Ce pays de 10 millions d’habitants est un des plus pauvres d’Amérique latine. Sa « capitale » [1] La Paz est située à 3 600 mètres d’altitude. Le pays comprend trois zones géographiques : une grande région montagneuse avec des plateaux situés au-dessus de 2 500 mètres d’altitude à la frontière avec le Pérou, le Chili et l’Argentine ; une plaine à basse altitude proche de l’Argentine, du Brésil et du Paraguay et une région amazonienne à la végétation luxuriante proche du Brésil. La plaine est riche en hydrocarbures et ses terres fertiles génèrent d’importants revenus d’exportation, notamment grâce au soja.
Le pays a connu une grande explosion révolutionnaire en 1952 qui a abouti à une réforme agraire, à la nationalisation des mines, à l’éducation publique gratuite et obligatoire ainsi qu’au suffrage universel. De 1971 à 1978, la Bolivie a vécu sous la férule du régime militaire du général Hugo Banzer. A partir de 1985, la Bolivie a été soumise aux pires politiques néolibérales. Pour venir à bout de 20 années de néolibéralisme, les mouvements sociaux boliviens ont mené de puissants et héroïques combats. Depuis fin 2005, pour la première fois de l’histoire bolivienne, un représentant de la majorité indienne de la population a été élu président.
Très affectée par la crise de la dette qui a explosé en 1982, la Bolivie a été soumise à un plan de choc néolibéral à partir de 1985 : privatisation des mines et du pétrole, réduction massive des salaires et de l’emploi, ouverture économique forcée, réduction des dépenses publiques. L’auteur intellectuel de ce plan d’ajustement structurel est l’économiste nord-américain Jeffrey Sachs qui a ensuite conçu le plan de choc appliqué en Russie puis s’est converti en adepte de l’annulation de la dette des pays pauvres, notamment des pays d’Afrique subsaharienne.
A partir de l’année 2000 et jusqu’à aujourd’hui, les luttes sociales ont été nombreuses et le peuple bolivien a joué un rôle d’avant-garde au niveau mondial en mettant au centre de l’agenda la lutte pour le contrôle public sur les biens communs : la lutte victorieuse contre la privatisation de l’eau à Cochabamba en avril 2000 et à El Alto en 2004-2005 ; la lutte pour la récupération du contrôle public sur le gaz en 2003 qui a conduit à la chute du président Gonzalo Sánchez de Lozada [2].
Le contexte de la présidence d’Evo Morales
La majorité de la population est indienne : selon le recensement de 2001, 62% des Boliviens se considèrent comme faisant partie des populations natives indiennes, en majorité Quechuas et Aymaras. Dans la ville plébéienne d’El Alto (4 000 mètres d’altitude), située à la périphérie de La Paz, dont elle s’est autonomisée en 1985 sous l’effet de son explosion démographique, 80% des 850 000 habitants se considèrent comme indiens. La population indienne a été exclue du pouvoir central (présidence de la République et gouvernement) [3] jusqu’à l’élection fin 2005 d’Evo Morales, indien Aymara, dirigeant syndical paysan des producteurs de la feuille de coca, à la présidence de la République bolivienne. Depuis cette date, le MAS (Mouvement vers le Socialisme), parti d’Evo Morales, dispose d’une majorité à la Chambre des députés mais pas au Sénat dominé par la droite qui tente de bloquer toutes les réformes démocratiques et toutes les mesures favorables au peuple. La réforme de la constitution est au centre du débat et des combats politiques. Bien qu’également majoritaire à l’assemblée constituante, le MAS n’y dispose pas des deux tiers nécessaires à l’approbation des propositions de modification constitutionnelle.
En 2006, Evo Morales et son gouvernement ont décrété la nationalisation du pétrole et du gaz, ce qui est très apprécié par une grande majorité de la population. La mise en pratique de cette mesure prend du temps et cela a suscité des tensions dans le camp qui soutient Evo Morales. Néanmoins, le gouvernement a réussi à obtenir des multinationales qui opèrent dans le pays de verser une part beaucoup plus importante de leurs revenus au Trésor public, ce qui permet d’augmenter les dépenses sociales.
