GAUDICHAUD Franck, BECHTOLD-ROGNON Evelyne
29 septembre 2010
* Paru sur le CETRI :
http://www.cetri.be/
A quelques jours des élections présidentielles et fédérales au Brésil, nous publions une version actualisée d’une entretien paru dans la revue Nouveaux Regards qui revient sur les deux mandats du Président brésilien « Lula » Da Silva. Faire un bilan critique de ces 8 années doit permettre d’essayer de comprendre le cycle politique à venir dans un pays essentiel pour la géopolitique latino-américaine mais aussi mondiale. Comme le rappelle dans un récent éditorial le journaliste du Monde diplomatique Renaud Lambert, dés 1971 le président Nixon avait compris que « Là où le Brésil va, l’Amérique latine ira… » (Manière de voir, n°113, oct-nov 2010)
Evelyne Bechtold-Rognon – Comment situer le Brésil d’un point de vue géopolitique, en particulier par rapport aux autres pays de l’Amérique latine ?
Franck Gaudichaud – Quelques chiffres permettent de comprendre : le Brésil représente en taille la moitié du territoire de l’Amérique du sud, et sa population est de plus de 195 millions d’habitants. C’est un géant, à tous les points de vue. Son économie se situe aux environs de la 8e ou 9° place mondiale, juste derrière l’Espagne. Il fait partie du groupe des « BRIC » : Brésil, Russie, Inde et Chine, acronyme qui désigne les grands pays dits émergents. Mais les dirigeants brésiliens récusent ce terme, et considèrent qu’ils représentent une économie « émergée »... C’est un pays qui, sur le plan diplomatique et géopolitique, a toujours recherché l’autonomie, le multilatéralisme et une certaine indépendance. Depuis la présidence de Lula, cet aspect s’est encore accentué. Le Brésil veut jouer dans la cour des « grands ». Il demande par exemple un siège au conseil de sécurité de l’ONU. Il est aussi un promoteur du G 20, conçu comme un forum économique plus large que le G 8 et ouvert à certains pays du sud.
La volonté de se développer indépendamment de la puissance étasunienne a conduit le Brésil à dire « non » au projet impérial de l’ALCA [1] en 2005, aux côtés du Venezuela et de l’Argentine. Il est clair que la voix du Brésil était absolument déterminante ; de lui dépendait la poursuite du projet. D’autre part, le Brésil joue évidemment un rôle prédominant dans le Mercosur [2] et, de façon générale, est un pays clef pour penser l’intégration économique des pays d’Amérique latine. Il a ainsi eu un rôle essentiel dans la récente entrée du Venezuela dans ce marché commun. Toutefois, si le Brésil prône l’autonomie, il ne plaide pas pour un modèle de développement alternatif au capitalisme, bien au contraire. Il agit dans le domaine économique dans le droit fil d’une conception libérale, voire par plusieurs aspects néolibérale. Dans ses relations avec les pays de la région, on assiste à une claire volonté d’hégémonie de proximité. Certains auteurs parlent de « semi-impérialisme » ou d’impérialisme périphérique. Plusieurs entreprises brésiliennes sont des multinationales qui pratiquent une politique économique agressive avec leurs voisins : Petrobras pour le pétrole ou Odebrecht pour le BTP., et qui ont engendré des conflits importants avec des pays proches comme la Bolivie, l’Équateur... Même relation inégale avec le Paraguay à propos de la gestion des ressources hydroélectriques communes à Itaipu, où le Paraguay est littéralement dépossédé de sa souveraineté en la matière. C’est que la bourgeoisie financière et industrielle brésilienne (en particulier celle de Sao Paulo) entend défendre ses prérogatives sur le marché mondial, ce qui n’empêche d’ailleurs pas les accords stratégiques entre Brésil et Etats-Unis, en ce qui concerne les agrocombustibles par exemple.
