Depuis le milieu des années 1980, le processus de l’intégration européenne a connu une accélération remarquable. Dans le contexte de l’ « onde longue récessive » et de la « mondialisation », il n’est pas étonnant que l’aspect économique stricto sensu de l’intégration ait été privilégié. S’agissait-il pour les grandes puissances européennes d’institutionnaliser, tout simplement, une politique économique libérale au niveau européen dans un but de restauration du taux de profit ? En d’autres termes, sommes-nous aujourd’hui témoins d’un simple processus de collaboration européenne inter-impérialiste de plus en plus étroite ? Ou assistons-nous en même temps à un processus de formation contradictoire d’un impérialisme européen ? Ce dernier est-il en état d’empêcher les Etats-Unis de se développer en une superpuissance impérialiste ? Assistons-nous peut-être à la formation d’un « Empire » mondial ? L’élargissement européen répond-il à des objectifs économiques ou s’inscrit-il plutôt dans un projet politique plus vaste et plus global ? Y a-t-il quelque chose dans cet « élargissement cache-misères » au-delà de ses misères ?
L’UE : Un impérialisme européen ?
Il est vrai que l’on constate une disjonction apparente entre la dimension économique et la construction politique stricto sensu de l’UE, l’Europe économique avançant à un rythme accéléré depuis le milieu des années 1980, alors que l’Europe politique semble piétiner sur place.
Les étapes importantes de ce processus d’intégration économique peuvent être brièvement résumées ainsi :
Premièrement, l’Acte unique de 1986 prévoit la suppression des obstacles non tarifaires à la libre circulation des marchandises, l’élargissement du marché commun incluant des marchandises jusqu’alors « protégées » par l’existence de marchés publics (télécommunications, électricité, transports aériens etc.) et la libéralisation de la circulation des capitaux à l’échelle européenne. Le Marché unique européen annoncé par l’Acte unique devient réalité dès 1993.
Deuxièmement, le traité de l’Union européenne (UE) de 1992 détermine le calendrier de l’Union économique et monétaire (UEM) et impose les fameux critères de convergence de Maastricht en vue de l’adoption de l’euro. Il dicte ainsi des politiques d’austérité sévères aux Etats membres.
Troisièmement, l’euro est adopté par onze pays en 1999 (la Grèce suit un peu plus tard). Le Pacte de stabilité et de croissance préalablement défini (en 1997), prévoyant des peines contre les pays de la zone-euro en cas de non-respect des critères de convergence, perpétue l’orientation restrictive des politiques économiques institutionnalisée à Maastricht.
Le processus d’intégration politique stricto sensu de l’Union n’a pas enregistré un progrès équivalent. Alors que le traité de Maastricht prévoit une perte substantielle de souveraineté des Etats membres devant confier leurs politiques monétaires à une instance européenne (la Banque centrale européenne), aucun pas qualitatif n’a été fait dans le sens d’un renforcement des éléments fédératifs de l’Union. Le Conseil européen, composé de chefs d’Etats et de gouvernements, responsable depuis Maastricht des orientations politiques générales de l’UE, est une institution de caractère intergouvernemental qui semble plutôt restreindre les marges de manœuvres de la Commission. Celle-ci est pourtant la seule institution européenne, possédant un pouvoir substantiel, qui incarne l’élément fédératif de l’UE. Avec le traité de Maastricht, l’UE se donne des compétences judiciaires et policières, mais dans un cadre proprement intergouvernemental où la prise de décision présuppose un vote à l’unanimité. Le seul réel progrès politique du traité dans le sens d’un renforcement de l’élément fédératif de l’Union est bien maigre : la Cour de justice européenne peut sanctionner les Etats pour non-respect du traité.
Malgré ces innovations institutionnelles, l’équilibre entre l’élément fédératif et l’élément intergouvernemental est resté pratiquement invariable ou, en tous cas, s’il y a changement, celui-ci est sans commune mesure avec l’événement de l’UEM. Depuis, malgré quelques progrès relatifs de la construction politique, rien de spectaculaire n’a vu le jour, sauf bien-sûr les conflits européens en matière de politique étrangère arrivant à leur apogée à propos de la guerre impérialiste en Irak.
La politique étrangère et de sécurité constitue d’ailleurs un des dossiers parmi les plus « chauds » de l’UE. Les efforts franco-allemands à définir un concept européen de politique étrangère, de sécurité et de défense lors des travaux préparatoires du traité d’Amsterdam n’ont pas été couronnés de succès se heurtant à la position britannique. Il est caractéristique que ce traité de 1997 se limite à souligner la nécessité de « déterminer progressivement une politique commune de défense dans la perspective d’une défense commune ». Ce dossier a été remis pour plus tard, ainsi que celui de la réforme de la Commission. Ni le nombre des commissaires, ni le mode de représentation des Etats membres dans la Commission n’ont été réglés, malgré le fait que l’élargissement en vue rendait nécessaire une telle réforme. Le traité d’Amsterdam n’a cependant pas été un échec total, soumettant des sujets supplémentaires au principe de prise de décision à majorité qualifié dans le Conseil, ainsi qu’à la procédure de « co-décision » du Parlement européen.
