À l’instar de nombreux pays européens, la Communauté française de Belgique s’est engagée dans une profonde révision des programmes à tous les niveaux de l’enseignement obligatoire. L’objectif affiché est de mettre ceux-ci en conformité avec la doctrine dite de « l’approche par les compétences ».
La thèse soutenue ici est double. D’une part, cette approche sera incapable de réaliser les promesses émancipatrices dont elle se veut porteuse. D’autre part et surtout, elle participe - sans doute involontairement dans le chef de ses théoriciens- d’un vaste processus d’instrumentalisation de l’École au service d’une économie en quête de dérégulation et de dualisation sociale.
Il existe autant de définitions du concept de compétences que d’auteurs ayant écrit sur le sujet. S’il fallait une preuve de l’extrême flexibilité de cette notion -et par conséquent de ses modalités de mise en uvre- en voilà une. Néanmoins, dans les textes qui émanent de la Communauté française, la définition la plus courante est celle adoptée par Romainville et consorts : « une compétence est un ensemble intégré et fonctionnel de savoirs, savoir-faire, savoir-être et savoir-devenir, qui permette, face à une catégorie de situations, de s’adapter, de résoudre des problèmes et de réaliser des projets » [BERNAERDT, ROMAINVILLE, et. all].
La doctrine dite de « l’approche par les compétences » vise essentiellement à mettre les compétences au centre des préoccupations de l’enseignement et ce par opposition, nous dit-on, à « l’empilement des connaissances ». Cette approche n’est donc pas réductible à une pédagogie : elle intègre clairement une vision sur les objectifs de l’enseignement. À ce titre, elle fait d’ailleurs partie intégrante du décret de la Communauté française sur les « Missions de l’enseignement obligatoire ».
Cependant, l’approche par les compétences implique aussi une certaine approche pédagogique, puisqu’elle préconise de mettre les pratiques enseignantes en accord avec l’objectif nouveau : en tant que capacité à résoudre des problèmes, la compétence ne peut s’acquérir qu’en mettant « l’apprenant » -acteur de son apprentissage, par opposition à l’élève supposé passif- « en situation » face à des problèmes d’un type donné, afin qu’il s’exerce à « mobiliser » ses savoirs et savoir-faire dans certaines catégories de situations concrètes.
Cette démarche n’est pas sans présenter quelque similitude avec celles proposées par les écoles pédagogiques de la mouvance constructiviste. Ici aussi, on insiste souvent sur le rôle actif de l’élève et sur la nécessité de le mettre « en situation de recherche » grâce à des « chantiers de problèmes ». On verra pourtant plus loin que la ressemblance s’arrête là.
Un projet émanant des milieux économiques
Les penseurs de l’approche par les compétences ne cachent pas l’étroite filiation entre leur doctrine et l’évolution récente des attentes et des discours du monde économique en matière d’enseignement. Ainsi, pour Romainville et ses coauteurs, « chacun attend de l’école qu’elle ne se contente pas d’un apport de contenu formel, ne correspondant plus tout à fait ni aux attentes des jeunes ni aux demandes du monde économique » [BERNAERDT, ROMAINVILLE, et. all]. Pour Jean-Marie De Ketele, « c’est en effet le monde socio-économique qui a déterminé la notion de compétence parce que les adultes que l’école a formés n’étaient pas suffisamment aptes à entrer dans la vie professionnelle » [DE KETELE 2000].
François Perrenoud, qui figure parmi les maîtres à penser de l’approche par les compétences, nous assure certes qu’il serait « réducteur de faire de l’intérêt du monde scolaire pour les compétences le simple signe de sa dépendance à l’égard de la politique économique ». Il n’en reconnaît pas moins qu’il y a « une jonction entre un mouvement de l’intérieur et un appel de l’extérieur. L’un et l’autre se nourrissent d’une forme de doute sur la capacité du système éducatif de mettre les générations nouvelles en mesure d’affronter le monde d’aujourd’hui et de demain » [PERRENOUD 2000, b].
