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Socialisme

Après 25 ans de néolibéralisme, comment remonter le courant ?

mardi 21 novembre 2006, par Daniel Bensaïd

Le 17 octobre dernier, la section fribourgeoise du Mouvement pour le socialisme (MPS) avait invité Daniel Bensaid, philosophe et militant de la Ligue communiste révolutionnaire, à donner une conférence dans cette ville. Nous en avons transcrit quelques extraits. (réd. de solidaritéS)

L’offensive néolibérale s’est enclenchée au tournant des années 1980, sous Thatcher et Reagan. Ceci signifie que cette offensive dure maintenant depuis près d’un quart de siècle. Pendant 25 ans, une série de défaites - sur les retraites, l’emploi, la protection sociale, etc. - s’est abattue sur le mouvement ouvrier, et ses effets se font sentir aussi sur la perspective d’une renaissance des mouvements sociaux de contestation de l’ordre social actuel.

L’ampleur des dégâts

Les sociétés européennes avaient été habituées, dans l’après-guerre, à un quasi plein emploi, ainsi qu’à un chômage relativement limité. Les premières vagues de licenciements et de fermetures d’entreprises ont désorienté le mouvement ouvrier, notamment les directions syndicales et les partis de gauche. Pour celles et ceux qui les ont connues, les années 1980 ont été les plus sinistres sur le plan social et politique. A partir du milieu des 1990, on s’est déjà senti un peu moins seul, avec l’apparition d’une certaine contestation sociale. Il n’en demeure pas moins que, même depuis lors, bien qu’il y ait eu des luttes importantes, les victoires significatives ont été rares. Si l’abrogation du CPE au printemps dernier a fait tant de bruit, c’est parce qu’elle a été l’une d’entre elles.
Parallèlement, l’offensive néolibérale n’a pas permis au capitalisme de relancer un cycle d’accumulation dynamique. Elle n’a pas non plus suffi à modifier autant que les classes dominantes l’auraient voulu les rapports de force sociaux, si bien que la spirale des contre-réformes est loin d’être parvenue à son terme.
En France, outre le nombre de chômeurs-euses, il faut compter environ sept millions de travailleurs pauvres. Une partie d’entre elles et eux, malgré l’instauration de la couverture maladie universelle, n’a pas accès aux soins les plus élémentaires. On a également vu apparaître le phénomène des salarié-e-s sans logis, qui disposent d’un travail mais n’ont pas de logement. On assiste aussi au retour de maladies, comme par exemple le saturnisme, qu’on avait cru disparues, et qui étaient les maladies des taudis du 19e siècle.
En Allemagne, six millions de personnes se trouvent en-dessous du seuil de pauvreté. Quarante-sept millions de citoyen-ne-s américains n’ont pas de couverture médicale. Bref, contrairement aux promesses du discours néolibéral, on constate un creusement profond des inégalités...

Guerre sociale et guerre globale

Tout ceci n’est évidemment pas sans effets sur la nature des rapports sociaux dans les sociétés contemporaines. Les dégâts induits par les politiques néolibérales sont considérables. La concurrence de tous contre tous, la mise en opposition des exploité-e-s avec celles et ceux qui sont encore plus exploité-e-s, la destruction des anciennes solidarités, tout ceci témoigne du degré de pénétration du néolibéralisme au sein de la société. C’est ce qui explique que les révoltes prennent souvent la forme d’explosions spontanées, déstructurées, comme ce fut le cas dans les banlieues françaises l’an passé.
La guerre sociale n’est en réalité que l’un des versants d’un état de guerre global déclaré dès le lendemain des attentats du 11 septembre 2001 - même si la rhétorique « anti-terroriste » avait été élaborée dans les cabinets de l’administration américaine bien avant cette date. La guerre globale contre le « terrorisme » se caractérise d’abord par son caractère illimité dans le temps et l’espace. Contrairement aux guerres classiques, cette guerre est présentée comme une guerre non entre des Etats qui auraient des intérêts divergents, mais entre le Bien et le Mal. Des phénomènes comme Guantanamo, Abu Ghraib, ainsi que la re-légalisation de la torture par l’administration américaine récemment, sont inscrits dans la logique de ce type de conflits. Celui-ci implique par ailleurs une suspension du droit international. La plupart des expéditions militaires récentes - y compris l’invasion israélienne du Liban - se sont faites en dehors de toute juridiction internationale.
En même temps, le discours néolibéral a perdu une part importante de sa légitimité. Certes, les contre-réformes se poursuivent, mais les idéologues satisfaits du néolibéralisme se font de plus en plus rares. Il y a une réelle prise de conscience, au sein de la population, et dans une fraction de la « classe politique », des ravages de cette idéologie sur le tissu social. On voit dès lors apparaître ce que j’appellerais un discours libéral « tempéré », qui cherche à aménager des filets de sécurité, tout en continuant à préconiser la soumission aux marchés.
Construire de nouvelles solidarités
Les mouvements d’opposition au néolibéralisme sont encore jeunes. Les trois dates habituellement retenues pour marquer leur naissance sont le soulèvement zapatiste de 1994, les grèves françaises de l’hiver 1995, et les manifestations de Seattle de 1999. Or, dans les trois cas, l’émergence du mouvement altermondialiste ne date que de 10-12 ans, ce qui, à l’échelle de l’histoire du mouvement ouvrier, est bien peu.
La question est de savoir sur quelle base on peut construire aujourd’hui de nouvelles solidarités. A mon sens, l’une des principales tâches qui s’imposent à la gauche radicale est de faire apparaître les solidarités de classe là où elles ne sont pas forcément perçues. Un exemple. Azouz Begag, l’actuel ministre français de l’« égalité des chances », a publié pendant les luttes contre le CPE une tribune dans Libération. Il y affirme que les émeutier-e-s qui ont pris part à la révolte des banlieues au mois de novembre précédent, et qui ont été réprimés par la police et la justice, ne comprendraient pas que les étudiant-e-s, eux, puissent impunément occuper les universités. En somme, Begag cherchait à jouer la banlieue contre les étudiant-e-s pour délégitimer la lutte contre le CPE.
Notre objectif à nous doit être, d’abord, de dénoncer ce type de manœuvres, et surtout de chercher à faire converger ces mouvements. Il faut insister inlassablement sur le fait que les problèmes de ces catégories de la population sont étroitement liés, et exiger des politiques sur la précarité, l’habitat, les conditions de scolarisation et d’accès à l’emploi, qui soient globales...


* Paru dans le périodique suisse solidaritéS n°96 (01/11/2006).
Mis en ligne le 8 novembre 2006