Pour obtenir un accord précaire sur la Charte des droits fondamentaux (la Grande Bretagne ne l’avait pas adoptée), votée au sommet de Nice à 2000, il a d’abord fallu éviter de lui donner un contenu essentiel, « garantissant » des droits en retrait par rapport à ceux déjà existant dans les Etats membres de l’UE. Le traité de Nice, prévoyant entre autre l’élargissement de l’UE à dix nouveaux membres, s’est initialement heurté au référendum irlandais. Il a fallu le vote positif lors d’un second référendum (octobre 2002) pour que cet obstacle soit levé. Cependant, l’élargissement est un enjeu trop important pour qu’un pays comme l’Irlande puisse le mettre en question. En cas d’un second vote négatif irlandais, les experts européens avaient déjà des formules alternatives dans la poche, ce que le commissaire chargé de l’élargissement, G. Verheugen, n’a d’ailleurs jamais caché. Le « non » irlandais au traité de Nice démontre la difficulté dans la prise de décision européenne et surtout la lenteur de leur mise en application et non la fragilité de la construction européenne. Ce « non » n’a jamais provoqué une « crise majeure » de l’Union.
Concluant ses travaux au mois de juillet 2003, la Convention pour l’avenir de l’Europe a rédigé un projet de constitution européenne. Dans sa forme actuelle qui n’est pas encore définitive, ce texte constitutionnel simplifie, réaménage et fusionne les traités de l’Union sans modifier l’équilibre entre ses institutions de manière substantielle. Il s’inscrit dans la logique des « petits pas » des anciens traités qui vise à une amélioration de la fonctionnalité des institutions européennes sans sérieusement affecter les rapports de forces des Etats-Nations dans la construction européenne et, surtout, sans toucher de manière substantielle sur leur souveraineté politique.
Ce déficit politique de la construction européenne n’est pas sans rapport avec les orientations économiques libérales de l’Union, ainsi qu’avec son déficit démocratique conjoint. Lorsque l’UE devient synonyme du démantèlement de l’Etat -providence, de la régression sociale et du chômage, elle ne peut avancer que dans la discrétion des salons où les « élites » européennes défendent leurs intérêts nationaux respectifs. La construction européenne, dit-on, est une constante négociation entre avocats et experts. Elle est en même temps un constant marchandage entre les bourgeoisies nationales sur leur part dans la construction commune qui ne peut avancer sans consensus préalable.
C’est pourquoi dans les domaines où le règlement des comptes est avant tout un règlement entre les classes sociales la construction européenne avance vide. Dans le contexte de la crise structurelle, l’intérêt commun des classes dominantes nationales à redéfinir en leur faveur les rapports de forces sociaux prévaut en général des hésitations souverainistes, d’où l’accélération de la construction économique de l’UE. Comme c’est au contraire l’intérêt national qui prévaut dans la construction politique de l’Europe, aucun progrès spectaculaire ne peut y être observé.
Comme aucun impérialisme national n’a pu régler en sa faveur la question de l’hégémonie sur le continent européen à travers les deux guerres mondiales, on assiste aujourd’hui à un phénomène historique inédit : la gestion politique partagée de l’hégémonie impérialiste européenne.
L’UE est un sujet théorique complexe car on ne dispose pas de concepts établis pour l’appréhender. Y a-t-il un impérialisme sans identité nationale et Etat qui lui correspond ? Certains auteurs[1] répondent par le négatif. Pourtant, l’UE actuelle avec son marché, sa monnaie, sa politique monétaire et sa banque centrale uniques, doit son poids dans les relations internationales à sa voie unique dans nombre de questions. C’est bien l’UE en tant que telle qui a géré ses multiples conflits commerciaux récents avec les Etats-Unis au sein de l’Organisation mondiale du commerce. L’UE joue un rôle autonome dans la question du conflit israélo-palestinien qui compte sur la scène internationale, malgré les relations privilégiées entre les Etats-Unis et l’Etat d’Israël. Elle n’a pas cédé aux pressions étasuniennes, afin qu’elle traite de manière privilégiée la candidature turque à l’adhésion. Elle s’est affronté avec les Etats-Unis à Kyoto sur la question environnementale. L’UE en tant que telle a déjà une présence dans les relations internationales qu’il ne faut pas minimiser, même si elle n’est pas équivalente à son poids économique.
Depuis que l’Allemagne, l’impérialisme national le plus fort en Europe, a choisi un compromis européen au lieu d’une marche solitaire (Sonderweg) dans la conquête économique et politique des pays de l’Est après la chute du mur, l’histoire politique européenne s’est définitivement engagée dans une voie bien précise : le renforcement d’un impérialisme européen « consensuel », c’est-à-dire à gestion partagée, au détriment des impérialismes nationaux de l’Europe.[2] C’est pourquoi la construction européenne s’est accélérée de manière aussi spectaculaire après la chute du mur de Berlin, même si son domaine privilégié était celui de l’économie.
L’euro ne résulte d’ailleurs pas d’une décision purement économique. Son objectif n’était pas seulement d’imposer une discipline budgétaire et monétaire restrictive. Il ne résulte non plus d’une décision « technique », car il est contestable si, d’un point de vue purement technique, il présente plus d’avantages que d’inconvénients. Au prix d’une perte de souveraineté étatique, il crée les perspectives d’une mise en question de l’hégémonie du dollar et d’un rééquilibrage plus général des rapports de forces dans l’alliance atlantique. L’Allemagne a eu de bonnes raisons d’éviter le « Sonderweg », car elle ne pourrait jamais faire face à l’impérialisme étasunien qu’à travers un impérialisme européen, même si les rapports de forces en Europe ne lui permettent pas de le gérer de manière exclusive.
