Il est impératif non seulement de sortir du seul cadre national mais aussi de faire de l’éducation un sujet de débat et de proposition pour toute la société
Trois idées seront successivement développées :
1) On a longtemps considéré, et certains le font toujours, l’éducation comme une question avant tout nationale. Et que, par conséquent, c’est dans chaque pays qu’il faut d’abord lutter si on veut améliorer la situation actuellement, et la transformer profondément, pour que les systèmes d’éducation deviennent réellement accessibles à toutes et à tous et qu’ils se changent en outils pour corriger les inégalités, alors qu’on a parfois l’impression, je pense à ce que montrait si bien Pierre Bourdieu à qui hommage a été rendu au cours de la séance d’ouverture de ce Forum, que l’école se contente de les reproduire quand elle ne les aggrave pas.
2) La deuxième idée, c’est que cette situation est en train de changer profondément au sens où la globalisation concerne progressivement tous les aspects de la vie sociale, y compris l’éducation et la culture.
3) La troisième idée, qui découle logiquement de la précédente, est que des questions comme la défense de l’enseignement public et, a fortiori, celle de sa transformation progressiste se posent aujourd’hui en termes entièrement nouveaux. Et, par conséquent, qu’il est impératif non seulement de sortir du seul cadre national mais aussi de faire de l’éducation un sujet de débat et de proposition pour toute la société et non pas seulement, comme cela reste souvent le cas, pour les individus, les groupes et les organisations directement concernés : enseignants, parents, étudiants, etc.
1. L’enracinement national des questions d’éducation
Au-delà de la fonction de transmission des connaissances et de préparation à la vie sociale et professionnelle, l’éducation a depuis deux siècles joué un rôle tout à fait important dans la construction des identités nationales dans beaucoup de pays du monde. Et ceci le plus souvent pour le meilleur mais parfois aussi pour le pire. On sait en effet que l’école n’a pas toujours été épargnée par les tentatives des régimes autoritaires de faire de l’éducation un vecteur du nationalisme le plus étroit et parfois de l’intolérance.
Mais, globalement, c’est quand même le positif qui l’emporte très largement. Dans beaucoup de pays, les autorités publiques, de façon en partie indépendante de leur orientation politique, ont ainsi construit des systèmes publics d’éducation dont le rôle a longtemps été identifié au progrès de la citoyenneté et de la démocratie, tout autant qu’au développement économique et au progrès social. On a même cru que l’école était en elle-même libératrice.
En France, pour citer un exemple parmi d’autres, l’école publique fut ainsi à la fois une création de la République et, plus tard, un instrument pour la défense de ses valeurs contre l’obscurantisme et un ordre social historiquement dépassé.
Un autre exemple, qui illustre d’une autre manière cette réalité, c’est celui de l’Union européenne. On sait que celle-ci a aujourd’hui de très larges compétences supranationales dans la totalité du champ de l’économie et, partiellement, dans celui des politiques sociales. Mais, pour l’éducation, c’est en tout cas ce que disent les traités actuellement en vigueur, la Communauté a certes vocation, je cite, à « contribuer au développement d’une éducation de qualité en encourageant la coopération entre les États membres (…) ». Mais, je cite toujours, « en respectant pleinement les responsabilités des États membres pour le contenu de l’enseignement et l’organisation du système éducatif, ainsi que leur diversité culturelle et linguistique. »
Cette réalité est d’ailleurs une des raisons pour lesquelles, jusqu’ici, l’activité internationale des organisations d’enseignants et d’autres organisations du mouvement social qui s’intéressent aux questions d’éducation, activité qui est souvent très ancienne, est restée, par nature en quelque sorte, limitée à des échanges de bonnes pratiques comme on dit, des échanges d’expériences, des actions de solidarité aussi, mais beaucoup plus rarement de véritables actions communes avec des objectifs revendicatifs eux aussi communs.
Cette analyse mériterait bien sûr d’être nuancée pour tenir compte de telle ou telle situation particulière ou de telle ou telle époque historique. Mais, globalement, c’est quand même une description réaliste de la situation qui a existé depuis quelques dizaines d’années et qui continue d’ailleurs à exister.
2. La mondialisation dans l’éducation
Mon deuxième point, c’est que la situation que je viens de décrire très brièvement est en train de changer profondément et très rapidement, du fait de la globalisation de tous les aspects de la vie sociale. Et, parmi ceux-ci, de l’éducation.
