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Réflexions sur les Alternatives par les luttes

mardi 29 août 2006, par Eric Toussaint

Compte-rendu de l’exposé d’Eric Toussaint fait à Liège, le 3 mai 2005. Ceci n’est pas un exposé (comme dirait Magritte), ce n’est qu’une ébauche.

Quelle profondeur de l’alternative ?

Faut-il chercher un aménagement du système actuel par un retour aux 30 glorieuses (1945-1975) qui se sont caractérisées par une amélioration très nette des conditions de vie au Nord et dans une certaine mesure également au Sud. Cet aménagement se caractériserait par un retour à un capitalisme prêt à rechercher un certain compromis. Dans l’après-seconde guerre mondiale, au siècle passé, il s’agissait du compromis fordiste qui visait à donner du pouvoir d’achat aux travailleurs en échange de la paix sociale. C’était l’âge d’or du (néo)capitalisme.

Henri Jeanne, professeur à l’Université Libre de Bruxelles est un de ceux qui a l’époque affirmaient que l’on allait vers la société des loisirs. Cette question avait fait débat. Certains disaient alors que la classe ouvrière allait disparaître du fait de la robotisation et des loisirs. L’histoire a tranché et leur a donné tort.

OU bien

Veut-on aller plus loin par un bouleversement profond des rapports entre les être humains et entre eux et la nature ? Veut-on aller vers la disparition des différentes formes d’oppression ?

On va débattre de cette seconde forme d’alternative qui implique fondamentalement l’émancipation sociale, c’est-à-dire de se libérer de toutes les formes d’oppression que ce soit pour les victimes, celles qui « subissent » l’oppression ou pour le très grand nombre qui se trouve dans une situation ambivalente en étant à la fois victime et en exerçant par ailleurs certaines formes d’oppression sur d’autres.

Quel type d’oppression ?

• L’oppression sociale est celle qui apparaît en premier lieu. C’est l’opposition classique capital/travail. Ce n’est pas un slogan comme certains veulent le faire penser mais bien une relation sociale qui est le creuset du système capitaliste.

• Une autre dimension de cette même oppression, c’est la domination généralisée de la marchandise avec la bataille fondamentale menée par le capital pour transformer les biens communs en marchandise pour que les rapports marchands s’introduisent dans tous les pores de la société.

• L’oppression patriarcale. Même avec les progrès réalisés par les luttes féministes, la domination reste.

• L’oppression sexuelle avec la répression de certains choix sexuels.

• L’oppression du Tiers Monde avec le remboursement de la dette et l’échange inégal.

• L’oppression raciale

• L’oppression de caste

• L’oppression politique

• L’oppression au niveau de l’information

• L’oppression au niveau de la culture

• L’oppression/répression militaire, policière

• L’oppression religieuse

• L’oppression générationnelle.

Quels sont les objectifs qui peuvent guider ou symboliser l’alternative ?

Marx parlait d’une société constituée d’une association libre de producteurs libres. Ces producteurs pouvant exercer toutes sortes de professions différentes.

On pourrait s’interroger sur le terme de producteurs et éventuellement proposer la formule de citoyennes et citoyens égaux (en référence à la société des égaux qui existait pendant la révolution française).

Le chant L’Internationale est profondément libertaire, son texte est marqué par le rejet de différentes formes de structures qui symbolisent le guide, le sauveur (« Ni Dieu, ni sauveur, ni tribun » : toutes fonctions qui symbolisent la conduction, la direction. « Sauvons nous nous-mêmes. Décrétons le salut commun »).

La question du patrimoine commun de l’humanité devient un thème central parce qu’on a tellement transformé de choses en marchandises. Il est important d’interdire que certaines « choses » puissent être transformées en marchandises. Dans la nouvelle constitution du Venezuela, toute loi qui viserait à renoncer à l’exercice de la souveraineté sur les ressources naturelles est inconstitutionnelle.