Quel est donc ce « monde d’aujourd’hui ? ». Notre environnement économique est caractérisé par deux éléments : une extrême instabilité et une forte dualisation sociale. L’instabilité résulte de l’exacerbation des luttes concurrentielles, des restructurations, fermetures et délocalisations qui en résultent, du recours accéléré à des innovations technologiques de plus en plus éphémères (tant dans la sphère de la production que dans celle de la consommation). Dans ce contexte, une des quêtes majeures du monde patronal est celle de flexibilité : flexibilité du marché du travail, flexibilité professionnelle et sociale du travailleur, flexibilité des systèmes d’éducation et de formation, adaptabilitédu consommateur.
Aujourd’hui le marché du travail est encore fortement régulé sur base des qualifications, donc des diplômes. Le diplôme est un ensemble reconnu de savoirs et de savoir-faire, qui fait l’objet de négociations collectives et qui confère des droits en matière de salaire, de conditions de travail ou de protection sociale. Pour permettre une rotation plus souple de la main d’uvre, le patronat cherche désormais à briser ce couple rigide qualifications-diplômes afin d’y substituer le couple compétences-certification modulaire. Ici Perrenoud fait preuve d’une grande lucidité : « La référence à des compétences autorise leur réévaluation constante, au gré des "restructurations de l’appareil de production", du changement technologique, de l’organisation et de la division du travail. Dans le travail salarié, l’approche par compétences permet aussi de défaire des solidarités statutaires et d’individualiser les récompenses et les carrières dans l’entreprise, à qualification formelle égale. Elle contribue à recomposer la logique des qualifications dans une double logique de valorisation et de sélection » [PERRENOUD 1999]. Malheureusement, cette lucidité ne coûte rien, car nous sommes là précisément dans un domaine où les deux « approches par les compétences », celle qui vise l’École et que soutien Perrenoud et celle qui vise l’organisation du marché du travail et que désire le patronat, ne s’impliquent nullement l’une l’autre. On peut parfaitement détruire le diplôme sans rien changer par ailleurs aux contenus et aux méthodes de l’enseignement et l’on peut aussi facilement refonder l’École sur base des compétences sans toucher au diplôme. En focalisant la similitude des approches sur ce point précis, Perrenoud a beau jeu de prétendre qu’il ne s’agit, justement, que d’une similitude et non d’une étroite interdépendance.
Travailleurs flexibles et adaptables
Mais la quête de flexibilité ne s’arrête pas à l’organisation du marché du travail. Pour le travailleur, l’instabilité technologique et industrielle se traduit par d’incessants changements d’environnement de production, de poste de travail, d’emploi, voire de profession. Pour assurer une constante productivité de la main d’uvre, il faut donc que le travailleur soit lui aussi doté d’une grande flexibilité. Il doit avoir intégré les compétences permettant de s’adapter à des situations nouvelles, d’acquérir de nouveaux savoirs au fil de sa carrière, il doit être disposé à investir de sa personne à cette fin. Bref, il doit pouvoir mobiliser des savoirs, des savoir-faire et des savoir-être pour s’adapter et résoudre des problèmes complexes et changeants. Or, c’est précisément ce que se propose de réaliser l’approche par les compétences dans le domaine de l’éducation : « l’élève devrait être capable de mobiliser ses acquis scolaires en dehors de l’école, dans des situations diverses, complexes, imprévisibles » [PERRENOUD 1995 b].
Ici il ne s’agit plus de similitude, mais d’une réelle identité entre les objectifs de l’approche par les compétences et les attentes du monde économique, identité que nous nous contenterons pour l’instant d’observer, sans la juger.
Quand Perrenoud reconnaît cette identité, il le fait du bout des lèvres, en la vidant de son caractère historique et avec même une pointe d’angélisme : « la fascination du monde économique pour les compétences n’est pas uniquement du côté du déni des qualifications (). Il y a dans le monde de l’entreprise, même si c’est par nécessité bien comprise plus que par humanisme vertueux, une forme de reconnaissance du travail réel et de son écart au travail prescrit, une prise de conscience du fait que si les opérateurs les moins qualifiés ne manifestaient pas au travail intelligence, créativité et autonomie, la production serait compromise » [PERRENOUD 2000 a].
