" L’Union offre à ses citoyens (...) un marché intérieur où la concurrence est libre et non faussée " : c’est dès son premier article que le projet se fixe cet objectif. Dans un bizarre mélange des genres, il donne force constitutionnelle à la politique économique et monétaire en décrétant que celle-ci doit être " conduite conformément au respect du principe d’une économie de marché ouverte où la concurrence est libre " (article III- 177).
Cette référence à la concurrence était déjà présente dans le traité de Rome de 1958. Il n’y aurait donc rien de nouveau sous le soleil, disent les défenseurs du projet. Sauf qu’il s’agit d’une constitution qui viendrait entériner solennellement le cours ultra-libéral suivi depuis de longues années, sur trois points décisifs.
D’abord, les services publics : rebaptisés services d’intérêt économique général, ils ne peuvent exister que comme autant de dérogations exceptionnelles à la règle concurrentielle, puisque " les entreprises chargées de la gestion de services d’intérêt économique général ou présentant le caractère d’un monopole fiscal sont soumises aux dispositions de la Constitution, notamment aux règles de concurrence ". Certes, cet article III-166 semble prévoir une clause de survie (" dans la mesure où l’application de ces dispositions ne fait pas échec à l’accomplissement en droit ou en fait de la mission particulière qui leur a été impartie "), aussitôt annulée par la réaffirmation du principe de fond : " le développement des échanges ne doit pas être affecté dans une mesure contraire à l’intérêt de l’Union ". Tout cela revient à prendre en tenailles ce qui reste de services publics, entre concurrence et libre échange.
Ensuite, la moindre velléité d’encadrer la liberté du capital (par exemple taxe Tobin ou lutte contre les paradis fiscaux) est déclarée anticonstitutionnelle : " les restrictions tant aux mouvements de capitaux qu’aux paiements entre les États membres et entre les États membres et les pays tiers sont interdites " (article III-156). Même l’" exception culturelle " passe à la trappe avec l’article III-167 qui stipule que les aides " destinées à promouvoir la culture " ne doivent pas altérer " les conditions des échanges et de la concurrence dans l’Union ".
Enfin, le plus grave est sans doute que cette suprématie de la concurrence s’étend aux politiques sociales : " l’Union et les États membres " doivent tenir compte " de la diversité des pratiques nationales (...) ainsi que de la nécessité de maintenir la compétitivité de l’économie de l’Union " (article III-209). On voit ici apparaître l’un des principes essentiels de ce projet : le refus d’une construction européenne fondée sur l’harmonisation. La clause " à l’exclusion de toute harmonisation des dispositions législatives et réglementaires des États membres " figure ainsi douze fois dans le texte. Il s’agit donc au total d’un choix affirmé quant à la méthode de la construction européenne : libérale plutôt que solidaire.
Rouge n°2090, 16 décembre 2004