laquelle il évolue. La démocratie, l’émancipation, ou tout autre droit improductif sont relégués au second plan (2).

On écarterait volontiers de la main cette analyse purement économique de l’éducation mais malheureusement, l’avis de la Banque mondiale en la matière pèse lourd. La Banque mondiale représente 28 % des ressources des Etats africains pour l’éducation. Pour gérer ce budget et cette responsabilité considérables, la Banque a un secteur ’éducation’ de 240 personnes dont à peine 50 ont un diplôme dans ce domaine

Il serait naturel de s’étonner d’une telle intrusion de la part d’une institution internationale qui n’a ni une mission spécifique sur l’éducation, ni un personnel adéquat pour la mener. L’Unesco explique-t-elle à la Banque mondiale comment octroyer des prêts, à qui et pour quels montants ? Non, mais ce n’est pas l’éducation qui dirige le monde

Récemment, la Banque mondiale a annoncé la mise en oeuvre accélérée du programme "Education pour tous" pour 23 pays. Deux conditions sont posées pour en bénéficier : "la mise en place avant fin août 2002 d’une stratégie de réduction de la pauvreté complète (à savoir un programme d’ajustement structurel rebaptisé) et l’existence d’un plan convenu avec les bailleurs de fonds pour l’ensemble du secteur de l’éducation et appliqué de manière efficace"(3). La priorité de l’éducation ne se concrétisera donc que sous des conditions plus prioritaires !

L’humain capital

A la logique de capital humain, beaucoup, dont l’Opération 11.11.11, préfère celle de l’humain capital. Les enjeux de l’éducation pour un pays, comme pour un individu, dépassent le transfert de savoirs de base : apprendre à lire, à écrire, à compter. Elle développe l’autonomie de l’écolier, sa capacité d’analyse, d’émancipation. Et en fin de compte, son épanouissement personnel. Pour preuve, les universités, en Afrique comme ailleurs, ont toujours été des carrefours d’idées, des centres d’innovations et des terreaux de contestations des pouvoirs totalitaires. L’éducation est un moteur essentiel de la démocratie et donc du développement, comme les lie cette année le PNUD dans son Rapport sur le développement humain.

Pour que l’éducation assume correctement ses missions, elle doit remplir des conditions quantitatives et qualitatives. Les conditions quantitatives ne peuvent pas se résumer à l’accès pour tous à l’éducation. La durée de l’enseignement a aussi un impact sur sa mission. En moyenne, les enfants d’Amérique latine sont scolarisés pendant 5,2 ans. Et si le Canada offre 17 années d’études à ses citoyens, le Mali n’en offre que deux !

Les critères qualitatifs sont plus flous, plus sujets à interprétation culturelle, et l’évaluation des programmes est encore hasardeuse. Cependant, la participation active des principaux intéressés locaux (enfants, parents et enseignants) et l’intervention renforcée de l’Etat offrent, sinon des garanties, des critères sérieux pour un enseignement de qualité et adapté aux réalités des étudiants, car elles ne répondent pas à une demande réductrice et à court terme de rentabilité, se basant plutôt sur l’intérêt public.

Où est l’argent des enfants ?

Une certitude s’impose : pour réunir les conditions d’une éducation gratuite et de qualité pour tous, des ressources financières seront indispensables. Mais pas pour un montant énorme. Selon l’Unicef, "pour éduquer tous ses enfants, le monde devrait dépenser en moyenne sept milliards de dollars supplémentaires par an, pendant les dix prochaines années. C’est moins que ce que les Etats-Unis dépensent chaque année en produits cosmétiques ou l’Europe en crèmes glacées". Mais malgré les effets de manche répétés aux grandes messes du développement, l’argent n’est pas libéré par les ’généreux donateurs’ et les pays les plus pauvres hypothèquent aujourd’hui la génération de demain, faute de budget suffisant, notamment suite à un service de la dette qui a explosé ces dernières années.

Mais il y a plus grave. Les progrès dans le domaine de l’éducation ont connu un coup de frein à la mi-80, quand les plans d’ajustement structurel (PAS) ont débuté leurs coupes sombres dans les budgets d’Etat. Hasard de calendrier ?

Pas vraiment. L’Institut international du développement de Harvard a démontré que dans les années 80, la part des dépenses d’éducation a diminué des manière beaucoup plus importante dans les pays sous ajustements. Les PAS réduisant le budget d’Etat, ils réduisent aussi la part réservée à l’éducation, même si de rares fois, la réallocation des dépenses publiques a pu renforcer la scolarisation, comme ce fut le cas au Bangladesh et au Pakistan (4).