L’UE n’a d’ailleurs jamais été une simple zone de libre échange. Dès les années cinquante, les mesures et les innovations économiques visaient à des objectifs politiques. L’économie était toujours en avance, mais seulement pour servir la politique. Si au début de l’Europe communautaire s’il s’agissait avant tout de contrôler l’Allemagne, aujourd’hui il s’agit de faire face à l’impérialisme étasunien, non pour le remplacer dans ses fonctions essentielles, mais pour se défendre d’abord contre ses aspirations « impériales » et monocratiques et pour rééquilibrer ensuite les rapports de forces sur la scène internationale. L’euro s’inscrit dans cette logique. Il crée une situation de fait qui oblige la construction européenne politique de faire de pas en avant, y compris dans le domaine sensible de la défense commune. Cela n’implique pas nécessairement une fédéralisation proprement dite de l’UE, car on peut par exemple imaginer des accords spécifiques entre un nombre restreint des pays membres, à l’image de la formule-euro.
L’UE et la « concurrence inter-impérialiste » de type continental
L’heure de l’ « ultra-impérialisme » n’est pas encore arrivée. Supposer qu’il existe aujourd’hui une communauté d’intérêts capitalistes à l’échelle mondiale qui rend l’antagonisme inter-impérialiste superflu ou d’une importance secondaire, serait une erreur grossière. La dimension dominante de la mondialisation est bien sa dimension « verticale » et non sa dimension « horizontale ». Cela veut dire que l’intégration économique est d’abord régionale et puis intercontinentale ou « globale », aussi bien au niveau des échanges marchands qu’au niveau des investissements directs à l’étranger.
Au stade actuel de la mondialisation il n’y a aucune raison pour que cela change. Le niveau régional présente plusieurs avantages productifs par rapport au niveau global. En particulier, ce premier combine des économies d’échelle avec des systèmes de gestion et de communication efficaces et permet une adaptabilité plus rapide des entreprises, en amont et en aval, aux conditions fluctuantes du marché. Ainsi que le note B. Gerbier à juste titre, entre « la nation, cadre devenu trop étroit pour le développement capitaliste des forces productives pour la plupart des Nations, y compris les Etats-Unis, et le monde entier, cadre encore trop gigantesque, on peut penser que la dimension régionale est une solution possible pour réconcilier opérationnalité des forces productives et opérationnalité des rapports sociaux dans le cadre du capitalisme ».[3]
E. Mandel, dans son Troisième âge du capitalisme, présente trois modèles d’évolution alternatifs de l’impérialisme. C’est bien celui de la « concurrence inter-impérialiste » (le modèle iii) qui est le plus proche à la réalité actuelle, celui que Mandel lui-même considérait comme le plus probable : « Dans ce modèle, l’interpénétration internationale des capitaux est assez avancée pour qu’un nombre plus élevé de grandes puissances impérialistes soit remplacé par un plus petit nombre de superpuissances impérialistes, mais elle est si fortement entravée par le développement inégal du capital que la constitution d’une communauté d’intérêts globale du capital échoue. La fusion des capitaux l’emporte au niveau continental et la concurrence impérialiste intercontinental s’en trouve d’autant plus aiguisée. »[4]
Evidemment, aucun modèle pur parmi les trois modèles présenté par E. Mandel ne correspond de manière exacte à la réalité actuelle. Cependant ces trois modèles sont complètement contradictoires : ils sont justement alternatifs et on ne peut en aucun cas appréhender la « mondialisation » actuelle, sous prétexte qu’elle est elle-même un processus contradictoire, en combinant les trois modèles.
Le modèle ii, celui de l’ultra-imperialisme ou de l’ « Empire » chez M. Hard et T. Negri[5] implique une réorganisation de l’ordre mondial qui efface l’Etat-Nation au profit d’un Etat impérialiste global, présupposant ainsi une fusion totale des intérêts capitalistes nationaux. Non seulement ce modèle ne résiste pas à l’examen de fait, les grandes entreprises transnationales demeurant intimement liées à leurs Etats respectifs, mais aucune tendance dans cette direction n’est constatable.[6] Au contraire, dans le contexte de l’onde longue récessive qui ne finit pas, c’est bien la concurrence qui se trouve aiguisée, ainsi que le montrent les conflits inter-impérialistes de plus en plus fréquents au sein de l’OMC. Si l’on adopte ce modèle théorique, il est impossible de comprendre la spectaculaire impasse de Seattle, due notamment aux désaccords irréconciliables entre les Etats-Unis et l’UE.
Le modèle i, celui du super-impérialisme, implique selon E. Mandel qu’« une grande puissance impérialiste unique détient une hégémonie telle que les autres Etats impérialistes perdent toute autonomie réelle à son égard et sont réduits au statut de puissances semi-coloniales mineures ». Cela implique, ajoute Mandel, « un contrôle direct du capital international », c’est-à-dire une « appropriation des principales unités productives, des banques et d’autres institutions financières » [7] par cette superpuissance impérialiste, faute de quoi ce modèle de domination serait instable et précaire. Sans contester la forte hiérarchie actuelle entre les puissances impérialistes, ce modèle n’est pas seulement loin de la réalité, mais, à bien des égards, il semble même s’en éloigner de plus en plus. Malgré la réaffirmation apparente de la prédominance de l’impérialisme étasunien dans les années 1990, les rapports de forces inter-impérialistes depuis la seconde guerre mondiale se sont incontestablement améliorés en faveur de l’UE et du Japon. Depuis la dissolution de l’Union soviétique et la restauration capitaliste dans l’Est, c’est bien l’Europe qui a tiré plus de profit que les Etats-Unis. C’est l’UE qui s’élargira incluant huit pays de l’Est, ouvrant ainsi la voie à une domination plus globale des économies en transition. Depuis 1980, c’est plutôt le capital japonais et européen qui achètent le capital étasunien : les entrées de capitaux à titre d’investissements directs à l’étranger et à titre d’investissements de portefeuille aux Etats-Unis sont supérieures aux sorties de capitaux des Etats-Unis.
