28 février 2005
Nous étions habitués au refrain " Forum économique contre Forum social ", " Davos contre Porto Alegre ", puis soudain, c’est la confusion des genres. On parle de réduction de la pauvreté sur tous les fronts, même en vue du sommet du G8 qui s’annonce. La proposition de Jacques Chirac à Davos d’une taxe internationale pour lutter contre le sida, " à titre expérimental ", relance le débat sur la lutte contre la pauvreté, éclipsant à la fois les alternatives défendues à Porto Alegre et les cris de ceux qui, en France, s’opposent aux mesures génératrices de pauvreté prises par le gouvernement nommé par le même Chirac.
Une fois de plus, les décideurs du système dominant se réapproprient une partie du vocabulaire de leurs opposants, pour mieux oublier le contenu de leurs revendications. Dans les années 1980 et 1990, le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale ne parlaient que d’ajustement structurel pendant que les mouvements sociaux soulignaient les ravages de ces politiques sur les populations, réclamant déjà l’annulation de la dette et la satisfaction universelle des besoins fondamentaux. Fortement déstabilisées par des crises financières qu’elles ont contribué à provoquer, les grandes puissances ont dû réagir pour garder la main. En 1996 puis en 1999, le G7 a créé l’initiative Pays pauvres très endettés (PPTE). Médiatiquement, le message était habile : la réduction de la dette allait être consacrée aux services sociaux, mettant fin à la fois au surendettement et au sous-développement.
Aujourd’hui, on sait que nos protestations vigoureuses d’alors étaient fondées : les pays pauvres sont toujours surendettés et sous-développés. En fait, sous des allégements homéopathiques, les institutions internationales ont avant tout renforcé leur emprise économique. En effet, les quelques allégements ne sont accordés qu’après plus de quatre ans de réformes ultralibérales décidées par les experts du FMI. Non seulement peu de pays ont achevé ce processus (seulement une quinzaine, huit ans après le lancement), mais leur dette fait toujours des ravages. Les prévisions du FMI étaient erronées et certains pays (par exemple l’Ouganda et le Burkina Faso) ont gardé une dette insoutenable, comme l’a confirmé la CNUCED en septembre 2003 : " Un consensus semble désormais se dégager sur le fait que l’initiative PPTE et les diverses mesures adoptées par le Club de Paris n’ont pas permis de mettre un terme au surendettement de nombreux pays africains. Le fait que même les pays qui ont atteint (ou sont en passe d’atteindre) le "point d’achèvement" afficheront bientôt un endettement non viable apporte de l’eau au moulin des critiques formulées concernant l’inadaptation des critères appliqués dans l’analyse de la viabilité de l’endettement. " Preuve ultime : même ses promoteurs sont contraints aujourd’hui d’avancer d’autres pistes pour masquer leurs échecs. Tony Blair parle d’annulation de la dette multilatérale, mais cette idée dissimule les mêmes conditionnalités que PPTE : c’en est juste l’étape suivante. Après l’avoir qualifiée d’irréalisable il y a peu, Jacques Chirac reprend le thème de la taxe Tobin sur la spéculation financière, mais non pour contrer cette spéculation, juste pour la rendre plus " éthique "... Aujourd’hui, les grands argentiers du monde parlent surtout de commerce, de croissance, de marchés financiers. C’est le trépied sur lequel ils appuient leur démarche. Ils donnent en modèles la Chine et l’Inde, aux progrès qualifiés de fulgurants.
Il est urgent de démasquer cette imposture. Tout d’abord, la Chine et l’Inde sont les deux arbres qui cachent la forêt. Le discours officiel affirme que la pauvreté (dont les critères sont toujours fixés par des non-pauvres d’ailleurs...) se réduit légèrement alors que si on excepte ces deux pays, le nombre de pauvres est en pleine... croissance ! Ensuite, la planète ne pourrait pas supporter longtemps que tous les continents connaissent une croissance aussi soutenue que la Chine, avec tous les dégâts environnementaux, humains et sociaux qu’elle entraîne dans son sillage. La croissance effrénée prônée par le système actuel ne peut pas être éternelle, il suffit de regarder autour de soi pour s’en convaincre. Cette croissance est obligée de devenir folle pour perdurer, de créer sans cesse de nouveaux désirs de consommation, de polluer pour dépolluer (par exemple l’eau) et de détruire pour reconstruire (par exemple l’Irak). Il est même certain qu’en bout de course, le tsunami de décembre aura été positif pour la croissance de l’Asie, puisque les zones industrielles n’ont pas été touchées et que la reconstruction s’annonce longue et coûteuse. Dans ces conditions, la recherche aveugle de la croissance ne peut que broyer l’humain. Et si cette évidence économique est tue, c’est parce que cette croissance intéresse les puissants et les multinationales, en quête de profit maximal et immédiat, quoi qu’on en dise. Dès lors, cette croissance-là ne peut pas être, et ne doit pas être, l’indicateur absolu de la bonne santé du monde.