Pour exemple, en Tanzanie, 54 enfants sur 100 en âge d’aller en classe primaire fréquentaient l’école en 1987. En 1998, ils étaient 6 de moins en classe ! Et pour le secondaire, seuls 4 adolescents sur cent y ont accès, plus de vingt-trois fois moins qu’en Belgique

La vie quotidienne des écoles dans les pays en développement s’identifie de plus en plus à des classes de 120 élèves où une chaise contente six élèves, des classes à double flux où le professeur donne deux fois les cours dans la journée ; des classes multigrades où le professeur donne cours en même temps à des élèves de niveaux différents ; le licenciement des professeurs diplômés, remplacés ou non par des "vacataires" qui sont des jeunes gens sans qualification spécifique, formés à la va-vite et sous payés à la fin d’une année de travail ; des bibliothèques d’université dotées de quelques livres, sans abonnement de revues ; des professeurs qui travaillent comme chauffeurs de taxi la nuit pour arrondir leurs fins de mois ; des étudiantes qui se prostituent pour payer leur inscription à l’école.

Une dualisation de plus en plus renforcée de l’éducation amène les personnes aisées à payer rubis sur ongle l’éducation privée de leurs enfants, tandis que les pauvres se contentent des classes publiques, sans tableau noir et manuel scolaire mais avec volonté et imagination (voir les articles du dossier consacrés aux Philippines, Cameroun et Rwanda)

Qui paie ?

Face à ces sérieux dégâts engendrés par sa logique marchande, la Banque mondiale a tout de même pris conscience de son triste bulletin et de l’importance de refinancer l’enseignement. Qui a-t-elle sollicité pour renflouer les caisses des écoles ? Les grands bailleurs internationaux ? Les institutions financières internationales ? Les multinationales aux chiffres d’affaires aussi lourds que le PIB d’un pays africain ? Non. Les parents et enfants des pays les plus pauvres ! Cette mesure contraire à la sacro-sainte gratuité scolaire était excessive, même pour le Congrès américain qui n’est pas l’institution reconnue la plus sociale de la planète. Pourtant, ce Congrès a été jusqu’à menacer la Banque de la priver de fonds si elle ne modifiait pas son approche des "user fees" (le ’minerval’ de l’utilisateur). (5) La Banque mondiale sans argent ? Voilà une dissertation qui aurait plu aux écoliers africains et à l’administration Bush, agacée par la relative indépendance de cette institution (notamment du temps de Joseph Stiglitz, ancien vice-président de la Banque).(6)

Plus crédibles, les initiatives 20/20 et PPTE devraient apporter des subsides supplémentaires à l’éducation. L’initiative 20/20 amène les pays industrialisés à consacrer 20 % de leurs aides aux programmes sociaux de base, les pays en développement consacrant à ces mêmes programmes 20 % de leurs budgets nationaux. Si l’idée est bonne, les deux sources de financement tendent chaque année à se réduire. Quant à l’initiative PPTE qui annulerait une partie de la dette des pays surendettés, elle suscite de nombreuses critiques, tant sur le fond (sous conditions, la dette insupportable d’un pays est ramenée à un seuil de ’supportabilité’, mais n’est en rien annulée et continue à peser sur le destin du pays) que sur la forme (malgré les annonces fracassantes, peu de pays ont concrètement profité d’une réduction de dette).

A ce jour, 18 pays africains sont engagés dans l’initiative PPTE. Si les prévisions devaient se confirmer, 20,5 milliards de dollars seraient libérés pour l’éducation.

Mais ces considérations financières ne doivent pas nous abstenir de repenser l’utilisation des ressources disponibles et le renouvellement des systèmes éducatifs en termes de qualité et d’adaptation. Dans l’attente d’une hypothétique action concrète des grands, les petits amorcent des initiatives locales comme le collège des pieds nus (7). Sans des innovations de ce type, l’argent n’apportera pas de solutions miracles. C’est la première leçon à retenir.


(1) Certes, ces enseignements concernent moins de personnes et demandent proportionnellement plus d’argent, mais l’augmentation des budgets pour l’éducation primaire ne doit pas impliquer la négligence financière du cycle suivant d’éducation. D’autres ressources devraient être envisagées pour multiplier les finances de l’éducation, plutôt que de les redistribuer autrement.