Les préfets des départements de Santa Cruz, Tarija, Beni et Pando, au service des capitalistes locaux (industriels, grands propriétaires fonciers et commerçants spécialisés dans l’import-export), font tout pour déstabiliser le régime d’Evo Morales : menace de sécession, refus d’appliquer des réformes, mobilisation de secteurs de la population financée par le patronat, campagne diffamatoire contre Evo Morales et son gouvernement. Les dirigeants du riche département de Santa Cruz se comportent comme les dirigeants de la Croatie lors de l’éclatement de la Yougoslavie au début des années 1990. A demi-mot, ils déclarent qu’ils ne veulent plus financer les provinces pauvres du pays et La Paz. Nous assistons au même jeu centrifuge au Venezuela avec l’Etat pétrolier de Zulia (dont la capitale est Maracaibo) qui menace aussi de se séparer du reste du pays, ainsi qu’en Equateur avec la province de Guayaquil (ville très riche du littoral tenue par la droite). Les déclarations de certains dirigeants de la droite sont carrément racistes. Le maire de Santa Cruz, Percy Fernández, a déclaré le 9 décembre 2007 : « Dans ce pays, bientôt, il faudra se peindre et se mettre des plumes pour exister ! » [4].
Le cheminement vers l’élection d’Evo Morales et la mutation du mouvement social [5]
Le mouvement social a connu une mutation profonde au cours des vingt dernières années. Jusqu’à la privatisation des mines décidée en 1985, la Centrale Ouvrière Bolivienne (COB) constituait incontestablement depuis plus de quarante ans le mouvement social le plus important. La COB jouait un rôle politique de premier plan [6] et mettait en avant un programme de gauche très radical. Les mineurs constituaient la colonne vertébrale de la COB. C’est au même moment que Margaret Thatcher en Grande-Bretagne et le président bolivien Víctor Paz Estenssoro ont lancé leur offensive victorieuse contre les mineurs de leur pays respectif. Cela indique que des objectifs semblables ont été poursuivis au Nord et au Sud de la planète dans le cadre de l’offensive du capital contre le travail sous le drapeau du néolibéralisme. Pour le mouvement social, l’effet de la privatisation des mines et de la fermeture d’un grand nombre d’entre elles a eu des effets encore plus graves en Bolivie qu’en Grande-Bretagne car, dans le pays andin, il n’y avait pas d’autres grands secteurs industriels.
La crise de la dette qui a frappé de plein fouet la Bolivie à partir de 1982 a débouché sur une suspension des paiements en 1984. Le Fonds Monétaire International (FMI) et la Banque mondiale, épaulés par l’économiste démocrate Jeffrey Sachs, ont obtenu le soutien du gouvernement bolivien à partir de 1985 pour appliquer une politique brutale d’ajustement structurel. Au-delà des 23 000 mineurs du secteur public et des 5 000 du secteur privé qui ont perdu leur emploi, tout le peuple a subi les conséquences de l’ajustement de choc : 18 000 fonctionnaires publics licenciés, réduction de 40% du salaire réel dans les secteurs privé et public en septembre 1985 comme résultat de la dévaluation et des mesures d’accompagnement, modification des lois sociales en faveur des patrons entraînant une forte précarisation du statut des travailleurs. L’offensive néolibérale s’est encore consolidée en 1990 par l’adoption de la loi sur les investissements qui a mis fin au contrôle des changes, instauré la liberté totale des mouvements de capitaux et la possibilité de créer des zones franches industrielles exonérées d’impôt ; en 1992, par une nouvelle loi sur les privatisations ; en 1994, par la loi sur la capitalisation ; en 1996, par la loi 1689 qui poussait plus loin la prise de contrôle par les grandes sociétés étrangères (Repsol, BP, Enron et Shell) des filiales de l’ancienne entreprise pétrolière publique (YPFB).
