Tiré du site PTAG
mardi 2 mars 2010, par Pierre Mouterde
On le sait : à l’occasion du renouvellement des conventions de 475 000 salariés de l’État, s’est formé en mai 2009 un front commun des organisations syndicales québécoises (FTQ, CSN, SISP), le plus vaste front ayant jamais existé.
C’était une façon prometteuse de pallier aux difficultés de la ronde précédente (2005), là où —au fil des divisions du mouvement syndical— non seulement le gouvernement avait fini par imposer à ses salariés des conditions de travail particulièrement insatisfaisantes (notamment une baisse du pouvoir d’achat de 4% sur 5 ans), mais encore les avait assorties d’une loi matraque très répressive.
Voilà pourquoi du côté syndical, on s’est depuis soigneusement préparé à ce rendez-vous de 2010, en pariant sur la date du 31 mars pour tenter d’obtenir un règlement satisfaisant et ainsi tourner la page de ces douloureuses années passées. Mais du point de vue syndical et alors qu’on vient de promettre en haut lieu d’accélérer les négociations, se trouve-t-on pour autant dans une meilleure position qu’il y a 5 ans ?
Quel paradoxe déroutant ! D’un côté en effet on entend comme jamais —par médias et lucides interposés— le discours littéralement assourdissant de la droite conservatrice appelant à la lutte contre la dette et le déficit, au dégraissage de l’appareil étatique et à la nécessité de se serrer la ceinture. À la manière d’une incontournable nécessité à laquelle le gouvernement devra tôt ou tard se plier ! Et de l’autre côté, les dirigeants du Front Commun ne cessent de répéter avec optimisme qu’il est possible d’atteindre un règlement avant le 31 mars. Et cela, même si les parties patronales et gouvernementales n’ont fait jusqu’à présent aucun pas encourageant en direction des demandes syndicales ; et si les syndiqués se trouvent dans l’incapacité de faire montre de leur détermination, puisqu’ils sont soumis à la loi 43 qui interdit —sous peine d’amendes prohibitives— toute manifestation collective entravant "la marche normale" des activités de travail.
Une entente d’ici le 31 mars ?
De quoi se demander comment il sera possible de trouver un terrain d’entente d’ici le 31 mars, sans que celui-ci implique de larges concessions de la part des syndiqués. D’autant plus que le gouvernement de Jean Charest n’ayant pas –à l’exception de Québec solidaire— de véritable opposition sur cette question au parlement (Pauline Marois ayant elle-même affirmé qu’elle trouvait les demandes du Front commun trop élevées), ne sera guère poussé —en termes de calculs politiques— à faire des compromis.
C’est qu’à y regarder de près, ce dernier n’a pas besoin de se presser et n’a pas grand chose à perdre à se prêter au jeu de la négociation, sinon —en cas d’échec au 31 mars—à faire durer les choses, et en s’appuyant sur le budget adopté par l’Assemblée, à brandir ensuite la menace d’un nouveau décret.
Par contre, il en va tout autrement du mouvement syndical. En choisissant la date butoir du 31 mars et en jugeant qu’il serait possible d’obtenir ainsi des conventions satisfaisantes, il a fait le pari d’une négociation qui se passerait de la pression des mobilisations collectives et qui se contenterait d’actions symboliques ou étroitement ciblées comme la manifestation annoncée du 20 mars. Or en l’absence de véritables mobilisations collectives et de pressions grandissantes venant de la base (interdites par la loi 43), la dynamique même de la négociation dans laquelle il s’est engagé, le pousse d’ors et déjà à faire des concessions, à limiter les pots cassés, à faire contre mauvaise fortune bon coeur, en collant aux souhaits des fractions les moins mobilisées de l’ensemble du mouvement.
Dans un tel contexte, il devient difficile de croire à la possibilité d’un règlement satisfaisant, capable tout à la fois de remédier aux reculs des années passées et d’être à la hauteur des défis de l’heure. À moins d’imaginer que, sortant de ce premier round de négociation, sans avoir trop fait de concessions, ni réveillé les démons de la division qui le hantent, le Front commun puisse retrouver un peu d’audace et d’allant pour affronter à l’automne le gouvernement sur le fond.
Des enjeux de fond
Car—et c’est là le point central— les demandes syndicales actuelles non seulement restent socialement très raisonnables (on sait que les salaires dans la fonction publique québécoise sont à la traîne de ce qui se fait ailleurs), mais encore pourraient être l’occasion d’effectuer cet indispensable tournant politique auquel nous a convié la récente crise économique dont nous sommes –tous les experts le disent— pas encore sortis.
Qu’on le veuille ou non, il s’agit d’un enjeu de fond. Pense-t-on qu’on sortira de la crise –dont sont largement responsables les tenants du libre marché et les milieux financiers— en demandant aux salariés gagnant en moyenne 48 000 dollars par année de se serrer la ceinture, de voir leur tâche augmenter ou se dégrader, leurs revenus gelés ou même baissés, de recevoir moins de services gratuits de l’État et de se résoudre à des hausses de tarifs ?
Ou alors pense-t-on qu’on y arrivera en redonnant à l’État la place qu’il aurait toujours dû garder, en privilégiant son rôle d’intervenant économique (promoteur du développement durable et protecteur des plus démunis), en valorisant le travail de ceux et celles qui y oeuvrent, en améliorant les services publics, en assurant une juste répartition des revenus, etc. ?
Après tout si l’économie québécoise n’a pas été autant touchée par la crise que d’autres provinces, c’est justement parce que l’État provincial est resté un employeur de premier ordre. Et qu’on ne nous dise pas qu’il manque de l’argent au Québec, quand déjà les grandes banques annoncent des profits records et distribuent des primes substantielles à leurs cadres, ou quand on refuse de taxer les profits plantureux des minières ou encore d’imposer de manière conséquente le capital et les hauts revenus de ses détenteurs.
Tout le défi est là, et si le mouvement syndical québécois ne s’y confronte pas, avec toute la détermination et le sens de la justice dont il a pu faire preuve dans le passé, on sera bien obligé d’admettre qu’il aura perdu une formidable occasion de promouvoir activement des politiques anti-crise ne se menant pas sur le dos du monde ordinaire.
Pierre Mouterde Professeur de philosophie au Collège Limoilou Auteur de Pour une philosophie de l’action et de l’émancipation, Montréal, Écosociété, 2009