Mais cette « prise de conscience » patronale ne tombe pas du ciel. Elle est le résultat des mutations économiques décrites plus haut. Ne pas le dire permet de ne pas avoir à expliquer pourquoi le succès de l’approche par les compétences dans le champ scolaire coïncide historiquement avec ces bouleversements économiques.
Par ailleurs, il est habile d’appeler « intelligence, créativité et autonomie » les compétences qui doivent assurer la flexibilité et l’adaptabilité des travailleurs. Car qui oserait contester que le rôle de l’École est d’amener les jeunes à l’intelligence, à la créativité et à l’autonomie ? Mais ce faisant, on se contente d’enfouir le vrai débat sous des mots sans grand contenu. Certes, la compréhension autonome du fonctionnement d’un système de guidage routier informatisé et la prise de décisions intelligentes et rapides sur base des informations fournies par ce logiciel, en vue de se faufiler entre les bouchons pour aller remplir des distributeurs de Coca-Cola aux quatre coins d’une grande ville, cela nécessite certaines formes d’intelligence, de créativité et d’autonomie. Mais à qui veut-on faire croire qu’il s’agirait là des mêmes formes d’intelligence, de créativité et d’autonomie que celles qui permettent, par exemple, de comprendre la globalisation de l’emprise des marchés sur la société et de la combattre ?
Dualisation du marché du travail
Or, il se fait que durant la décennie à venir, les Etats-Unis vont créer près de 300.000 emplois dans le remplissage de distributeurs automatiques de boissons et de nourriture. Plus sérieusement, 56% des emplois qui connaîtront la plus forte croissance numérique aux USA d’ici 2008 seront du type « short term on the job training » (formation de courte durée, sur le tas). Nous touchons là à un deuxième grand aspect de l’environnement économique actuel : la dualisation du marché du travail, qui se traduit certes par une demande croissante de main d’uvre très hautement qualifiée mais aussi, paradoxalement, par une massification des emplois précaires à très faible niveau de qualification.
Dès lors, quand Perrenoud nous assure que l’approche par les compétences « répond à un souci d’efficacité de l’enseignement, d’adéquation plus grande des apprentissages scolaires aux situations de la vie au travail et hors travail » [PERRENOUD 1995 b], on s’interroge. Pour une fraction importante de la population, cette « adéquation » passe par des compétences de haut niveau, impliquant des connaissances générales qui leur permettront effectivement d’en faire usage comme instrument de pouvoir. Mais pour une autre fraction, plus nombreuse encore, le « souci d’efficacité » et d’adéquation des apprentissages « aux situations de la vie au travail » implique de réduire ceux-ci à l’acquisition de quelques compétences générales savoir lire, écrire, calculer, communiquer et se servir d’une interface informatisée- et sociales discipline, autonomie, flexibilité par exemple.
Ce que les milieux économiques réclament aujourd’hui, c’est la rationalisation de l’enseignement en fonction de leurs besoins. Cette rationalisation doit permettre d’en réduire les coûts tout en assurant une plus grande différenciation et une flexibilité croissante (tant du système éducatif lui-même que de la main d’uvre qu’il produit). Ceci n’est sans doute pas l’objectif de l’approche par les compétences, du moins dans le chef de la plupart des pédagogues qui la défendent. Mais la question qui se pose est de savoir si leurs bonnes intentions ne seront pas récupérées, dévoyées, au profit de ces intérêts mercantiles. Il faut donc étudier les modalités pratiques de la mise en uvre de cette doctrine, pour analyser dans quelle mesure elle prête le flanc à une telle récupération.