Les Etats-Unis ont pu réaffirmer leur prédominance impérialiste dans les années 1990 en explorant à fond leur avantage monétaire. Ils ont ainsi pu exporter leurs problèmes au Japon notamment (l’obligeant de réévaluer le yen aux accords de Plaza de 1985), en Europe et au reste du monde. Si l’impérialisme étasunien a réussi à améliorer sa productivité comparée dans les années 1990 vis-à-vis du Japon et de l’UE, cette réussite a eu lieu au prix d’un énorme déficit croissant de sa balance courante, d’un surendettement des ménages et d’une suraccumulation du capital (élévation de la composition organique du capital)[8] qui ont abouti à la récession du début des années 2000.
Le taux de croissance étasunien était de l’ordre de 0.3% en 2001, 2.5% en 2002. À en croire aux prévisions, il fluctuera autour de ce dernier pourcentage en 2003 et 2004. On est loin des performances de la seconde moitié des années 1990 avec un taux de croissance annuel moyen supérieur à 4%.[9] Néámoins, le véritable problème n’est pas la faiblesse actuelle du taux de croissance, mais les modalités de la reprise à partir de 2002. Malgré un taux de change plus « antagoniste », suite aux chutes successives très drastiques des taux d’intérêts de court et de long terme aux Etats-Unis depuis 2001, le déficit de la balance courante continue à croître. En 2002, il était de l’ordre de 4.8%, et selon les prévisions, il s’élèvera à 5.4% en 2003 et à 5.5% en 2004. Le déficit croissant de la balance courante des Etats-Unis depuis 1980 était supportable aussi longtemps que l’entrée nette des capitaux de long terme, c’est-à-dire en fait de la plus-value produite ailleurs, le compensait. Or depuis 2001, cela n’est plus le cas. La balance de base (balance courante+balance des capitaux de long terme) est déficitaire de 58 milliards de dollars en 2001 et de 218 milliards de dollars en 2002.[10] Cette évolution est due à un rapatriement massif des capitaux européens notamment. En même temps, le déficit budgétaire aux Etats-Unis est monté de 0.5% en 2001 à 3.4% en 2002 et, selon les prévisions, il s’élèvera à 4.6% en 2003 et à 4.2% en 2004.[11]
Les modalités concrètes de la reprise aux Etats-Unis mettent en évidence un problème structurel de leur économie. Leur appareil productif est trop tourné vers le marché intérieur, de sorte qu’ils ne peuvent pas empêcher la détérioration des termes de l’échange par une politique monétaire expansive et par des « dévaluations compétitives », pourtant nécessaires afin de rétablir le taux de croissance. D’où d’ailleurs la tendance à adopter des mesures protectionnistes difficilement imposables.
L’hégémonie du dollar a sans aucun doute permis aux Etats-Unis d’empêcher l’érosion supplémentaire de leur prédominance économique dans les années 1990, mais elle ne constitue en aucun cas une base suffisante pour qu’ils se développent en une superpuissance impérialiste, ni même pour garantir leur place actuelle dans l’ordre hiérarchique des impérialismes contemporains.
L’aventure des Etats-Unis mal tournée en Irak, d’où il leur est fort difficile de se retirer, l’énorme « déficit éthique » ainsi créé et le manque de légitimité croissant de l’impérialisme étasunien ne contribuent pas à la maintenance de leur rôle actuel dans les relations internationales. Il n’est pas du tout un hasard si, dans la presse sérieuse, apparaissent déjà certains articles considérant une contestation du rôle hégémonique du dollar bien possible.[12] Nul doute que l’impérialisme étasunien est aujourd’hui économiquement, politiquement et militairement l’impérialisme dominant. Considérer cependant que sa domination est quasi-absolue et garantie à long terme, c’est tomber dans le piège d’un certain « fétichisme de la finance ». En dernière analyse, ce sont les structures productives qui établissent l’ordre mondial. Dans ce domaine, l’érosion de la prédominance des Etats-Unis est incontestable, même si elle n’est pas linéaire.
Si donc le modèle iii de E. Mandel, celui de la « concurrence inter-impérialiste », ne correspond pas fidèlement à la réalité actuelle, ce n’est pas parce que ce modèle est partiellement contourné ou dépassé par les modalités concrètes de la mondialisation, de sorte que certains éléments des autres deux modèles sont également valables.[13] Au contraire, c’est parce que le processus de la mondialisation ne l’a pas (encore ?) pleinement réalisé. L’impérialisme continental en Europe n’a pas (encore ?) remplacé les impérialismes nationaux européens. Il co-existent avec eux et il est lié à eux par un rapport de tension et de conflit potentiel.
La mondialisation et la fin de la guerre froide ont accéléré le processus de la construction européenne. Les interdépendances économiques et politiques fortement accrues entre les pays membres de l’Union créent une situation nouvelle en Europe. L’impérialisme européen est fondé sur une base confédérative avec des éléments fédératifs très forts. Plus précisément, l’architecture européenne est de nature hybride. S’agit-il d’une confédération d’Etats qui ne sont plus vraiment indépendants ou plutôt d’une fédération avec un Etat central « sous-développé » ? Politiquement le concept le plus adéquat c’est plutôt la confédération, économiquement c’est plutôt la fédération.