C’est dans ce contexte de profond recul du mouvement ouvrier que naissent les conditions de la mutation du mouvement social et ce, d’une manière très particulière. Les syndicats de producteurs de coca et les comités de quartier deviennent l’élément décisif du mouvement social au cours des années 1990. La dimension indienne de la lutte prend plus d’ampleur que dans les décennies antérieures.
Comment cela s’est-il passé ? Un des phénomènes à prendre en compte est la migration vers la région du Chapare de dizaines de milliers d’indiens qui ont perdu leur emploi de mineurs ou qui ont été victimes de la sécheresse qui a sévi dans la première moitié des années 1980 sur les hauts plateaux. La famille d’Evo Morales fait partie de ces familles paysannes qui ont quitté les hauts plateaux arides et froids pour les terres chaudes et humides de basse altitude du Chapare dans le département de Cochabamba. La culture de la coca a constitué l’activité la plus rémunératrice qui s’est offerte à eux comme reconversion principale. Les familles de mineurs ou de paysans venant des autres régions se sont établies à leur compte et ont travaillé dans un cadre collectif. La coca est une plante sacrée pour les indiens de Bolivie et d’autres pays andins. La feuille de coca a d’importantes vertus : elle coupe la faim, permet de combattre le mal de l’altitude, réduit le sentiment de fatigue. La consommation de la feuille de coca par mastication ou en tisane est généralisée. Dans le Chapare, les conditions climatiques sont idéales et permettent de produire au moins trois récoltes par an. La feuille est facile à conserver et à transporter. C’est le seul produit agricole facilement cultivable et commercialisable. Les autres produits n’étaient pas rentables car le Chapare ne disposait pas de moyens de communication et de commercialisation adaptés. Au cours des années 1980, beaucoup de familles comme celle d’Evo Morales ont remplacé la culture de la pomme de terre des hauts plateaux par la culture de la coca. Il faut dire que le prix de la feuille de coca avait fortement augmenté à partir des années 1970 suite à une demande internationale croissante pour cette plante à partir de laquelle la cocaïne est produite suite à des transformations chimiques.
Vingt ans plus tard, Evo Morales dira dans son discours d’investiture en tant que président de la République : « Nous voulons dire à la communauté internationale que la drogue, la cocaïne, le narcotrafic ne font pas partie de la culture andine et amazonienne. Malheureusement, c’est un mal importé et il faut en finir avec le narcotrafic, il faut en finir avec la cocaïne. Mais ce ne sera pas coca zéro, ce sera cocaïne zéro, narcotrafic zéro. » [7]
Phénomène extrêmement intéressant : les mineurs qui sont devenus agriculteurs au Chapare y ont amené leurs traditions d’organisation et leurs conceptions politiques. Les familles de cultivateurs se sont organisées en syndicats et ceux-ci ont joué un rôle important dans leur vie quotidienne. Ils sont intervenus dans la répartition des terres, dans la justice en cas de conflit, dans l’organisation du travail collectif (entretien des chemins, construction d’une école) dans une région où l’Etat est absent. Les syndicats ont également organisé la résistance des cultivateurs (les cocaleros) contre la stratégie d’éradication de la coca appliquée par le gouvernement de Paz Estenssoro à partir de 1986 sous la pression du président Ronald Reagan. Cette politique a été appliquée par d’autres gouvernements jusqu’à la chute de Gonzalo Sánchez de Lozada en 2003.
Les cultivateurs de coca du Chapare étaient organisés en six fédérations syndicales différentes. Pour affronter la répression et l’éradication de la culture de la coca, ils ont été amenés à dépasser les divisions entre ces six fédérations, à mieux se coordonner et à organiser l’autodéfense face à l’armée. Par ailleurs, à partir de 1988, la Confédération syndicale unique des travailleurs paysans de Bolivie (CSUTCB), la principale confédération syndicale paysanne bolivienne (qui regroupait en son sein une partie des cocaleros), s’est prononcée pour la construction d’un instrument politique propre aux syndicats. Les syndicalistes, après avoir constaté qu’ils n’arrivaient pas à obtenir un changement politique au niveau du gouvernement notamment, se sont dit qu’ils devaient se doter d’un bras politique afin d’être présents au parlement et à tous les niveaux de pouvoirs via la participation aux élections.