Évidemment, il faut le préciser d’emblée pour qu’il n’y ait pas d’ambiguïté à ce sujet, tout n’est pas négatif dans ce phénomène, loin de là. Éduquer a en effet une dimension universelle que tous les grands penseurs, philosophes ou sociologues de l’éducation, pédagogues, ont toujours mise en avant. Il suffit de voir d’ailleurs le parcours de quelqu’un comme Paulo Freire pour s’en convaincre. D’autres grandes idées, celles de Célestin Freinet ou de Jean Piaget, ont elles aussi connu rapidement une diffusion universelle. Même des phénomènes par ailleurs négatifs, je pense par exemple aux grandes conquêtes du Moyen Âge ou plus tard la colonisation, ont aussi eu pour effet de faire circuler des connaissances ou des valeurs hors des espaces où elles avaient pris naissance, permettant ainsi leur diffusion et leur appropriation par d’autres.
Mais l’actuelle phase de mondialisation des questions d’éducation, c’est autre chose, et pas seulement la continuation de ce mouvement séculaire, contrairement à ce que l’on voudrait parfois nous faire croire. Sa caractéristique principale est en effet la domination d’un nouveau modèle d’éducation dont on essaiera brièvement de montrer ici qu’il est inspiré par une logique économique de type libéral. Il vise à instaurer un nouvel ordre éducatif mondial.
Ce nouvel ordre est évidemment le reflet de l’ordre économique profondément injuste que nous connaissons. Il est donc très injuste lui aussi. Mais, plus grave encore, il aurait pour effet en quelque sorte mécanique de perpétuer l’ordre économique actuel car l’écart qui existe aujourd’hui en termes de scolarisation entre les pays riches et les pays pauvres, pour le dire simplement, se traduira demain par un fossé de plus en plus difficile à combler dans le développement économique du fait même que celui-ci est en grande partie tiré par l’éducation et la formation. Et cela de plus en plus, au fur et à mesure du développement scientifique et technique.
Les gouvernements des pays du Nord, les dirigeants des grandes institutions économiques internationales, proposent chaque fois qu’ils le peuvent, et notamment dans des Forums internationaux comme celui qui va se tenir à Davos dans quelques jours, un certain modèle scolaire conforme aux règles du libre commerce et aux stratégies des grandes sociétés multinationales.
Ce qui est frappant, il faut le remarquer au passage, c’est que ce n’est pas l’UNESCO qui occupe le devant de la scène, comme on pouvait s’y attendre s’agissant d’éducation, mais l’OCDE, la Banque mondiale et l’OMC, c’est-à-dire des organisations économiques et financières. Et précisément celles dont les remèdes, les solutions et les directives sont en très grande partie responsables de la situation économique désastreuse dans laquelle se trouvent aujourd’hui les pays pauvres et, notons-le aussi, des inégalités scandaleuses qui existent au sein même des pays riches.
Ce sont pourtant ces organismes qui, à travers leurs rapports, leurs analyses comparatives, leurs évaluations et leurs « conseils », voudraient transformer la nature même de l’éducation en en faisant un facteur de production conditionnant la productivité et la compétitivité des entreprises et par là, nous dit-on, l’emploi et même la capacité pour les pays en voie de développement d’attirer les investissement étrangers.
Les orientations de ces organismes ne sont pas seulement relayées par les gouvernements mais aussi par les divers lobbies que les grandes sociétés multinationales et les organisations patronales ont créés. Ces lobbies ne se contentent d’ailleurs pas de relayer ces orientations, bien souvent ils les influencent très directement.
Ce phénomène n’est pas nouveau bien entendu. La volonté de faire de l’éducation un simple processus d’adaptation de la jeunesse aux postes de travail tels qu’ils sont à un moment donné organisés dans les entreprises, en réduisant au maximum la formation générale à ce qui est directement utile dans la vie sociale et professionnelle, a toujours existé.
Mais on pouvait dire jusqu’ici que cela concernait essentiellement la formation professionnelle, ce qui bien sûr ne vaut pas justification ! L’éducation générale restait un champ où la puissance publique pouvait faire prévaloir l’intérêt général. Elle le faisait d’ailleurs globalement, parfois « aidée » il est vrai par l’action des enseignants, des parents ou des étudiants.