La construction européenne est donc contradictoire. Ses contradictions, tout en constituant un handicap sérieux pour l’UE que les élites ne peuvent pas résoudre de manière efficace, ne la mettent pas en question. L’impérialisme européen est une réalité. C’est bien dans cette réalité contradictoire que s’inscrit aujourd’hui la stratégie des luttes d’émancipation.
Bien avant l’événement de l’euro et de la banque centrale européenne, avant même celui du marché unique et de la libre circulation des capitaux, le néolibéralisme ne pouvait être battu sur une base nationale, y compris dans les grands pays de l’Union. Dès les années 1970, les politiques keynésiennes ont perdu de leur efficacité non à cause de la mondialisation en générale, mais à cause de sa dimension régionale. Dans les années 1980, l’économie européenne prise comme un tout était encore (et elle l’est toujours) une économie suffisamment fermée et introvertie pour pouvoir résister au néolibéralisme. C’est avant-tout la concurrence inter-européenne qui rendait « nécessaires » les politiques d’austérité et non la concurrence intercontinentale. La politique neolibérale d’ailleurs n’a jamais été appliquée aux Etats-Unis avec la rigueur et le dogmatisme européens.
Les politiques keynésiennes en Europe présupposaient un minimum de coordination entre les pays européens, alors que les politiques libérales étaient applicables à l’échelle nationale. Ces dernières, en s’imposant dans certains pays d’abord au début des années 1980, ont modifié l’environnement concurrentiel en Europe. Elles ont ainsi exercé une forte pression aux pays « hétérodoxes » (tel par exemple la France des premières années du premier septennat de F. Mitterrand) qui se sont progressivement engagés eux aussi dans la course d’une régression sociale concurrentielle. La dérive de la social-démocratie au social-libéralisme résulte, dit-on, de sa conception mécaniste et linéaire du progrès. Elle résulte tout autant de sa vision nationale des choses et de son incapacité d’agir de manière coordonnée sur un espace plus large et pour un projet réformiste plus global. C’est pourquoi la social-démocratie n’a pas pu contribuer à la construction européenne qu’en acceptant de gérer les intérêts nationaux des classes dominantes.
Cette interdépendance économique et politique des pays européens, le développement d’un impérialisme supranational « consensuel » en Europe plus concrètement, modifie de manière essentielle la stratégie du projet émancipateur. Entre le niveau national, trop étroit, et le niveau mondial, trop gigantesque, de la lutte des classes, intervient aujourd’hui un troisième niveau que personne ne peut ignorer : le niveau continental.
Certes, l’Etat-Nation demeure toujours l’espace privilégié de l’action politique. Cependant aucun projet politique, ne serait-ce que réformiste ou keynésien, n’est aujourd’hui crédible sur la base étroite d’une nation européenne, même parmi les plus grandes. Il n’en est pas de même aux Etats-Unis, ni au niveau de l’UE prise comme un tout. Un autre monde est possible, une autre Europe est possible, une autre France ne l’est plus. C’est donc l’importance relative des différents niveaux de la lutte des classes qui a changé et avec elle l’articulation des priorités politiques nationales, régionales et mondiales. Si l’on sous-estime en Europe le niveau européen de la lutte des classes, c’est la lutte des classes au niveau national qui est compromise.
Dans leurs « Propositions pour changer l’Europe », A. Artous, D. Mezzi et C. Samary résument l’essentiel : « Toutefois, la dynamique de construction de l’UE a crée une dynamique nouvelle. Il n’est plus possible de se contenter d’opposer de façon propagandiste l’Europe des travailleurs à celle du capital. Il faut être capable d’opposer à l’Europe libérale une alternative crédible à l’échelle continentale basée sur des résistances et contre-pouvoirs à cette échelle et non plus seulement dans les frontières étatiques traditionnelles. »[14]
L’élargissement au-delà de ses misères
Le processus de la mondialisation accélérée depuis vingt ans implique une reconsidération de la question de l’élargissement de l’UE. Ce processus de mondialisation neolibérale coïncide avec celui de la restauration capitaliste dans les pays de l’Est et en détermine la dynamique.
Bien avant les critères d’adhésion économiques et les négociations d’adhésion de l’UE avec les pays de l’Est, ceux-ci ont subi les conséquences de la mondialisation, d’autant plus dramatiques pour les populations que les traditions de résistance étaient affaiblies et les nouveaux syndicats corrompus.[15] Les investissements étrangers, privilégiant les villes avec les infrastructures les plus développées, ont contribué à creuser les inégalités entre les régions, alors que les privatisations ont provoqué un phénomène d’« accumulation primitive du capital » qui à bien des égards rappelle l’accumulation primitive classique. L’explosion de la pauvreté et du chômage résulte essentiellement d’un processus de prolétarisation à travers la séparation violente des travailleurs de leurs moyens de production publics. Ceux-ci sont détruis ou appropriés par une alliance sacrée entre le capital international et le capital local en formation, l’ancienne bureaucratie stalinienne reconvertie jouant un rôle analogue à celui des classes dominantes dans les pays périphériques.