Il faut aussi poser la question de l’émancipation individuelle

C’est-à-dire adapter son comportement à une éthique d’émancipation et faisant tout son possible pour ne pas être soi-même un vecteur d’oppression en gardant toujours à l’esprit que s’émanciper individuellement est illusoire si la société continue à être basée sur l’oppression.

L’important est donc de combiner l’émancipation individuelle avec des tentatives collectives d’émancipation.

D’énormes tentatives de libération ont eu lieu depuis le début de l’histoire.

 Spartacus
 Luttes émancipatrices dans les villes du capitalisme naissant (XIIIe, XIVe siècles)
 Tournant manifeste avec le XIXe siècle et la nouvelle classe sociale représentée par le prolétariat moderne dont Marx dit que c’est la seule classe qui n’a rien à perdre que ses chaînes et qui peut donc avoir intérêt à disparaître en tant que classe.
 Lors des années soixante, en plein trente glorieuses, ce n’est évidemment plus la même classe ouvrière qu’au XIXe.
 Aujourd’hui avec la précarisation croissante, on prend conscience de la superficialité de la sécurité d’existence des années soixante. La situation des gens qui vivent d’un salaire ou d’une allocation est plus proche de celle des années 30. La classe ouvrière aujourd’hui n’est plus symbolisée par des grands rassemblements dans des usines de 1500-2000 travailleurs, mais cela n’empêche qu’il y un phénomène de vaste prolétarisation du salariat. L’ingénieur aujourd’hui n’a plus le statut d’il y a 40 ans. Son amour-propre tend à s’amenuiser. Avec la massification du salariat, n’y a-il pas moyen de penser là à un grand mouvement social ?

Des nouveaux acteurs de l’émancipation ?

Les « indigènes »

Avec la rébellion zapatiste du Chiapas, l’acteur a été le mouvement indigène qui va exprimer un discours universaliste sur l’émancipation. Selon Marcos, sont zapatistes toutes sortes de personnes opprimées quel que soit l’endroit où elles se trouvent. Elles forment un tout qui cherche à s’émanciper.

En Equateur, en 10 ans, les indiens se débarrassent de trois présidents. Il s’agit là véritablement d’un renouveau car avant les années 1990, les organisations indigènes se présentaient comme organisations paysannes, Or, aujourd’hui elles se présentent pour ce qu’elles sont : des organisations indigènes. L’autoestime et la conscience collectives ont fortement progressé.

Les paysans

Qui aurait pu penser il y a 40 ans que les paysans pourraient en venir à constituer un grand mouvement comme Vía Campesina avec 60 à 70 millions de membres ? Qui aurait imaginé en Europe des années 1970 ou 1980 qu’un José Bové juché sur son tracteur allait constituer un des symboles de la lutte pour l’alternative au néolibéralisme ?

Un autre grand ensemble social est celui composé par le syndicalisme.

La CISL après sa fusion avec la CMT représentera 160 millions de travailleurs. Il est bien sûr difficile de se sentir proche de l’orientation de la direction de la CISL. Si cet énorme mouvement se mettait en route vers le changement et l’émancipation, cela pourrait ouvrir de nouvelles perspectives.

Lors de l’énorme mouvement social de la fin 95 en France, les médias essayaient d’opposer les salariés aux autres, ce qui n’a pas marché du tout car les non-salariés (qui n’ont pas la possibilité de faire grève) ont soutenu les revendications des salariés.

Il y a aussi de puissants mouvements sociaux qui ne concernent pas que le salariat

 Marche blanche/Comités blancs en Belgique dans les années 1990.
 En Allemagne, de grandes manifestations citoyennes ont lieu tous les lundis en 2004
 En Italie, les ronda contre Berlusconi en 2004.

On ne peut éviter le débat que certains pays qui se disaient socialistes voire communistes (Kroutchev) ont très mal tourné.