Aujourd’hui, en prenant par exemple les textes de la principale organisation d’employeurs en Europe et de ses divers lobbies, « l’éducation et la formation sont à la base de nos économies et de nos sociétés ». D’où l’importance, selon les mêmes textes, de promouvoir à travers elle la compétitivité. Et ceci par une action éducative qui va « du berceau à la tombe », pour utiliser une formule que l’OCDE affectionne aussi. L’éducation tout au long de la vie, qui est par ailleurs une notion extrêmement positive dans son principe risque de devenir à travers ce prisme un moyen de soumettre l’ensemble des processus d’éducation à ce même modèle, de l’école maternelle à l’université, et même plus tard à travers la formation continue.
Une double précision s’impose ici. L’éducation ne peut pas se concevoir dans l’ignorance du devenir professionnel des jeunes, c’est-à-dire par la négation du monde de l’entreprise, y compris de son potentiel de formation si les partenariats se construisent en privilégiant les dimensions véritablement éducatives des relations avec le monde du travail. Ce qui est donc en cause, ce n’est pas le fait que les besoins des entreprises soient pris en compte dans la formation. Ce qui n’est pas acceptable, c’est que ces besoins déterminent la totalité de la formation.
Par ailleurs, il ne faut pas déduire de ce qui précède que les employeurs, les multinationales et les gouvernements qui relaient leurs demandes ont dans leur carton un système éducatif unique, un modèle universel, qu’ils chercheraient à imposer à tous les pays. Ce n’est pas comme cela qu’ils cherchent à intervenir dans l’éducation. Mais ce n’est parce qu’un tel modèle n’est pas identifiable aujourd’hui qu’il faudrait en conclure que la menace qui vient d’être décrite n’existe pas ! On retrouve ici ce qui a été dit du caractère forcément national, jusqu’à un certain degré tout au moins, de la structure des systèmes éducatifs, trace de l’histoire singulière de chaque pays. Et cela ne se détruit pas du jour au lendemain, quels que soient les efforts que certaines forces peuvent faire dans ce sens.
Ce qui est par contre vrai, c’est que l’on cherche partout à imposer un certain nombre d’orientations de base, typiquement néolibérales, orientations qui peuvent s’accommoder de systèmes éducatifs réels qui restent divers dans le détail de leur organisation.
Quelles sont ces orientations qui caractérisent aujourd’hui les réformes de l’éducation dans beaucoup de pays, au-delà même de la nature de leur système politique ?
On peut les résumer en quelques phrases :
– L’éducation, surtout lorsqu’elle est assurée par la dépense publique, coûterait trop cher. Il faudrait rendre les systèmes de formation plus efficaces.
– Pour cela, le remède serait tout trouvé : il suffirait d’introduire dans un domaine qui jusqu’alors semble en être préservé les mécanismes mais aussi les valeurs du marché, c’est-à-dire, et sans prétendre être exhaustif, la concurrence entre les établissements et, en leur sein, entre les individus. Ce qui veut dire aussi que l’on voudrait privatiser les services publics ou, tout au moins, faire de l’éducation une marchandise. Elle ne serait plus considérée comme un bien public mais un service qu’on pourrait vendre et acheter sur le marché de l’éducation. Ce marché est potentiellement aujourd’hui un marché mondial, notamment grâce à l’apport des nouvelles technologies. Celles-ci ne sont évidemment pas en cause en tant que telles. Elles peuvent au contraire jouer un rôle très positif dans le développement et la transformation progressiste de l’éducation dans le monde. Mais les forces favorables au marché voudraient ordonner leur utilisation à ce seul but.
– Enfin, troisième élément, on voudrait introduire dans l’enseignement public les méthodes de gestion, de management directement importées de l’entreprise.
Dans cette course à la marchandisation du monde, y compris du monde de l’éducation, l’Organisation mondiale du commerce, notamment à travers l’accord général sur le commerce des services (AGCS), apparaît souvent et de façon justifiée comme le danger principal. Mais même quand le discours se nimbe d’un halo plus social, comme c’est le cas à la Banque mondiale depuis quelques années ou à l’OCDE, l’objectif est fondamentalement le même. En bonne doctrine néolibérale, que ces organisations ne récusent aucunement, bien évidemment, c’est une transformation profonde de l’éducation qui est recherchée. Elle passe par la primauté des objectifs économiques de l’éducation au détriment de l’épanouissement de l’individu et de la formation du citoyen, et par l’importance donnée à la concurrence et aux valeurs du marché dans le contenu de l’éducation elle-même, mais aussi dans la façon d’organiser et de réguler les systèmes éducatifs. Comme le précisent d’autres textes, les individus doivent « acquérir des qualifications et des compétences pertinentes par rapport aux besoins des employeurs et du marché du travail ».