Du point de vue diplomatique, la présidence actuelle a cherché a se démarquer en s’appuyant sur les gouvernement de gauche ou centre-gauche de la région. Lula a toujours soutenu Chavez (par exemple au moment du coup d’Etat d’avril 2002), et il maintient des relations chaleureuses avec le gouvernement cubain et a été très clair sur la situation au Honduras suite au putsch mené contre le président Zelaya. Lula a d’ailleurs menacé de ne pas venir au sommet UE-Amérique latine de Madrid en mai, si Lobo -le président hondurien putschiste- était présent (ce dernier a du se désister). Sa diplomatie favorise les relations Sud-Sud sur le plan diplomatique mais aussi économique. La Chine est ainsi devenue un de ses principaux partenaires économiques : le commerce entre les deux puissances a augmenté de plus de 750% en 8 ans ! Suivant un principe de multipolarité, le gouvernement brésilien cherche à marquer son opposition à certaines ingérences du Nord dans les affaires des pays du Sud et à se faire un espace sur la scène mondiale, ce qui explique son soutien à l’Iran contre les USA ou encore la dénonciation de nouvelles bases militaires US en Colombie.
Le Brésil s’investit dans le développement de l’Unsasur (Union des nations sud-américaines), qui répond à son souci d’indépendance politique et de renforcement économique régional, avec un projet qui prévoit à terme une monnaie et un parlement communs. Cet ensemble représenterait, s’il se concrétise, une population de 360 millions d’habitants et sera, en superficie (17 millions de km²), la plus vaste union économique, monétaire et politique du monde. Mais de nombreux obstacles restent à franchir dus aux multiples concurrences intrarégionales et aux tensions existantes entre différents secteurs capitalistes, obstacles dont les classes dominantes brésiliennes sont paradoxalement les artisans en cherchant à défendre systématiquement leurs intérêts au détriment d’une perspective de coopération réelle.
Les rapports du Brésil avec l’Union européenne s’inscrivent dans ce souci d’une plus forte insertion compétitive sur le marché mondial. Ainsi, le Brésil a signé avec la France un important contrat d’armement. Par ailleurs, le Mercosur est en négociation avec l’UE mais se heurte au protectionnisme européen, essentiellement dans le domaine agricole.
Quel bilan peut-on tirer au terme de huit années de pouvoir de Lula ?
Selon plusieurs analystes, les immenses déceptions qui ont suivi l’arrivée du PT et de Lula au gouvernement en 2002 étaient prévisibles. Elles s’expliquent par le fait qu’une partie de la gauche et des mouvements sociaux n’avait pas bien analysé à quel point le PT avait changé de nature et d’orientation entre le début des années 1980 et la victoire électorale de 2002. Le PT a été fondé en février 1980 dans le sillage d’oppositions collectives radicales et populaires à la dictature. Depuis la fin 1978, syndicalistes, intellectuels, dirigeants de mouvements populaires, discutaient de la nécessité de créer au Brésil un nouveau parti de classe indépendant et ouvertement socialiste. Le PT a été l’un des plus grand parti ouvrier de la planète et est toujours le plus important parti de gauche d’Amérique latine. Il réunit à l’origine une grande diversité de secteurs sociaux mobilisés : des syndicalistes bien sûr, en particulier venus de la CUT [3], qui en est la colonne vertébrale, des militants associatifs, féministes, des quartiers, mais aussi beaucoup de communautés chrétiennes de base, inspirées par la théologie de la libération. En vingt ans et après trois défaites électorales successives aux présidentielles, le parti a beaucoup changé. D’un programme initial anticapitaliste, promettant une alternative radicale, le discours est devenu toujours plus modéré, de centre gauche. En 2002, le slogan de campagne de Lula était « Paix et amour »... On retrouve ici ce qu’a noté Perry Anderson à propos de la gauche européenne, celle d’une gauche qui « a gagné ses galons de parti de gouvernement après avoir perdu la bataille des idées ».
Dans un même mouvement, le PT a connu une transformation de sa composition sociale, laissant une place grandissante aux classes moyennes et intellectuelles, avec un processus d’institutionnalisation de son appareil et de sa direction, progressivement aux mains des élus, au détriment des syndicalistes d’hier. Malgré tout, l’éclatante victoire de Lula en 2002 a soulevé de nombreux espoirs dans le pays et même dans toute l’Amérique latine. L’heure est désormais aux bilans. Le sociologue Emir Sader parle de « l’énigme Lula », qui échapperait aux jugements tout faits. D’autres sociologues comme Michael Löwy ou Atilio Boron sont plus critiques, ce dernier notant que c’est le « possibilisme conservateur » qui a marqué ces deux mandats. On peut effectivement constater qu’il a renié les idéaux du PT de 1980, en faisant passer la stabilité macroéconomique et les intérêts du capital financier bien avant les réformes sociales promises.