(2) Cette coupure nette installée par la Banque mondiale entre économie et démocratie explique sans doute pourquoi elle ne s’est jamais inquiétée des prêts accordés aux dictateurs, de Mobutu à Marcos.

(3) Source Banque mondiale. Communiqué de presse : "La banque mondiale annonce le premier groupe de pays bénéficiant d’une mise en oeuvre accélérée du programme "Education pour tous" , 12 juin 2002 .

(4) Selon Nancy Alexander " payer pour s’instruire ou comment la Banque mondiale et le FMI influencent l’éducation dans le Tiers monde ", www.campaignforeducation.org

(5) Lors du Sommet des PMA en mai 2001 à Bruxelles, Mats Karlsson, vice-président de la Banque mondiale, a lui-même reconnu, à demi-mot, l’ineptie des " user fees ". Lire " Karlsson vs Chalmers ", Olivier Bailly, Demain le monde (dossier PMA), mai 2001

(6) Lire " Sortir de l’impasse ", Arnaud Zaccharie et Eric Toussaint, Ed Syllepse/CADTM, 2002

(7) A Tilonia, petit village du Rajasthan (Inde), le " collège aux pieds nus " valorise une riche tradition culturelle d’échange mutuel de connaissances. Il mobilise les compétences, le savoir et l’expérience pratique des villageois pour faire face aux besoins essentiels de leur communauté. Pour en savoir plus, lire " L’Inde invente le ’’collège aux pieds nus’ ", Roy Bunker, le Monde Diplomatique, décembre 2000, ou le site www.becitizen.com

Annexes

Le point sur la dette

Contrairement à une idée reçue, la dette publique externe de tous les pays en développement, où vivent 85 % de la population mondiale, ne représente pas une somme élevée au niveau mondial. Elle s’élève à environ 1 600 milliards de dollars, soit le double seulement de la seule dette publique de la France (854 Mds) et moins du dixième de celle de l’ensemble formé par l’Amérique du Nord, l’Europe occidentale et le Japon (18 000 milliards).

La dette publique de la petite Belgique (10 millions d’habitants) s’élève à 230 Mds $ alors que la dette externe publique et privée de l’ensemble de l’Afrique subsaharienne (plus de 600 millions d’habitants) représente une somme inférieure (soit 205 Mds $).

Selon la Banque mondiale, entre 1980 et 2001, les pays en développement ont remboursé 4 500 Mds $ tandis que leur dette externe totale était multipliée par quatre (600 Mds $ en 1980, 2 500 Mds $ en 2001). Entre 1995 et 2001, les trésoreries publiques de ces pays ont remboursé 248 Mds $ de plus que ce qu’on leur a prêté

Eric Toussaint

Ventre affamé n’a pas d’oreille

L’école ne suffit pas toujours. Deux cent millions de gamins se rendent en classe le ventre vide. Or un môme affamé se concentre avec difficulté et se montre vulnérable aux maladies. Dans les cas les plus graves, lorsque l’anémie le guette, l’enfant peut être terriblement diminué voire dépressif, comme l’ont montré des chercheurs britanniques et américains.

La cantine gratuite offre non seulement des solutions à ces difficultés mais elle apporte bien d’autres choses. La prise du repas dans le cadre scolaire permet d’aborder et d’illustrer les indispensables questions d’hygiène et de nutrition. Et surtout le repas gratuit attire une grande partie des enfants que la pauvreté a éloigné de l’école. Car les 100 millions de gosses qui loupent l’école s’absentent justement pour trouver de la nourriture, pour eux-mêmes ou parfois pour toute la famille. La cantine gratuite récupère au moins le premier groupe.

Un programme de cantines mené durant trois ans par le Programme alimentaire mondiale sur des écoles cible à travers le monde a fait grimper d’un tiers la fréquentation scolaire. Plus spectaculaire encore, la scolarisation des filles a, quant à elle, doublé au Pakistan et triplé au Cameroun. Or, instruire une fille offre crée un effet boule de neige, car celle-ci transmettra ses connaissances à ses enfants. Chaque année de scolarité supplémentaire de la future mère entraîne, par ailleurs, une diminution de 5 à 10 % du taux de mortalité de ses enfants.

Selon le PAM, 65 dollars suffit à assurer l’alimentation d’un écolier pendant un an.

S.V.

(tiré du site du CADTM, voir notre page de liens)