D’où le recours permanent aujourd’hui dans les documents des organismes financiers qui influencent de manière déterminante les politiques nationales d’éducation, de notions comme la flexibilité, l’adaptabilité ou encore, dernier-né de cette liste, l’employabilité.
3. Pour de nouvelles approches et de nouvelles alliances
La troisième idée annoncée plus haut, c’est qu’on ne peut plus en rester aux stratégies valables il y a peu d’années encore, pour combattre les orientations négatives des politiques d’éducation et pour en proposer d’autres, plus conformes à l’intérêt général et plus particulièrement à celui de toutes celles et ceux pour qui les inégalités et les discriminations passent aujourd’hui par la scolarité, ou plus exactement par la mauvaise scolarité, voire par la non scolarité.
Certes, il faut bien sûr continuer à agir activement au plan national. La mobilisation pour une autre école n’y est pas toujours facile parce que la plupart des gouvernements ont renoncé depuis quelque temps aux grandes réformes susceptibles de révéler immédiatement les véritables objectifs et de provoquer une large opposition mettant les gouvernements en difficulté. Ils procèdent donc par petites touches, dont la cohérence n’apparaît pas toujours immédiatement, pour faire passer progressivement et pas forcément toutes à la fois les orientations qui viennent d’être décrites. Et cela dans un contexte général où les valeurs du néolibéralisme, par exemple l’individualisme ou l’esprit consumériste, ont gagné des secteurs entiers de la société. La possibilité de pouvoir choisir l’école de ses enfants et, corrélativement, celle pour les écoles de choisir leurs élèves, est ainsi en passe d’être élevée au rang d’une liberté fondamentale dans un pays comme la France, que je cite ici parce que je le connais le mieux. Mais cette évolution est nettement plus avancée ailleurs, notamment dans les pays anglo-saxons.
De même, le nouveau gouvernement de droite en France a ainsi pu ouvertement mettre en cause le fait que tous les élèves fréquentent la même école jusqu’à quinze ans, le collège unique comme nous disons, sans que cela soulève les grandes protestations qui n’auraient pas manqué de s’exprimer il y a quelques années encore. Ceci pour dire que le néolibéralisme a su largement diffuser ses thèses et qu’il urgent de mener le combat aussi sur le terrain des idées.
Mais la lutte nationale ne suffit plus. Puisque les politiques éducatives se mondialisent au sens où les lieux de leur élaboration ne sont plus seulement à l’intérieur de chaque pays mais à un niveau plus large, continental et parfois mondial, il faut donc aussi agir de plus en plus à ces niveaux. Non pas seulement comme nous le faisions classiquement, exprimer la solidarité avec les actions nationales des autres, mais pour agir ensemble au niveau mondial et influencer ainsi les processus de prise de décision à la racine en quelque sorte.
Cette réflexion comporte un deuxième aspect : ne laissons pas aux entreprises et aux gouvernements le monopole de la prise de conscience et de l’affirmation du fait que « l’éducation et la formation sont à la base des économies et des sociétés », pour reprendre la phrase déjà citée plus haut. Que l’on désigne ou non le stade actuel de développement de nos sociétés par le terme de société de la connaissance ne change rien à cette réalité. Alors tirons-en toutes les conséquences. Et d’abord le fait que l’éducation et les questions qu’elle pose ne peuvent plus rester la préoccupation des seuls partenaires du système éducatif, enseignants, parents et étudiants. Encore moins de cercles restreints d’experts et des gouvernements qu’ils conseillent. C’est l’ensemble du mouvement social qui doit s’en emparer et en débattre.
Il est tout à fait heureux de ce point de vue que le Forum mondial de l’éducation rassemble des organisations très diverses, syndicats, mouvements pédagogiques, associations, et qu’il se tienne dans les même locaux et immédiatement avant le Forum social mondial.
Cette double articulation, entre les niveaux nationaux et le niveau mondial, entre organisations dont la préoccupation principale est l’éducation et autres composantes du mouvement social, est nécessaire pour traiter de façon pertinente les questions d’éducation aujourd’hui.
Louis Weber
22 janvier 2003.
(Site Forum mondial de l’éducation)