Les pays de l’Est ont subi la mondialisation neolibérale qu’ils soient candidats à l’adhésion ou qu’ils ne le sont pas. Sans vouloir minimiser les responsabilités de l’UE dans ce processus de régression sociale des années 1990, force est de constater que la situation en Russie, un pays qui n’est pas candidat à l’adhésion et ne subit pas les critères d’adhésion, n’est pas meilleure qu’en Pologne, en Hongrie, en République tchèque, en Slovaquie ou en Slovénie.
Les pays de l’Est candidats à l’adhésion ont déjà payé l’essentiel du prix aussi bien de la mondialisation en générale que de l’adhésion en particulier. Leurs balances commerciales se sont déjà fortement détériorées en faveur de l’UE, leur système bancaire est déjà passé sous le contrôle du capital étranger, la plupart des grandes unités de production publiques sont déjà privatisées ou détruites. Quel est donc l’intérêt de rester hors de l’Union ?
En revanche, l’adhésion des huit pays de l’Est présente pour eux une série d’avantages évidents, économiques et politiques : participations aux institutions de l’UE et influence sur ses décisions, droits de participation aux fonds structurels, libre circulation d’hommes et de femmes et non seulement de marchandises et de capitaux, droit de séjour et d’embauche dans n’importe quel pays de l’Union. A ses avantages évidents, il faut ajouter aussi celui du pluralisme politique qui, dans le cadre de l’UE, ne peut plus, pour de multiples raisons, être mis en question.
C’est pourquoi l’UE semble avoir été obligée d’accepter les nouveaux pays membres. Sans l’adhésion effective de ces pays, l’impérialisme européen aurait tout pris sans rien donner. Le commissaire européen chargé de l’élargissement, G. Verheugen, n’a d’ailleurs jamais caché le fait que cet élargissement rapide « obligatoire » réponde à un objectif politique : d’éviter une déstabilisation politique due au mécontentement des populations dans les pays candidats de l’Est. C’est précisément pour cette raison précise que la politique d’élargissement de l’UE par « vagues successives » a été abandonnée au conseil d’Helsinki de décembre 1999 au profit du grand élargissement comprenant les huit pays de l’Est, ainsi que Chypre et Malte. Chypre, île divisée depuis l’invasion turque de 1974 et avec son problème politique ouvert, a pu obtenir son adhésion, car l’enjeu de l’élargissement vers l’Est était trop important pour être risqué à travers un veto grec.
Pour toutes ces raisons, mais surtout parce que l’UE, malgré le déficit démocratique dans le fonctionnement de ses institutions propres, garantit un acquis communautaire minimum incluant le pluralisme politique, les conditions de la lutte contre le libéralisme et la régression sociale dans les nouveaux pays membres s’améliorent par leur adhésion effective à l’UE. Les populations des pays de l’Est ne sont pas majoritairement pour l’adhésion parce qu’ « elles se font des illusions », mais parce qu’elles ont de très bonnes raisons.
L’acquis communautaire politique, y compris en matière de droits de l’homme et des minorités nationales, ainsi que la sécurité diplomatique qu’offre l’UE à ses Etats membres, explique pourquoi aucun parti politique de la gauche ni de la droite à Chypre du Sud, et aucun parti politique de l’opposition de la gauche ni de la droite modérée à Chypre du Nord ne s’oppose à l’adhésion, mais au contraire tous ces partis la soutiennent activement.
Après le coup d’Etat à Chypre, organisé par le gouvernement militaire grec de l’époque, et l’invasion turque qui a suivi juste après, l’île a été divisée en deux. Dans le Nord de l’île s’est imposé un régime chypriote turc nationaliste qui plus tard a créé la « République du Nord de Chypre », un Etat reconnu seulement par la Turquie. Dans le Sud de l’île, où les Chypriotes grecs habitant dans le Nord avant 1974 se sont installés, après avoir été violemment chassés de leurs maisons, a pu survivre la « République de Chypre », le seul Etat de Chypre légal et internationalement reconnu depuis 1960.[16]
Pour la République de Chypre, l’objectif de l’adhésion s’inscrit dans la logique suivante : donner au problème chypriote une dimension européenne, pouvant déclencher une dynamique obligeant la Turquie, elle-même officiellement candidate à l’adhésion à partir du conseil d’Helsinki de 1999, à faire les compromis nécessaires en vue d’une solution consensuelle du problème chypriote. A défaut d’une telle évolution positive, la République de Chypre, en tant que membre de l’UE, profitera de sa protection diplomatique. L’occupation totale de l’île par la Turquie deviendrait ainsi un scénario impossible.
Au conseil d’Helsinki, les décisions prises ont bouleversé les rapports entre la Grèce, la Turquie et Chypre dans un bon sens. La nouvelle politique extérieure grecque de Simitis-Papandreou[17] a prouvé ses bonnes intentions vis-à-vis de la Turquie soutenant activement ses efforts d’obtenir le statut de pays candidat. Soutenant aussi activement l’élargissement de l’UE, la Grèce a pu tirer un grand profit de ce conseil : d’abord l’adhésion de Chypre a été explicitement dissociée du problème chypriote ce qui est un facteur obligeant la Turquie à reconsidérer sa politique chypriote, puis la Turquie et la Grèce se sont engagées de résoudre les problèmes greco-turcs de manière consensuelle, si nécessaire au tribunal de la Haie.
L’ONU a profité de cette nouvelle dynamique des relations entre ces trois Etats pour rédiger un plan de solution du problème qui a été proposé en automne 2002 aux deux communautés de Chypre comme base des négociations. Il s’agit d’un plan très équilibré accepté par le gouvernement chypriote grec, mais non par les généraux turcs. Le gouvernement turc de T. Erdogan ne s’est jamais prononcé de manière claire sur le plan pour ne pas provoquer un conflit ouvert avec les généraux.