L’abandon des savoirs
Le premier danger inhérent à l’approche par les compétences est le glissement de centre de gravité qu’elle induit, des savoirs vers les savoir-exécuter. Dans la pédagogie de l’approche par les compétences, la mise au travail des élèves sur des chantiers de problèmes n’est pas conçue comme une méthode (parmi d’autres) donnant sens au savoir, permettant leur construction par ou avec les élèves, resituant ces savoirs dans leur historicité et permettant ainsi leur compréhension profonde. Ici, la méthodologie devient un objectif en soi. Le but ultime n’est pas de savoir, mais de savoir faire. Ceci distingue fondamentalement l’approche par les compétences de tout l’héritage des pédagogies constructivistes qui vont de Vigotsky, en passant par Freinet, jusqu’aux pédagogues progressistes des années 70 (tels ceux du GFEN en France). Là, le recours à la pratique est mis au service de l’acquisition de connaissances et, surtout, de l’accès à leur compréhension. Dans l’approche par les compétences, on opère un retournement complet : ce sont les savoirs qui sont désormais mis au service de la démarche méthodologique. Perrenoud : « Les compétences ne tournent pas le dos aux savoirs, puisqu’elles ne peuvent s’en passer, mais il faut en revanche accepter d’enseigner moins de connaissances si l’on veut réellement développer des compétences » [PERRENOUD 1999].
En changeant de statut, en devenant un but et non plus un moyen, la démarche de « mise au travail sur des chantiers de problèmes » prend un caractère dogmatique. Écoutons Perrenoud : « On apprend à marcher en marchant, à chanter en chantant. Pourquoi apprendrait-on à réfléchir, à observer, à imaginer, à communiquer, à analyser, à négocier autrement qu’en pratiquant ces activités dans des situations assez diverses pour que la compétence ne soit pas liée à un seul type de contexte, d’enjeu ou de partenaires ? » [PERRENOUD 1999]. Certes, on apprend à marcher en marchant. Mais pour ce qui est du chant, ce n’est déjà plus vrai, du moins si on vise un niveau élevé. Il faut alors passer par des vocalises, l’étude du solfège, l’écoute autant d’activités d’apprentissage essentielles qui ne sont pas du chant. L’idée selon laquelle l’apprentissage passerait essentiellement par la pratique n’est plus vraie du tout pour des savoirs complexes. On n’apprend pas à se servir des intégrales seulement en calculant des intégrales, mais en assimilant préalablement, sur le plan théorique, les notions de fonction, de limite, de différentielle, de primitive, parmi d’autres. Ici, la compréhension exige un aller-retour permanent entre la pratique (pour découvrir des concepts autant que pour développer des compétences instrumentales) et la théorie (pour systématiser et passer à des niveaux d’abstraction toujours plus élevés).
Ce dogmatisme pédagogique est bien perceptible dans les nouveaux programmes qui arrivent aujourd’hui dans l’enseignement secondaire francophone en Belgique. L’approche par les compétences y domine de façon tellement outrancière que l’on abandonne souvent toute idée d’énoncé articulé de la matière.
Perrenoud soutient cette dérive et la légitime : « On ne peut enseigner par compétences en sachant en août ce qu’on traitera en décembre. Cela dépendra du niveau et de l’implication des élèves, des projets qui auront pris corps, de la dynamique du groupe-classe ou de sous-groupes. Cela dépendra surtout des événements précédents, car les situations-problèmes en engendrent d’autres. Il est certes possible et sans doute nécessaire de couper court à certaines suites et de repartir d’un tout autre point. Mais on ne peut se fermer à l’éventualité de construire toute l’année scolaire de proche en proche, une question en entraînant une autre, un projet qui s’achève suggérant une autre aventure. Aventure ? Le mot peut sembler trop fort, s’agissant d’une institution aussi bureaucratisée et obligatoire (socialement, sinon légalement) que l’École. C’est pourtant bien d’aventures intellectuelles qu’il est question, d’entreprises dont nul ne connaît d’avance l’issue, que nul, même pas le professeur, n’a jamais vécu exactement dans les mêmes termes » [PERRENOUD 1995 c]. Ces paroles ne manqueront pas de séduire tous ceux qui rongent leur frein dans nos lourdes institutions scolaires. L’aventure est grisante. Mais cela ne doit pas nous faire oublier qu’elle peut aussi être dangereuse. Si les uns y trouveront épanouissement et profit, d’autres risquent de s’y perdre. Les uns, les autres ? Comment Perrenoud peut-il ne pas comprendre que ceux qui s’en sortiront bien sont ceux qui trouveront ailleurs la rigueur et la structuration des savoirs que ne leur apportera plus l’école ? Comment peut-il ne pas être conscient de la fracture sociale que nous préparent ainsi ses excès pédagogiques ?