Le Programme des Nations unies pour le développement a chiffré à 800 milliards de dollars sur 10 ans la somme nécessaire pour l’accès universel à l’eau potable, à une alimentation décente, à une éducation primaire et aux soins de santé de base. Où trouver les fonds nécessaires ? Loin des pistes enneigées de Davos et des trop modestes objectifs de développement dits " du millénaire " dont on nous rebat les oreilles, des idées existent.
Le service de la dette extérieure publique prive chaque année les pays en développement de 230 milliards de dollars. Donc l’annulation totale et inconditionnelle de cette dette peut fournir des sommes conséquentes dont il est absurde de priver les populations du Sud. Les droits humains fondamentaux sont supérieurs aux desiderata des créanciers.
Les fonds détournés et placés par des dirigeants corrompus (souvent soutenus par les grandes puissances) dans des grandes banques et dans des paradis fiscaux représentent des dizaines de milliards de dollars (Transparency international cite un chiffre entre 15 et 35 milliards de dollars pour l’ancien dictateur indonésien Suharto à lui seul). L’expropriation de ces biens mal acquis et la suppression des paradis fiscaux sont faciles à mettre en œuvre. Désarmer les corrompus rend possible une annulation sereine de la dette.
Comment supprimer la pauvreté sans redistribuer les richesses au niveau mondial ? Un impôt mondial sur les grandes fortunes est un merveilleux outil pour cela. Et diablement efficace. Savez-vous qu’il y a sur Terre, selon le Rapport sur la richesse dans le monde 2004 publié par Merrill Lynch et Cap Gemini, 7,7 millions de millionnaires en dollars ? Et savez-vous que leurs avoirs financiers cumulés s’élèvent à 28800 milliards de dollars ? Imaginez les sommes que pourrait libérer un impôt exceptionnel de 20 % sur ces avoirs : plus de 5500 milliards de dollars... Une taxe sur la spéculation financière à un taux au moins égal à 0,1 % a toutes les chances de compléter utilement l’arsenal. Une aide publique au développement de l’ordre de 0,7 % du produit national brut des pays riches, comme ils s’y sont engagés voici 35 ans, serait quasiment triplée par rapport au taux actuel et apporterait en tout près de 200 milliards de dollars dans l’escarcelle. Et puis, cette aide pourrait être versée intégralement sous forme de dons, contrairement à aujourd’hui, et non conditionnée à l’achat de marchandises du pays donateur, comme bien trop souvent. On pourrait aussi décider de lui donner un nouveau nom : " réparations ", après cinq siècles de pillage, d’esclavage, de colonisation... Les solutions existent. Mais pour avoir l’audace de les trouver, il faut accepter l’idée qu’aucune ne sera satisfaisante si on laisse tout pouvoir aux marchés financiers. Le modèle néolibéral est structurellement incapable de prendre réellement en compte la misère qu’il crée. En envisageant une autre logique économique, basée sur la satisfaction des besoins humains fondamentaux et confiant enfin les leviers de direction aux populations concernées, on élargit considérablement les champs du possible. On se donne des armes efficaces pour enfin abolir la pauvreté, la dette, la corruption, et l’incroyable domination qu’elles permettent.
Par Damien Millet, président du Comité pour l’Annulation de la Dette du Tiers Monde (CADTM France), coauteur avec Eric Toussaint du livre "50 questions 50 réponses sur la dette, le FMI et la Banque mondiale", éd. Syllepse/CADTM, 2003. E-mail : damien.millet@cadtm.org
(Tiré du site du CADTM_voir page de liens)