Un autre moment important dans la mutation du mouvement social est constitué par la commémoration en 1992 du 500e anniversaire du début de la conquête coloniale lancée par Christophe Colomb. A cette occasion, le 12 octobre 1992, s’est réunie la première Assemblée des peuples natifs (Asamblea de los Pueblos Originarios) qui est considérée comme l’acte de naissance du mouvement paysan-indien (campesino-indigena) en tant que sujet politique.
Par ailleurs, les mouvements cocaleros ne sont pas la seule expression de la mutation du mouvement social bolivien. Il faut aussi mentionner les associations de quartier (juntas de vecinos), notamment celles de El Alto, la ville champignon, fortement influencées également par la tradition syndicale et politique radicale des mineurs. Sans oublier le mouvement contre la privatisation de l’eau à Cochabamba et à El Alto. Enfin, la COB, bien que fortement affaiblie par les politiques néolibérales, reste active dans plusieurs villes et régions du pays. La Bolivie est certainement un des pays de la planète où le mouvement social est le plus développé et le plus politisé.
De la coca à la présidence de la République
En 1996, Evo Morales est élu président des six fédérations syndicales de cocaleros du Chapare. A la fin des années 1990, Evo Morales et ses partisans lancent le MAS-IPSP (Mouvement vers le socialisme – Instrument politique pour la souveraineté des peuples) dans le prolongement de l’orientation adoptée en 1988 concernant la création de l’instrument politique du mouvement social. Le MAS deviendra au fil des ans la force politique de gauche la plus importante même si d’autres expériences politiques se sont développées dans le prolongement de l’orientation de la CSUTCB de 1988, notamment le Mouvement Indigène Pachakuti (MIP) de Felipe Quispe [8], sans parler de nombreux partis politiques de gauche qui ont une origine plus ancienne.
En 1997, Evo Morales est élu député au parlement national avec 70% des suffrages dans sa circonscription. A la fin de son mandat parlementaire, en janvier 2002, alors qu’il se lance comme candidat à l’élection présidentielle, le parlement vote son exclusion [9] en l’accusant d’être l’auteur intellectuel des troubles qui ont secoué le Chapare quatre jours durant lorsque le gouvernement a augmenté la répression contre les cocaleros. L’ambassadeur des Etats-Unis multiplie les déclarations contre Evo Morales pendant la campagne présidentielle [10], ce qui augmente la renommée de celui-ci. Evo Morales, avec humour, dira que cet ambassadeur se comporte comme son chef de campagne électorale. Résultat électoral de juin 2002 : Evo Morales arrive en deuxième position et le MAS fait élire 27 députés et 8 sénateurs [11]. La rébellion populaire d’octobre 2003 contre la politique du gouvernement en matière d’exploitation et d’exportation du gaz provoque la chute du président Sanchez de Lozada, élu en juin 2002, et en décembre 2005 après une transition houleuse, de nouvelles élections présidentielles donnent Evo Morales vainqueur avec 53,7% [12].
Le programme du MAS et d’Evo Morales est constitué d’un ensemble de réformes. Elles visent notamment à consacrer dans toutes leurs dimensions les droits de la majorité indienne victime de plus de cinq siècles d’oppression. Elles visent à rétablir le contrôle public sur les ressources naturelles pour que celles-ci servent à la satisfaction des droits économiques, sociaux et culturels des citoyens boliviens. La réforme constitutionnelle vise à démocratiser le système politique et économique du pays. Il s’agit d’un ambitieux programme réformiste qui ne débouche pas automatiquement sur la rupture avec le capitalisme. Si les classes possédantes décident d’accepter de faire des concessions importantes, elles pourront continuer à faire des profits et l’Etat ne touchera pas à leur propriété sauf quand celles-ci vont à l’encontre de l’intérêt collectif. C’est par exemple le cas des grandes propriétés foncières laissées en friche. Cependant, si les classes possédantes refusent de faire des concessions, si les entreprises étrangères commencent à saboter la politique du gouvernement, le processus pourrait se radicaliser. L’attitude et l’action des mouvements sociaux joueront un rôle important. D’ailleurs, le président de la République Evo Morales est resté à la tête des six fédérations de cocaleros. L’avenir dira si la présence du MAS au pouvoir sera un véritable instrument d’émancipation des opprimés ou si, comme cela s’est déjà vu à plusieurs reprises dans l’histoire, il se transformera en un instrument du pouvoir pour tenter d’en haut de discipliner le peuple tout en s’accommodant de l’ordre des choses. Le discours officiel et certaines réalisations pointent clairement dans la bonne perspective mais il faudra juger sur une période de cinq à dix ans pour voir le tour que prendront les actions du gouvernement. Espérons que les énormes espoirs que le peuple bolivien a mis en son président et son gouvernement ne seront pas déçus.