Dangereux car impossible à réaliser
Poussée jusqu’au bout, jusqu’à l’extrême vision idéalisée d’un Perrenoud, l’approche par les compétences serait peut-être défendable. Mais dans les conditions actuelles de fonctionnement de l’École et de la société, elle est impraticable. Elle pose un objectif inaccessible et, dès lors, sa (tentative de) mise en uvre aboutira à l’exact opposé des buts officiellement poursuivis.
Dans le long extrait qui suit, Perrenoud montre d’ailleurs qu’il est pleinement conscient de l’impossibilité de pratiquer réellement ce qu’il propose. « Plusieurs stratégies se présentent », dit-il. « La plus conservatrice est de partir des savoirs actuellement enseignés et de chercher à définir des compétences qui pourraient les mobiliser. [Ces stratégies] ajoutent un verbe d’action aux connaissances théoriques (par exemple "savoir se servir du principe d’Archimède") [et] se bornent à habiller les contenus habituels des atours des compétences, sans réflexion sur le fond ». « Une seconde stratégie, poursuit Perrenoud, consiste à laisser les savoirs aux disciplines et à définir des "compétences transversales" ». « La troisième stratégie est d’énoncer des capacités tellement générales qu’on ne sait même plus si elles sont disciplinaires ou transversales : savoir analyser, argumenter, raisonner, observer, s’exprimer, négocier sont sans doute des capacités utiles, mais elles renvoient à une immense diversité de métiers, de pratiques et de situations ».
Perrenoud conclut : « ces trois stratégies, aussi discutables soient-elles, tiennent le haut du pavé dans les actuelles rénovations de programmes en termes de compétences. Ce sont à la fois les moins prometteuses et les plus probables ». Va-t-il donc recommander d’abandonner, pour l’heure, ces réformes dangereuses ? Pas du tout. Il propose de foncer vers l’inconnu, tout en se résignant à l’avance : « ces façons prudentes d’empoigner les problèmes sont peut-être les seules praticables, dans un premier temps ».
Dualité sociale de l’École
Or, dans un contexte de dé-financement, de surcharge de travail, de classes surpeuplées, de démotivation des professeurs et des élèves, de dualisation sociale croissante, le dogmatisme pédagogique risque fort de tourner au formalisme. Volontairement ou involontairement, l’idée que l’on induit dans la tête des enseignants, c’est que la méthode est tout et que l’accès aux connaissances devient secondaire, accessoire. Pour Perrenoud, « La démarche orientée vers la formation de compétences exige de l’étudiant une beaucoup plus forte implication dans la tâche. Non seulement une présence physique et mentale effective, requise par les autres élèves autant que par l’enseignant, mais un investissement impliquant imagination, ingéniosité, suite dans les idées, etc. » [PERRENOUD 1995 c]. Mais si cette « implication » et cet « investissement » font défaut, alors la démarche risque de passer à côté de ses objectifs. Il ne reste alors que du bricolage pédagogique, coûteux en temps et en énergie, où l’élève apprendra moins, sous prétexte d’apprendre mieux. Chez les élèves les plus motivés (c’est-à-dire dans les écoles réservées aux enfants de l’élite sociale), la démarche pourra peut-être aboutir à préserver les connaissances tout en développant la capacité à les mettre en uvre. Mais chez les autres, ces connaissances marqueront le pas au profit de vagues compétences qui ne reposeront que sur peu de fondements solides. Ceux qui travailleront en masse dans les fast-foods de demain auront appris à communiquer avec les clients, mais ils n’auront pas appris le français et ignoreront tout de la littérature. Ils sauront calculer une addition sans faute, mais l’abstraction mathématique leur sera restée étrangère. Ils pourront appliquer la loi d’Ohm, mais ne comprendront pas ce qu’est un champ électrique. En s’aidant d’un document de travail, ils pourront situer les dinosaures sur une échelle de temps, mais ils n’auront peut-être jamais entendu parler de Karl Marx.