La perspective d’une solution du problème chypriote et de l’adhésion de Chypre à l’UE a déclenché un véritable enthousiasme chez les Chypriotes turcs. Leurs mobilisations en faveur de l’adoption du plan et de l’adhésion à l’UE avec les Chypriotes grecs ont eu déjà un résultat impressionnant. Le régime nationaliste du Nord a ouvert la frontière et permis la circulation libre dans l’île. Presque trente ans après sa construction (en 1974), le mur de Chypre est tombé permettant le développement de nouvelles solidarités et de résistances communes des deux communautés de Chypre.
Les Chypriotes turcs ont fait leur révolte contre leur « patrie-mère », la Turquie, sous le drapeau européen. Depuis 1974, ils vivent dans un Etat illégal dont l’économie est restée fort sous-développée et ne survivrait pas une semaine sans la Turquie. Ils deviennent étrangers dans leur propre pays à travers la politique de colonisation appliquée par la Turquie. Ils peuvent difficilement voyager : avec quel passeport lorsque leur Etat est illégal ? Ils subissent la présence et le contrôle de 40 000 soldats turcs censés les protéger : contre qui en fait ? Contre les Chypriotes grecs qui deviendront au mois de mai 2004 citoyens européens ? Contre l’UE elle-même à la porte de laquelle la Turquie est en train de frapper ?
Les Chypriotes turcs n’ont pas de véritable alternative. S’ils ne veulent pas éterniser le contrôle autoritaire de la Turquie mais sortir de leur isolement quasi-total, ils doivent exploiter la dynamique déclenchée par le conseil d’Helsinki. Et c’est exactement ce qu’ils font. Ils se mobilisent dans la rue pour empêcher leur gouvernement nationaliste de modifier davantage les listes électorales en y inscrivant au dernier moment (les élections parlementaires auront lieu au mois de décembre 2003) des nouveaux colons turcs, choisis selon des critères exclusivement politiques.
Il est fort probable que l’opposition chypriote turque gagnera les élections de décembre. En même temps la dynamique politique actuelle provoque des difficultés croissantes aux généraux turcs. Malgré les efforts intenses du ministre des affaires étrangères turc, la commission européenne, dans son dernier Rapport de progrès sur la Turquie qui vient d’être publié, fait l’adhésion de la Turquie dépendre de la solution du problème chypriote de manière tout à fait explicite. Les Chypriotes grecs comme les Chypriotes turcs peuvent donc encore espérer à une solution rapide du problème politique à Chypre et à une nouvelle ère des relations greco-turques qu’une telle évolution implique. Cependant, en cas de faillite de ce scénario optimiste, la sécurité diplomatique qu’offre l’UE à ses Etats membres ouvre la perspective d’une détente des relations entre le Nord et le Sud, et d’une réduction drastique des dépenses militaires qui constituent actuellement un fardeau insupportable à long terme pour la République de Chypre.
Dans ces conditions, on comprend pourquoi la population chypriote, turque et grecque, est pour l’adhésion à l’UE. Heureusement, il n’y a que certains cercles de l’église orthodoxe n’osant pas s’exprimer publiquement dans le Sud[18], ainsi que la droite ultra-nationaliste au pouvoir et l’extrême-droite (l’organisation des Loups gris) dans le Nord qui s’opposent à l’adhésion.
La candidature de la Turquie[19] doit être examinée sous l’angle des critères d’adhésion politiques définis au conseil de Copenhague en 1993. Selon ces critères, le pays candidat doit avoir un régime démocratique et respecter les droits de l’homme et des minorités. Il serait naïf de sous-estimer l’intention de l’UE d’imposer ces critères, avant de prendre au sérieux la candidature turque à l’adhésion. Démocratie pour l’UE signifie avant-tout une certaine transparence permettant la prédictibilité d’un pays. Il est impensable pour l’UE d’accepter un pays aussi important que la Turquie, où les décisions sont prises dans les salons obscurs du Conseil de sécurité national, sans que cette dernière accomplisse ses réformes démocratiques. Il est impensable que l’UE prenne à la légère la question des droits de l’homme et des minorités, car c’est toute sa base légale qui serait ainsi mise en question. Si un pays membre refuse d’appliquer les décisions de la Cour européenne des droits de l’homme, quel autre pays les appliquera après ? Il n’est donc pas difficile à comprendre pourquoi la candidature de la Turquie inaugure de nouvelles conditions pour les luttes démocratiques.
Au conseil européen de Nice de décembre 2000, la Commission a proposé le calendrier des réformes politiques nécessaires pour que les négociations d’adhésion avec la Turquie puissent commencer. Ce calendrier définit de manière très concrète les implications des critères de Copenhague et distingue parmi les objectifs politiques attendus les objectifs de court et de moyen terme. Le conseil du 8 mars 2001 a formellement adopté ce calendrier. Le 19 mars 2001, la Turquie a annoncé son plan national, présentant les étapes d’un processus de démocratisation du pays afin de se conformer aux critères d’adhésion et s’est engagée à modifier sa constitution adoptée en 1982 sous régime militaire. En octobre 2001, le parlement turc a adopté les amendements de 34 articles de la constitution, portant sur les droits de l’homme et des minorités.