Le retour du pétrole et du gaz dans le patrimoine commun
Le 1er mai 2006, par décret présidentiel, l’Etat bolivien a repris le contrôle du secteur des hydrocarbures qui avait été cédé à de grandes compagnies privées étrangères au cours des années 1980 et 1990. L’armée a été envoyée vers tous les champs pétroliers et gaziers afin de prendre possession de ceux-ci. Cela a provoqué de nombreuses protestations de la part des multinationales pétrolières et des gouvernements de leur pays d’origine. Le président Lula a été fortement mis sous pression par la droite brésilienne pour qu’il dénonce la décision bolivienne qui porte préjudice aux intérêts de Petrobras, mais finalement il a exprimé sa compréhension à l’égard de la décision d’Evo Morales.
Joseph Stiglitz, lauréat 2001 du prix Nobel d’Économie [14], a décrit la nationalisation des hydrocarbures en Bolivie comme un processus de « restitution de biens » [15] qui appartiennent déjà au gouvernement bolivien et a considéré comme « nécessaire » que la Bolivie reçoive une « juste compensation » pour ses ressources naturelles.
L’économiste américain, ancien vice-président et économiste en chef de la Banque mondiale, a fait valoir que la faillite du modèle néolibéral, imposé par le Consensus de Washington pour tenter de réduire au minimum le rôle de l’État dans les économies nationales, était manifeste et il a souligné que la Bolivie, naguère l’un des meilleures élèves du modèle néolibéral, « a souffert tous les maux (de son application) mais n’a retiré aucun bénéfice de l’expérience - il est clair qu’il doit y avoir un changement dans son modèle économique ».
Dans ce contexte, Stiglitz n’a pas voulu qualifier la nouvelle politique énergétique menée par Evo Morales de « nationalisation », mais bien de « récupération » des ressources boliviennes, ou de « retour à la Bolivie de biens qui étaient déjà les siens ».
« Lorsqu’une personne se fait voler, disons, un tableau et qu’ensuite celui-ci lui est rendu, nous n’appelons pas cela une renationalisation, mais bien le retour d’un bien qui lui appartenait antérieurement », a expliqué Stiglitz.
Par contraste, depuis Washington, le FMI a mis en garde contre les « conséquences économiques de grande portée », ajoutant que l’événement pourrait décourager les investisseurs étrangers.
La nationalisation n’a pas impliqué l’expulsion des entreprises pétrolières étrangères, celles-ci ont pu continuer à exploiter les hydrocarbures, mais à condition de verser à l’Etat des revenus beaucoup plus importants.
Malgré les protestations qu’elles ont émises, elles ont toutes maintenu leurs activités. Nouvelle preuve qu’un Etat qui en a la volonté peut imposer aux entreprises privées étrangères le respect de ses décisions.
Le défi auquel le gouvernement bolivien est confronté est de se doter rapidement, avec l’aide d’autres pays comme le Venezuela, des moyens de développer une véritable industrie publique des hydrocarbures capable d’approvisionner en priorité le marché intérieur tant en combustibles qu’en différents dérivés utiles au développement du pays.
