Pays-Bas
Le gouvernement l’a décidé : les gens doivent travailler plus longtemps, jusqu’à 67 ans, pour commencer. La pension anticipée et la prépension doivent être détricotées. Le gouvernement veut mettre tout le monde au travail, même les inaptes, qui seront soumis à une nouvelle évaluation de leur incapacité de travail. Les gens qui reçoivent une indemnité sociale doivent être remis au travail. Il faut réaliser des économies dans les soins de santé
La population en a ras-le-bol. Le 2octobre, 200.000 personnes ont défilé dans les rues d’Amsterdam. La semaine suivante, tous les transports par train et autobus étaient à l’arrêt. Le "modèle hollandais", bâti sur une modération volontaire de la part des syndicats, a vécu. Les syndicats réclament l’arrêt du démantèlement de la sécurité sociale. Que les gens qui ont payé une prime durant des années aient eux aussi droit à une retraite décente. Que les riches cessent de devenir plus riches et les pauvres plus pauvres. (Photo Solidaire, Roland Teirlinck)
Allemagne : 600.000 sans indemnités
Le 30 août dernier, 170.000 personnes ont manifesté à travers toute l’Allemagne. C’était la cinquième journée d’action contre Hartz IV, le plan du chancelier Schröder pour réduire les indemnités de chômage. Ceux qui ont un an de chômage reçoivent désormais un cahier de 14 pages de questions : "Combien avez-vous sur votre compte épargne ? Combien gagne votre épouse ? Quelle est la fortune de vos parents ? De vos enfants ? Possédez-vous une maison ou d’autres propriétés ?"
Celui qui est "suffisamment pauvre" reçoit une sorte de revenu vital (minimum de survie) de 350 euros par mois. Celui qui a "trop", perd cette maigre indemnité. Et il ne faut vraiment pas avoir beaucoup pour être "trop riche" : sur votre compte épargne, vous pouvez avoir 200 euros par année d’âge. Le 1er janvier 2005, quand la mesure entrera en vigueur, 600.000 chômeurs allemands perdront toute indemnité. Trois chômeurs sur quatre recevront une indemnité réduite. Soit 1.680.000 personnes. Ces gens se retrouveront le dos au mur et seront obligés d’accepter des emplois sous-payés. Le 1er janvier 2005, une autre mesure entrera en vigueur. Les Allemands riches pourront bénéficier d’une réduction fiscale de 67.000 euros. (Photo www.arbeiterfotografie.com)
France : les chômeurs sont les dupes des cadeaux aux patrons
En France, à partir du 1er janvier 2004, les indemnités de centaines de milliers de chômeurs ne leur sont plus versées que durant 23 mois, contre 30 mois auparavant. Avec ces nouvelles mesures, 180.000 à 250.000 personnes n’ont plus droit à des indemnités depuis le 1er janvier, et 5 à 600.000 viendront les rejoindre d’ici fin 2005. 53,7% des chômeurs seulement reçoivent une indemnité, de 1.000 euros par mois en moyenne. Le gouvernement entend ramener ce pourcentage, cette année encore, à 45,3%. Parce que l’Unedic (caisse de paiement) fonce en 2005 vers un déficit de 15 milliards d’euros. La raison de ce déficit est simple : en 2002, les patrons français ont dû payer 19,6 milliards d’euros de moins à la sécurité sociale L’an dernier, les enseignants et les services publics ont fait grève contre le démantèlement de leur système de retraite. Aujourd’hui, c’est le personnel des entreprises publiques qui descend dans la rue pour la sauvegarde de ses emplois et de ses statuts. (Photo Belga-AFP, Pascal Guyot)
Les Etats-Unis : le rêve fou de toute multinationale européenne
Au boulot, mais pauvre, tel est le modèle américain, pour l’Europe. Un Américain sur dix va chercher de quoi se nourrir à la banque alimentaire et, parmi ces assistés, près de la moitié ont pourtant un emploi. Avec un salaire minimal de 5,5 euros, il faut combiner deux ou trois jobs pour être un peu plus à l’aise. L’indemnité de chômage se situe entre un quart et un tiers du dernier salaire et on ne la perçoit que durant six mois. Un habitant sur cinq n’a pas les moyens de cotiser à une assurance maladie. On peut prendre sa pension à 67 ans, mais nombreuses sont les personnes âgées qui doivent travailler plus longtemps pour en sortir.
Tous les gouvernements européens suivent le même agenda : celui de Lisbonne. Verhofstadt l’a encore évoquée dans sa déclaration gouvernementale, le 12 octobre, au Parlement : "Au cours des prochaines années, toute notre attention devra se concentrer sur Lisbonne." Même la Confédération européenne des Syndicats et les grands patrons européens ont signé, le 15 juin 2000, une déclaration commune : eux aussi veulent contribuer à la réussite de "la stratégie mise sur pied par le Conseil européen de Lisbonne". Au cours de ce sommet, organisé en mars 2000, il a été décidé de faire de l’Europe, pour 2010, "l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique au monde". Devenir compétitif, cela signifie faire en sorte que les entreprises européennes prennent le meilleur sur leurs rivales, surtout les américaines. Car ce sont ces dernières qui, aujourd’hui, engrangent les plus gros profits.