Il y a d’évidents traits de continuisme avec la politique de F. H. Cardoso (gouvernement précédent), avec l’argument que le salut du Brésil reste le marché mondial et l’ouverture aux transnationales. De ce point de vue, le « succès » économique est réel : l’économie du Brésil est l’une des plus dynamique du monde, avec plus de 5% de croissance annuelle, et -appréhendée depuis Brasilia- la crise n’aurait été qu’une « vaguelette », selon le bon mot de Lula. Loué par « les marchés » et le FMI, le Brésil pratique des taux d’intérêts très élevés, pour le plus grand profit des capitaux spéculatifs internationaux. Ce « succès » a pour contrepoint le maintien, voire l’approfondissement des inégalités de revenus et de la structure de classe du pays. Et c’est pourtant là l’un des problèmes démocratiques principaux ! Le Brésil est une sorte de « Suisse-Inde », réunissant sur un même territoire des revenus extrêmes. Hors, Lula n’a pas agi sur ces inégalités structurelles : sous son gouvernement, les revenus des plus pauvres ont effectivement augmentés de manière notable mais également ceux des plus riches ! Selon l’économiste Pierre Salama, le nombre de Brésiliens possédant plus d’un million de dollars d’actifs financiers a augmenté de 19% seulement entre 2006 et 2007. Autre écueil majeur, le Brésil s’est engagé dans une politique d’agrobusiness, comprenant la culture intensive d’OGM et d’agrocombustibles, pour le plus grand bonheur de firmes comme Monsanto, accueillies à bras ouverts, avec des conséquences environnementales et sociales désastreuses. Cela a conduit d’ailleurs la ministre de l’écologie, Marina Silva, à démissionner au bout de quelques mois.
Mais surtout, la grande réforme agraire tant espérée, tant annoncée durant la campagne n’a pas été réalisée. Hors au Brésil, il ne pourra avoir de développement alternatif, démocratique et soutenable, sans une réforme agraire radicale. Il s’agit là d’une problématique incontournable. Toute cette politique a représenté une douche froide pour le mouvement social, et en particulier pour le MST [4], plus grand mouvement social du continent (il regroupe plusieurs millions de militants) et l’un des plus intéressant par ces modes d’autoorganisation et de promotion d’une éducation populaire remarquable.
Sans aucun doute, ces politiques publiques conservatrices ont été confortées par les obstacles institutionnels de ce grand Etat fédéral qu’est le Brésil. Le PT est minoritaire au parlement et au sénat et majoritaire que dans trois états. Il a donc choisi, dès le début, de s’allier avec la droite, les libéraux ou les grands propriétaires pour gouverner, ce qui a accentué son immobilisme, en particulier du point de vue de la politique agraire. Par ailleurs, l’exigence de stabilité économique et de respect de la grande propriété privée était un argument auquel Lula était très sensible dès son élection comme le montre la « lettre aux Brésiliens » qu’il a publié pendant la campagne. Ses principaux conseillers économiques étaient même issus des écoles de pensée néolibérale étasuniennes ou de grandes banques d’affaires et la contre-réforme du système de retraites des fonctionnaires a été l’une des premières mesures prises par son gouvernement. Cette remise en cause des conquêtes sociales des fonctionnaires a conduit à une première dissidence au sein du PT, débouchant sur la création du PSOL [5] autour de figures de la gauche, tels que Heloisa Helena ou Plinio de Sampaio. Cependant, il serait erroné d’oublier que Lula reste extraordinairement populaire, surtout au sein des classes pauvres (du Nord Est notamment). Il a réalisé plusieurs programmes sociaux assistancialistes de lutte contre la pauvreté (surtout durant le second mandat) qui ont tiré de l’extrême misère plus de 20 millions de brésiliens : c‘est le cas de Bolsa Familia [6], programme d’aide financière (quelques dizaines de dollars par mois) conditionnée à la scolarisation des enfants. La couverture sociale a aussi été étendue, ainsi que le niveau du salaire minimum et le niveau de criminalisation des mouvements sociaux par l’Etat a considérablement décrû, ouvrant des espaces de dialogues et même (surtout ?) de cooptation de nombreux dirigeants sociaux et syndicaux. Il ne faut pas perdre de vue non plus que les grands groupes de médias sont aux mains d’une oligarchie archaïque, toujours haineusement hostile à Lula qu’elle considère toujours comme un syndicaliste issu de la gauche, donc potentiellement dangereux du fait de la composition de sa base sociale.