Le projet de nouvelle Constitution adopté par l’assemblée constituante le 9 décembre 2007
Dans un climat politique et social tendu à l’extrême, une majorité qualifiée de membres de l’assemblée constituante a approuvé le 9 décembre 2007 le nouveau projet de Constitution qui sera soumis en 2008 à un référendum populaire.
La droite a multiplié les obstacles à l’adoption de la réforme constitutionnelle par l’assemblée constituante dans laquelle le MAS dispose d’une majorité simple. La droite a d’abord fait traîné en longueur les travaux, puis a refusé la recherche de compromis acceptables. Ensuite elle a mené la politique de la chaise vide, croyant ainsi empêcher la poursuite des travaux et le début des votes. Elle a aussi soutenu les élites de la ville de Sucre dans leur revendication de « récupération » des pouvoirs législatif et exécutif – c’est ce qui, en dernière instance, a provoqué le blocage de la Constituante sur les derniers mois. La droite veut éviter tous les changements constitutionnels importants. Le sabotage a duré plus d’un an. La situation était tellement bloquée que la Constituante a suspendu ses travaux pendant trois mois. Quand elle les a repris en novembre 2007, la droite était absente. Après deux semaines de travaux, l’assemblée a adopté le projet. Certains députés de droite ont même participé à l’approbation.
Tout cela s’est réalisé au milieu de provocations de l’opposition de droite à plusieurs endroits du pays et d’intenses mobilisations du camp favorable au MAS. La droite a essayé de paralyser sans succès le trafic sur les routes autour de Sucre, la capitale historique du pays où se tenait l’assemblée. Elle a organisé des manifestations contre les organisations indiennes qui étaient venues apporter leur soutien à l’assemblée constituante. Finalement, de nombreuses délégations des mouvements sociaux qui soutiennent le MAS se sont déplacées à Sucre pour protéger l’assemblée constituante. En dernière instance, il a fallu déplacer la constituante dans la ville d’Oruro pour le WE au cours duquel a été votée l’approbation du texte.
La garantie des droits individuels et collectifs est au centre de la proposition de réforme constitutionnelle. Sans prétention de donner une vision d’ensemble et exhaustive, voici quelques aspects de la Constitution à titre d’exemples.
Selon le projet (art. 11 II), la démocratie s’exerce : 1. de manière directe et participative au moyen du référendum, de l’initiative législative et citoyenne, de la révocation des mandats [16], de la réalisation d’assemblées et d’états généraux ; 2. de manière représentative au moyen de l’élection de représentants au suffrage universel, direct et secret, entre autres ; 3. de manière communautaire au moyen de l’élection, de la désignation ou de la nomination d’autorités et de représentants par les moyens et procédures propres à chaque nation et aux peuples d’origine indigène.
Selon l’article 14, l’Etat interdit et sanctionne toute forme de discrimination, qu’elle soit fondée sur le sexe, la couleur, l’âge, l’orientation sexuelle, l’identité de genre, l’origine, la culture, la nationalité, la citoyenneté, la langue, la religion, l’idéologie, la filiation politique ou philosophique, l’état civil, la condition économique et sociale, le type d’occupation, le degré d’instruction, le handicap, le fait d’être enceinte, et autres qui auraient pour objectif ou résultat d’annuler ou de diminuer la reconnaissance, la jouissance et l’exercice, dans des conditions d’égalité, des droits de toute personne.
L’Etat garantit l’exercice des droits établis dans les traités internationaux des droits humains. En ce qui concerne l’exercice des droits, personne ne sera obligé de faire ce que la Constitution et les lois ne demandent pas, ni de se priver de ce qu’elles n’interdisent pas.
Art 15 : I) Personne ne sera torturé ni ne subira des traitements cruels, inhumains, dégradants ou humiliants. La peine de mort n’existe pas. II) Toute personne, en particulier les femmes, a le droit de ne pas subir de la violence physique, sexuelle ou psychologique tant au niveau de la famille qu’au niveau de la société. III) L’Etat adoptera les mesures nécessaires pour prévenir, éliminer et sanctionner la violence à l’égard des femmes.
