Monsieur le ministre,
Dès sa fondation en juin 2002, l’Union des forces progressistes a fait de la réforme du mode de scrutin une de ses priorités au chapitre de la vie démocratique. Sa plate-forme politique revendique « l’instauration d’un mode de scrutin proportionnel, tant sur le plan national que municipal, adapté aux conditions spécifiques des régions du Québec et favorisant la parité hommes-femmes ». Le mémoire que l’UFP a présenté à la Commission des institutions et aux États généraux sur la réforme des institutions démocratiques, en novembre 2002, a précisé qu’elle privilégiait la formule d’une proportionnelle régionale assortie d’une mesure assurant aux tiers partis une représentation équitable à l’Assemblée nationale en autant que la proportion de suffrages obtenus par ces derniers atteigne un seuil minimal de quelque 2%.
Par ailleurs, notre formation a noté avec intérêt l’engagement pris par le Conseil général du Parti libéral, en septembre 2002, de « procéder, dans les deux ans (suite à la prise du pouvoir) et après consultation, à une réforme du mode de scrutin afin d’introduire des modalités de représentation proportionnelle ». Cet engagement a été réitéré à plusieurs reprises par votre chef, M. Jean Charest, lors de la dernière campagne électorale, notamment dans une lettre adressée au président du Mouvement pour une démocratie nouvelle. Ce dernier a même précisé alors qu’il considérait que « le début d’un mandat est la période la plus propice pour discuter, consulter et implanter une telle réforme ».
Le nouveau premier ministre devait d’ailleurs inscrire cette réforme au menu de la session en cours lors de son discours inaugural du 5 juin dernier en promettant le dépôt d’un projet de loi d’ici le printemps prochain. Vous même avez déclaré, lors de l’étude des crédits en commission parlementaire le 10 juillet : « Le temps des discours est révolu. Il me semble y avoir un consensus suffisamment large au sein de la société pour que nous allions de l’avant. C’est le mandat que j’ai reçu du premier ministre et j’entends bien le mener à bien ». Sur la foi de ces paroles le quotidien La Presse s’est cru autorisé à titrer « Le prochain scrutin sera proportionnel » ; ce que vous n’avez pas démenti.
Mais ne voilà t-il pas que, lors d’une allocution prononcée dans le cadre d’un colloque organisé par l’Institut de recherche sur les politiques publiques le 10 septembre, vous avez changé de discours en disant « qu’en tout réalisme (…) et pour assurer un large consensus » vous ne pensiez pas que la réforme puisse s’appliquer lors les prochaines élections prévues normalement pour 2007. Sa mise en vigueur serait reportée aux suivantes, qui n’auront pas lieu avant 2011, parce que vous voulez « prendre le temps qu’il faut ». En somme, vous avez justifié ce report, qui équivaudrait à un renvoi aux calendes grecques, par les délais d’implantation du nouveau système.
À ce dernier sujet, laissez-nous vous informer qu’en Nouvelle-Zélande, où une réforme en profondeur a eu lieu au milieu de la décennie quatre-vingt dix (passage du scrutin majoritaire à un modèle mixte à l’allemande), l’implantation proprement dite n’a pris que deux ans. C’est donc dire que si l’adoption du nouveau système québécois avait lieu vers la fin de 2004 ou au début de 2005 il resterait suffisamment de temps « en tout réalisme » pour l’implanter avant les prochaines élections. En autant bien entendu que la volonté politique ne fasse pas défaut comme ce semble déjà être le cas.
Le 10 septembre, vous avez aussi annoncé que le gouvernement avait déjà fait son lit concernant la formule qu’il privilégie : un modèle mixte où une majorité de députés continuerait à être élu comme jusqu’ici au scrutin majoritaire uninominal et une minorité au scrutin proportionnel pour compenser en partie les inévitables distorsions de représentation causées par le majoritaire. Vous n’avez pas précisé les proportions de sièges qui seraient comblés par les deux modes (60%-40%, 65%-35%, 70%-30%, etc ?). Mais vous avez exclu d’emblée le seul système mixte acceptable pour l’UFP : le modèle allemand où 50% des sièges sont comblé au majoritaire et l’autre moitié à la proportionnelle ; ce qui assure une correction complète des distorsions, donc une proportionnalité quasi parfaite, puisqu’on y applique un rigoureux principe de compensation. Pourtant, M. Claude Ryan, cet ex-ministre que les libéraux considèrent comme la conscience de leur parti, préconise cette formule.