Etablissant entre autres l’égalité entre homme et femme, la réforme constitutionnelle est bien-sûr un progrès, mais elle est encore fort insatisfaisante. Selon l’Amnesty International, le plus faible point de cette reforme consiste dans le fait qu’elle « ne comprend pas de garantis suffisantes pour la liberté d’expression et contre les tortures ». [20] En outre, les mécanismes nécessaires pour mettre en application cette réforme n’existent pas encore en Turquie. Le respect des droits de l’homme et des minorités y est loin d’être acquis.
Il faut bien saisir l’enjeu de la candidature turque. L’adhésion de ce pays à l’UE n’est pas possible sans véritable révolution démocratique, sans la défaite du régime des généraux et du Conseil de sécurité nationale. Les généraux sont méfiants vis-à-vis de l’UE, et les forces démocratiques sont pro-européennes pour exactement les mêmes raisons. Aucune révolution ne peut s’accomplir d’en haut. Mais quand la pression d’en haut se combine avec les mobilisations d’en bas, l’histoire s’accélère. Voici pourquoi la perspective européenne de la Turquie doit rester ouverte.
Au-delà des dogmatismes, des orthodoxies et des abstractions, la stratégie de la lutte de l’émancipation sociale en Europe ne peut ignorer les contradictions réelles de la construction européenne. L’UE et ses institutions manquent de légitimité, et c’est une des raisons pourquoi la construction européenne avance de manière fort problématique. Cependant, vouloir restreindre l’UE dans ses frontières actuelles ou même l’abolir totalement n’est pas une option. Une telle orientation nous éloignerait d’une politique pragmatique. La transformation radicale de l’Europe est dans le champ du possible, mais elle implique une politique efficace qui sache exploiter les contradictions réelles de la construction européenne et hiérarchiser de manière adaptée à la réalité les différents niveaux et objectifs des luttes.
Stavros Tombazos
Novembre 2003, pour Contretemps
[1] Voir en particulier l’argumentation de Béniès N., « L’Europe en proie au libéralisme », Critique communiste, no 186, Printemps 2003 : « Pour le moment aucune construction super-étatique ne vient prendre la place des Etats-Nations, d’une part dans le mode des identités collectives, et de l’autre pour la formation d’un capitalisme européen porteur des mêmes intérêts généraux. L’impérialisme européen n’existe pas. » (p. 120)
[2] Vercamen F. (dont l’analyse est très proche de celle présentée ici) insiste à juste titre sur ce point : Voir son article « America vs Europe » in International Viewpoint, no 349, mai 2003.
[3] « L’impérialisme géoéconomique, stade actuel du capitalisme », in Duménil G. et Lévy D. (sous la direction de), Le triangle infernal. Crise, mondialisation, financiarisation, Puf, Paris, 1999, p. 142.
[4] E. Mandel, Troisième âge du capitalisme Les éditions de la passion, Paris, 1997, p. 264.
[5] Voir Hard M. et Negri T., Empire, Exils Éditeur, Paris, 2000.
[6] Voir Boyer R., « Les mots et les réalités », in Cordelier S. et Doutaux F. (Coord.), La mondialisation au-delà des mythes, La Découverte, Paris, 1997. Voir aussi Bourcieu É. et Benaroya F. , « Les grands groupes français face à la mondialisation », Les notes bleues de Bercy, no 196 et no 197, décembre 2000.
[7] E. Mandel, Troisième âge du capitalisme, op.cit. p. 263.
[8] L’OCDE utilise le terme « surinvestissement » : voir Perspectives économiques de l’OCDE, Volume 2003/1, juin, Paris, p. 6.
[9] Voir European Economy, Statistical Annex, Spring, 2003.
[10] Voir Banque des règlements internationaux, 73e Rapport annuel, Bâle, 30/6/2003.
[11] Voir Perspectives économiques de l’OCDE, op.cit.
[12] Comme par exemple celui de Wachtel H. M. : « L’euro ne fait pas encore le poids », Monde diplomatique, octobre 2003.
[13] Husson M. dans son article « Le fantasme du marché mondial », Contretemps, no 2, Textuel, septembre 2001, ainsi que Katz C. dans son article « L’impérialisme du XXIe siècle », Inprecor, no 474, septembre 2002, ont tenté de combiner les trois modèles de E. Mandel, en en conservant de chacun quelques éléments.
[14] A. Artous, D. Mezzi et C. Samary , « Propositions pour changer l’Europe, », Critique communiste, no 186, printemps 2003, pp. 135-136.
[15] Sur l’élargissement de l’UE vers l’Est, voir l’analyse de Samary C. qui est très proche à celle présentée ici : « Pays de l’Est : Un élargissement cache-misères ». Critique communiste, 186, printemps 2003.
[16] Voir mon article « Chypre et ses ’’nationalismes’’ », Contretemps, no 7, Textuel, mai 2003.
[17] C. Simitis est le Premier ministre du gouvernement grec et G. Papandreou son ministre des affaires étrangères.
[18] En Grèce, le Parti communiste, qui en outre soutient la sortie de la Grèce de l’UE, s’y oppose aussi. Il n’est donc pas étonnant si son influence diminue constamment malgré le mécontentement croissant concernant la politique économique des socialistes au pouvoir et malgré sa longue histoire et son enracinement syndical.
[19] Voir Insel A. (sous la direct. de), La Turquie et l’Europe : Une coopération tumultueuse, Harmattan, Paris, 2000.
[20] Voir Amnesty International, « Turkey Constitutional amendments : Still a long way to go », http://wep.amnesty.org.
à paraitre dans Contretemps
(tiré du site de la section grecque de la Quatrième Internationale)