Lisbonne, c’est le plan des grands patrons de Renault, Bayer, Philips, Unilever, Nestlé, Fiat, TotalFina... Ils se sont groupés au sein d’un quartier général, baptisé Table ronde des Industriels européens. C’est ce QG qui fait la loi, sur notre continent.
Travailler jusqu’à l’appauvrissement
D’après les patrons, pour gagner la guerre contre les multinationales américaines, les charges des entreprises doivent diminuer et le marché de l’emploi doit être calqué sur le modèle américain. Aux Etats-Unis, les emplois sont bien plus flexibles et les charges patronales moins élevées : seulement 39% du salaire brut, contre 79% en Allemagne. On peut être licencié du jour au lendemain, sans préavis. Mais la médaille a également son revers
Pour réduire les charges, par exemple dans le secteur des pensions, Lisbonne veut accroître le taux d’activité en Europe à 70% d’ici 2010. En 1999, ce taux était de 74% aux USA. Le taux d’activité est le rapport entre la population qui a un emploi et la population totale "en âge de" travailler, généralement entre 15 et 64 ans. On accroît ce taux d’activité de deux façons : en donnant du travail à plus de personnes et en les faisant travailler plus longtemps. Ou les deux. Et, insiste Lisbonne, le problème réside chez les chômeurs. Ceux-ci doivent veiller eux-mêmes à mieux répondre aux besoins des entreprises.
Pour le patronat européen, le profil idéal de votre carrière dans les prochaines années serait celui-ci : un contrat temporaire qui vous fait travailler 50, voire 60 heures par semaine, à la convenance du patron. Ensuite, vous vous retrouvez au chômage et, pendant ce temps, vous subissez un recyclage. Lequel débouche sur un nouveau contrat temporaire, puis, une nouvelle période de chômage et de recyclage. Car vous devez avoir une bonne formation et être spécialisé. Vous devez également être flexible, accepter le travail temporaire, travailler le week-end et la nuit. En Europe, aujourd’hui, ils sont déjà un quart de plus qu’il y a dix ans, à travailler à des heures irrégulières.
L’incertitude, votre seule certitude
Pour le socialiste Wim Kok, ancien Premier ministre des Pays-Bas et président d’une "task-force européenne pour l’emploi", c’est à chacun qu’il incombe de savoir s’il aura ou non du travail. "Sécurité ne veut pas dire garder toute sa vie le même emploi. Dans une perspective plus dynamique, la sécurité consiste à bâtir et assurer la compétence des travailleurs afin qu’ils se maintiennent sur le marché de l’emploi et qu’ils y progressent."1 Ils ont même inventé un mot, pour cela : la capacité d’"auto-motivation".
Afin de mettre plus de monde au travail, tous les pays doivent réformer leur sécurité sociale : les chômeurs doivent être poussés à accepter les emplois qu’on leur propose, même sous-payés. Afin de tenir davantage de travailleurs plus âgés au travail, l’âge de la pension doit être rehaussé, la prépension découragée, voire supprimée.
Naturellement, ces mesures vont faire baisser les salaires. Mais telle est bien l’intention. Une hausse du taux d’activité signifie plus de monde sur le marché du travail (pas nécessairement au travail) et, partant, une plus grande concurrence entre les travailleurs. Aux Pays-Bas, on veut déjà obliger les chômeurs à travailler un certain temps en-dessous du salaire minimal légal.
Lisbonne nous mène vers une société où il n’y aura plus de sécurité pour personne : ni pour l’emploi, ni pour les salaires, ni pour la pension. Chacun sera responsable de son emploi et de son assurance en cas de maladie, vieillesse, chômage. Une société où l’exploitation sera poussée au maximum : travailler 24 heures par jour, sept jours par semaine, quand cela agréera le patron, une société qui rend toute vie sociale impossible, où l’on sera usé à 50 ans mais où il faudra pourtant travailler jusque 70 afin de pouvoir en sortir.
Nous voulons une société où l’emploi, la formation, le repos, les loisirs et la culture soient un droit garanti par la communauté. Où la communauté soit responsable du bien-être de tous : personnes âgées, malades, enfants. Où la communauté assure le droit à la mobilité, à un logement décent, à de bons services publics. Où le savoir et la science soient au service de l’amélioration de la productivité et de l’allègement du travail, de l’amélioration de l’environnement et de l’épanouissement de tous. Où les relations entre les pays reposent sur la coopération et les avantages réciproques. Où les gens passent en premier, pas le profit.
1 Rapport Kok, novembre 2003, pp.27-28