D’une part, dans une conjoncture où le temps presse vous procédez à pas de tortue en vous accordant un délai de six mois pour déterminer les modalités techniques de votre projet alors qu’avec les spécialistes qui vous entourent vous pourriez le faire en quelques semaines tout au plus. D’autre part, la mise au point du projet de loi sur les défusions, qui lui aussi découle d’un engagement électoral ayant trait au respect de la démocratie, a pris moins d’un mois le printemps dernier. De la même façon, votre gouvernement procède à un train d’enfer à la réalisation de son projet de ’réingénérie’ de l’État qui aboutira en réalité à une déstructuration de ce dernier en conformité avec la plus stricte orthodoxie néolibérale. Dans ces deux dossiers capitaux il ne se soucie pas le moindrement de créer un consensus dans la population prétextant en avoir reçu un mandat clair lors de l’élection du 14 avril dernier où votre parti a pourtant obtenu moins de votes qu’à celle de 1998. Comment expliquer ce paradoxe ?
Devant cette situation peu réjouissante, l’UFP réclame que vous présentiez, dès cet automne, le projet de loi concernant le mode de scrutin pour que l’Assemblée nationale le réfère immédiatement après le dépôt avant l’adoption de principe en deuxième lecture à une commission itinérante qui, dans les mois suivants, entendrait les commentaires et les suggestions du plus grand nombre possible de groupes et de citoyens.
Cette façon de procéder comporterait, selon notre parti, des avantages de trois ordres :
– 1) Introduire de la transparence dans un processus de réforme supposé réduire le déficit démocratique, mais où les consultations susceptibles d’être tenues en compte se font privément par le ministre depuis quelques semaines et sont réservées à quelques-uns comme s’il s’agissait d’un exercice de lobbying.
– 2) Rendre possible une bonification du projet alors que rien n’est encore coulé dans le ciment pour éviter que ce soit une consultation bidon. En cette matière, il est bien connu que des modalités en apparence anodines peuvent faire toute la différence quant aux effets produits par une formule apparaissant désirable. L’aphorisme the devil is in the details est bien approprié en cette matière en effet. Ainsi, le fait de faire servir, sous prétexte de simplicité, le vote au majoritaire à l’attribution des sièges proportionnels au lieu d’en prévoir un deuxième, dénaturerait complètement le système mixte qu’on envisage d’instaurer en lui enlevant une bonne dose de sa proportionnalité. Et il y a bien d’autres cas possibles.
– 3) Avancer de plusieurs mois l’adoption du nouveau système ; ce qui permettrait de rencontrer aisément les délais d’implantation. Il resterait en effet trois ans à la Commission de la représentation pour découper une nouvelle carte électorale, au Directeur général pour mettre les dispositifs administratifs afférents en place et au gouvernement pour renseigner la population. Il resterait peut-être même du temps pour tenir un référendum
L’Union des forces progressistes espère vivement que vous prendrez ces suggestions en sérieuse considération. Notre formation politique s’est engagée à promouvoir une réforme du mode de scrutin qui réduirait véritablement le déficit démocratique et, en contrepartie, à dénoncer toute opération cosmétique qui constituerait une imposture. Nous entreprendrons bientôt une tournée d’information et de mobilisation dans ce but.
Nous espérons encore, monsieur le ministre, qu’il sera possible de collaborer avec vous pour l’instauration d’un mode de scrutin vraiment proportionnel qui pourrait servir de levier en vue d’élargir le chantier de la réforme des institutions démocratiques et éventuellement de déboucher sur une forme de démocratie participative. Nous espérons aussi que la question des délais de mise en œuvre de la réforme reste ouverte et que les craintes suscitées par votre déclaration ne se matérialiseront pas.
Les membres du Comité exécutif de l’Union des forces progressistes
par Molly Alexander et Pierre Dostie, vice-présidents et porte-parole
ainsi que Paul Cliche, responsable du dossier de la réforme des institutions démocratiques à la Commission politique
Copie envoyée à M. André Fortier, secrétaire adjoint à la Réforme des institutions démocratiques