Art 16 : I) Toute personne a droit à l’eau et à l’alimentation. II) L’Etat a l’obligation de garantir la sécurité alimentaire.
En matière de santé, l’Etat garantit un ample système de santé publique gratuit. Selon l’article 38, les biens et services publics de santé sont propriétés de l’Etat et ne peuvent être privatisés ni faire l’objet de concession au secteur privé.
Art 41 : II) L’Etat donnera la priorité aux médicaments génériques par le financement de leur production dans le pays… III) Le droit d’accès aux médicaments ne pourra être restreint par les droits de propriété intellectuelle.
Art 45 : I) Toutes les Boliviennes et tous les Boliviens ont droit à la sécurité sociale gratuitement. II) La sécurité sociale sera régie selon les principes d’universalité, d’égalité, de solidarité, d’unité de gestion, d’économie, d’opportunité, d’interculturalité et d’efficacité. Sa direction et son administration sont du ressort de l’Etat, avec contrôle et participation sociale. V) Les femmes ont droit à une maternité sécurisée, avec une vision et une pratique interculturelles ; elles jouiront d’une assistance spéciale et de la protection de l’Etat durant la grossesse, l’accouchement, et les périodes pré- et post-natales. VI) Les services de sécurité sociale publique ne pourront être privatisés.
En matière d’éducation, selon l’article 77 : I) L’éducation constitue une fonction suprême et la première responsabilité financière de l’Etat.
Art 78 : III) Le système éducatif est libérateur et révolutionnaire…
Art 81 : I) L’éducation est obligatoire jusqu’à la fin du cycle secondaire. II) L’éducation est gratuite à tous les niveaux jusqu’au cycle supérieur.
Art 94 : III) L’Etat ne subventionnera pas les universités privées.
Droits des travailleurs. L’article 48 prévoit l’inversion de la preuve en faveur de la travailleuse et du travailleur. IV) Les salaires et les indemnités dus aux travailleurs ont la préférence sur tout autre créance, sont insaisissables et imprescriptibles. V) L’Etat promouvra l’intégration des femmes au travail et leur garantira la même rémunération qu’aux hommes pour un travail égal, tant dans le secteur public que dans le secteur privé.
Art 53 : Le droit à la grève est garanti.
Art 54 : Les travailleurs, afin de défendre leur outil de travail et eu égard à l’intérêt social, pourront relancer et réorganiser des entreprises en liquidation, fermées ou abandonnées de manière injustifiée, et former des entreprises communautaires ou sociales. L’Etat pourra aider l’action des travailleurs.
En matière de propriété, l’article 56 prévoit que « toute personne a droit à la propriété privée individuelle ou collective, pour autant qu’elle ait une fonction sociale. La propriété privée est garantie pour autant que l’usage qu’on en fait ne porte pas préjudice à l’intérêt collectif. Le droit à l’héritage est garanti. »
Selon l’article 57, « l’expropriation pourra se faire pour cause de nécessité ou d’utilité publique ou quand la propriété n’accomplit pas de fonction sociale. » Cela vise évidemment notamment certaines grandes propriétés foncières.
En matière de défense (art. 10), la Bolivie ne pourra accepter aucune base étrangère sur son territoire et ne pourra participer à aucune guerre d’agression.
Si la réforme était adoptée lors du référendum, cela constituerait une avancée importante pour la démocratie politique et pour la garantie des droits économiques, sociaux et culturels de la population.
Bien sûr, l’adoption de cette nouvelle Constitution ne peut pas déboucher immédiatement sur la concrétisation immédiate de toutes ses dispositions en matière de droits collectifs et individuels. Une série d’articles constituent en réalité des objectifs à atteindre à moyen terme. Ce qui est décisif, c’est que l’adoption du texte offrira un cadre légal au gouvernement et au pouvoir législatif pour pousser beaucoup plus loin les réformes déjà entamées depuis 2006. Et corollairement, cela offrira aussi un cadre légal au mouvement social pour exiger du gouvernement qu’il adopte toutes les mesures nécessaires à la concrétisation de la Constitution. L’enjeu est donc de taille.