En URSS, les choses ont commencé à mal tourner avant Staline, même si c’est lui et la bureaucratie qu’il dirigeait qui a tout systématisé. On peut se poser la question de savoir s’il était inévitable que les caricatures du socialisme dominent en effet. Les grandes transformations prennent des siècles et ne sont pas seulement le résultat d’une révolution (qui est indispensable).

Est-ce qu’il y aura encore de grandes transformations vers des sociétés non capitalistes ?

Est-ce qu’aujourd’hui certaines expériences telles Cuba et le Venezuela vont déjà dans cette direction, ou sont-elles des séquelles ou la répétition des expériences passées.

D’autres idées sont aujourd’hui mises en avant comme celle de changer la société sans prendre le pouvoir (Holloway, Marcos) car le pouvoir pervertit.

Thème non développé dans l’exposé, juste mentionné.

Qu’est-ce que le Forum social mondial a à voir là dedans ? Est-ce une nouvelle forme d’alternative ?

Non le FSM ne constitue pas pour l’instant une alternative radicale. Il s’agit d’un compromis entre radicaux et modérés dans un cadre où des positions très différentes cohabitent et réussissent à convoquer des initiatives. Le processus lui-même crédibilise depuis 2001 l’idée qu’un autre monde est possible ce qui n’est pas rien car 10 ans auparavant dominait l’idée qu’il n’y avait plus d’alternative (le fameux TINA de Margaret Thatcher : There Is No Alternative et « la fin de l’histoire » de Fukuyama ).

La pensée de la transformation radicale est aujourd’hui un processus mondial.

A la différence du XIXe siècle où elle était surtout le fait d’Européens (+ descendants d’Européens en Amérique du Nord et en Amérique latine) - avec des exceptions remarquables comme la révolte des esclaves à Haïti au début du 19e s.-, elle a trouvé des expressions très fortes et originales dans les pays semi-coloniaux et coloniaux au XXe siècle avec les révolutions mexicaine 1910-1917, chinoise, vietnamiennes, cubaines et autres. A partir de la fin des années 1990 et au début de ce XXIe siècle, on vit une mondialisation réelle du mouvement avec un brassage et une convergence de mouvements de réforme ou de révolution qui se trouvent sur un pied d’égalité. Dans le mouvement altermondialiste, il n’y a pas de structure de commandement, pas de politburo, pas d’ordre venant de Moscou, de Washington ou de Pékin. Le fonctionnement en réseau tend à s’étendre et à remplacer un fonctionnement pyramidal.

Au niveau de la lutte d’émancipation des femmes : au cours du XVIIIe s (révolution française), du XIXe siècle (La Commune), du XXe s (révolution russe et espagnole), on a connu l’organisation autonome des femmes comme actrices révolutionnaires luttant pour l’émancipation. Mais c’était fragmenté, il n’y avait pas de mouvement mondial des femmes. « Aujourd’hui », à partir de l’an 2000, les femmes assurent leur visibilité dans des grands événements comme la Marche mondiale, qui est un mouvement véritablement mondial.

L’importance des grands mouvements

La majorité des gens sont dans une situation qui ne leur permet pas de faire le lien logique et cohérent entre leur oppression et le système capitaliste. Tous les changements des deux ou trois derniers siècles sont le résultat de grandes mobilisations au cours de laquelle la conscience fait des bonds qualitatifs. On peut rappeler qu’au Venezuela ce sont de grandes mobilisations qui ont permis de faire libérer Chávez lors du coup d’Etat du 11 avril 2002.

La question des relais politiques

Le terme « relais politique », très souvent utilisé, induit un comportement où le mouvement délègue à d’autres (les partis ou d’autres structures) la fonction de faire de la politique et d’exercer le pouvoir. Or le défi fondamental c’est que l’ensemble des citoyens et citoyennes devienne acteur politique du changement révolutionnaire.
TOUSSAINT Eric
* CR rédigé par Virginie de Romanet et revu par Eric Toussaint