Pour résumer, on pourrait dire que la politique de Lula a conjugué une politique macro économique néolibérale avec une politique sociale assistancialiste ciblée sur l’extrême pauvreté, ce qui in fine a permis une certains stabilisation du système et explique cette gestion soit saluée unanimement par Wall Street et le grand patronat latino-américain. On peut ainsi qualifier cette gestion de « social-libéralisme à la brésilienne » ou peut-être plutôt comme le font certains auteurs de « libéral-développementisme », puisque l’Etat brésilien entend toujours réguler et orienter une part de l’activité économique du pays (via Petrobras et le secteur énergétique notamment).
Comment voyez-vous l’avenir du pays ?
Lula ne peut pas se représenter aux prochaines élections d’octobre. Pour le PT, le défi est de faire du « lulisme sans Lula », de capter son imposante popularité, avec certainement peu d’inflexions sur le plan de l’orientation politique et économique, voire même avec une poursuite du « recentrage » vers la droite. La candidate actuelle est Dilma Roussef. Économiste de formation, chef du cabinet ministériel de Lula, une sorte de Premier ministre, elle a milité dans sa jeunesse dans les mouvements de lutte armée contre la dictature. Peu charismatique, elle a énormément progressé dans les sondages dernièrement grâce à l’appui répété de Lula, et pourrait gagner dès le premier tour face au principal candidat de l’opposition, José Serra (social-démocrate). A gauche, le PSOL malgré plusieurs crises internes mène une campagne intéressante autour de son candidat, Plinio de Sampaio, infatigable défenseur de la réforme agraire. Malheureusement, il n’y aura pas de candidat commun de la gauche radicale, notamment avec le PSTU (trotskiste) et le PCB (communiste). Marina Silva sera candidate pour les verts, incarnant l’écologie libérale et la « capitalisme vert ». Malgré la critique d’une partie de la gauche, il est probable que le PT remobilise électoralement une partie des classes populaires et de ceux qui ne veulent pas d’un retour d’une droite répressive et du centre néolibéral incarné par la candidature Serra.
Sur le moyen terme, je pense qu’il est fondamental de regarder ce qui se passe au sein du mouvement des sans terre, des sans toits et des organisations syndicales. Ainsi, cet été nous avons assisté à une tentative (infructueuse pour l’instant) pour créer un nouvelle centrale syndicale « lutte de classes », indépendante par rapport au pouvoir à la différence de la CUT et rassemblant des salariés combatifs aux côtés d’étudiants, de féministes et de collectifs afro-brésiliens ou indigènes. C’est ce type de recomposition « par en bas » qui peut faire surgir l’espoir d’un renouveau des alternatives anticapitalistes au Brésil, terre du Forum social mondial et du mot d’ordre « un autre monde est possible ».
GAUDICHAUD Franck, BECHTOLD-ROGNON Evelyne
Notes[1] Área de Livre Comércio das Américas, ou Zone de libre-échange des Amériques . Ce projet dirigé par le gouvernement des États-Unis prévoyait la suppression des droits de douanes sur plusieurs types de produits, notamment des produits manufacturés et agroalimentaires. Il engloberait 34 pays, soit toute l’Amérique à part Cuba.
[2] Le Mercosur unit depuis 1991 le Brésil, l’Argentine, le Paraguay et l’Uruguay (plus le Venezuela). C’est le troisième marché intégré au monde après l’Union européenne et l’ALENA.
[3] La Central Única dos Trabalhadores (CUT - Centrale unique des travailleurs) est le principal syndicat brésilien fondé en 1983 par, entre autres personnalités, le président actuel du Brésil.
[4] Mouvement des travailleurs sans terre / Movimento dos Trabalhadores Rurais Sem Terra : http://www.mst.org.br/
[5] Parti socialisme et liberté / Partido Socialismo e Liberdade : http://psol50.org.br/
[6] Bolsa Família fait partie du programme plus général Fome Zero (Faim zéro).
* Paru sur le CETRI :
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