NOTES :
[1] Sucre est la capitale historique (et administrative) de la Bolivie. Depuis la Guerre Fédérale de 1899, cependant, les pouvoirs exécutif et législatif de la Bolivie ont été transférés dans la ville de La Paz, ne laissant à Sucre que le siège de la Cour Suprême.
[2] Voir Éric Toussaint, Bolivie : la lutte des peuples pour l’exercice de la souveraineté sur les ressources naturelles, 20 octobre 2003, http://www.cadtm.org/spip.php?article107.
[3] Après la révolution de 1952 qui a permis grâce à la conquête du suffrage universel à la majorité indienne de peser au niveau des élections, des parlementaires indiens ont été élus au parlement.
[4] Cité par Hervé Do Alto, La nouvelle Constitution existe, l’instabilité persiste, 13 décembre 2007.
[5] Cette partie s’appuye notamment sur Hervé Do Alto et Pablo Stefanoni, Evo Morales, de la coca al Palacio. Una oportunidad para la izquierda indígena, Editorial Malatesta, La Paz, 2006 et sur Carlos Cortéz Romero, En la ruta emancipatoria, in America latina en movimiento, octobre 2007. Voir aussi les nombreuses études consacrées aux mouvements sociaux par l’actuel vice-président bolivien Alvaro Garcia Linera.
[6] A partir de 1952, la COB, puissant syndicat dont les mineurs constituaient la colonne vertébrale, participait au gouvernement et désignait quatre ministres. La COB avait un droit de veto sur la politique en matière d’industries extractives. Voir Hervé Do Alto et Pablo Stefanoni, Evo Morales, de la coca al Palacio. Una oportunidad para la izquierda indígena, op. cit., Editorial Malatesta, La Paz, 2006, p. 59.
[7] Discours d’Evo Morales, le 22 janvier 2006. Voir de larges extraits ci-dessous.
[8] Felipe Quispe a participé aux côtés d’Álvaro García Linera à la guérilla katariste EGTK et a été secrétaire exécutif de la CSUTCB.
[9] La décision sera cassée par le tribunal constitutionnel en juin 2002.
[10] L’ambassadeur Manuel Rocha déclare notamment à la presse en juin 2002 : « Une Bolivie dirigée par des gens qui ont bénéficié du narcotrafic ne peut espérer que les marchés des Etats-Unis restent ouverts aux exportations traditionnelles de textile. » (La Razón, La Paz, 28 junio 2002).
[11] Le MAS obtient la majorité dans le Chapare (80% des voix à Villa Tunari), à El Alto, à Oruro, dans les quartiers populaires de la ville de Cochabamba.
[12] Avec un taux de participation électoral très élevé : 84%. Par ailleurs, à noter que même à Santa Cruz, ce bastion de la droite, le MAS a récolté 33,2% des voix.
[13] Monnaie bolivienne (un euro égale environ 10 bolivianos).
[14] Connu sous ce nom, le prix Nobel d’Economie est en fait un prix de la Banque de Suède en sciences économiques et pas en soi un prix Nobel.
[15] Les citations de J. Stiglitz sont tirées du quotidien mexicain La Jornada du 19 mai 2006.
[16] Selon les mêmes modalités que dans la Constitution vénézuélienne adoptée en 1999 (voir chapitre précédent). L’art. 241 définit précisément la révocation des mandataires.
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RISAL - Réseau d’information et de solidarité avec l’Amérique latine
URL : http://risal.collectifs.net/
Ce texte constitue en partie le chapitre 8 du livre d’Eric Toussaint, Banque du Sud et nouvelle crise internationale. Alternatives et résistances au capitalisme néolibéral, CADTM-Syllepse, 2008. Le livre sera disponible en librairie à partir de mai 2008.
Il nous a été envoyé par son auteur.
Les opinions exprimées et les arguments avancés dans cet article demeurent l’entière responsabilité de l’auteur-e et ne reflètent pas nécessairement ceux du Réseau d’Information et de Solidarité avec l’Amérique Latine (RISAL).