Les nouveaux programmes, où les connaissances structurées sont reléguées au deuxième rang, derrière les compétences et la méthodologie, ouvrent la porte à une interprétation différenciée. Les écoles fréquentées par les fils et les filles d’universitaires n’entendront pas ces programmes comme les écoles des enfants du peuple.
L’interprétation des niveaux de compétences à atteindre est, bien plus qu’un énoncé détaillé de matière, diversifiable à l’infini. Savoir « communiquer » est un savoir-faire de haut niveau, qui exige « l’intégration de multiples ressources cognitives dans le traitement de situations complexes » [PERRENOUD 1995 b]. C’est donc une compétence. Mais la communication n’implique pas les mêmes exigences s’il s’agit de débattre de l’impact de la mondialisation avec un cadre du FMI ou s’il s’agit de demander « votre hamburger, vous le désirez avec des oignons ou du ketchup ? ». Comment empêchera-t-on l’enseignement de dériver vers une interprétation dualisante des compétences, en prenant pour critère le destin social présumé des enfants dont il a la charge, c’est-à-dire en définitive leur origine sociale ? Ainsi l’approche par les compétences risque de devenir un élément de plus dans le processus de dualisation de l’École, de renforcement de la sélection sociale hiérarchisante, alimentée par une dérégulation tous azimuts.
Savoir pour savoir ou savoir pour faire ?
Mon propos n’est pas de rejeter toute instrumentalisation des savoirs. Après tout, à quoi bon apprendre si ce qu’on apprend ne sert à rien. Si les savoirs sont si importants à mes yeux, ce n’est pas parce que j’y attache une quelconque valeur abstraite ou sentimentale, mais parce que j’y vois un important moyen d’action. Il n’est pas de pratique efficace sans théorie. Les savoirs donnent force pour comprendre le monde et, dès lors, pour participer à la transformation de ce monde. Ils sont un instrument de pouvoir. C’est d’ailleurs bien pourquoi ils sont restés au centre des préoccupations de l’École tant que celle-ci était réservée aux enfants des classes dirigeantes. Pendant 150 ans, personne ne s’est jamais soucié de savoir si les étudiants des collèges et des athénées avaient acquis la « compétence de mobiliser leurs connaissances dans des problèmes complexes et variés ». L’important était qu’ils accèdent à ces connaissances afin d’en disposer, le cas échéant, pour exercer leur autorité à la place qu’ils occuperaient dans la société. Maintenant que l’enseignement général s’est largement ouvert aux enfants du peuple, on se préoccupe soudain d’instrumentaliser ces savoirs.
Perrenoud s’interroge : « de quoi les jeunes auront-ils besoin pour affronter le siècle qui s’annonce ? De savoirs, sans doute. Mais de savoirs vivants, mobilisables dans la vie au travail et hors travail, susceptibles d’être transférés, transposés, adaptés aux circonstances, partagés, bricolés. L’idée de compétence n’affirme rien d’autre que le souci de faire des savoirs scolaires des outils pour penser et pour agir » [PERRENOUD 1999]. C’est extrêmement généreux. Mais le problème principal, pour la majorité des jeunes qui sortent de l’École aujourd’hui, est-il d’être abreuvés de connaissances scientifiques, historiques, sociales, techniques, culturelles et de ne savoir comment les utiliser ? Ou le problème est-il qu’ils sortent finalement de l’École en connaissant peu, beaucoup trop peu de choses et que ce qu’ils connaissent, ils ne peuvent guère l’utiliser, en raison de la déqualification des emplois. Du moins si l’on parle de connaissance réelle, c’est-à-dire assortie d’une compréhension approfondie.
Cela témoigne certes de l’échec de l’École. Mais la cause ne doit pas en être cherchée dans ses objectifs affichés (transmettre des savoirs). La cause est dans la déficience des pratiques et les deux aspects sont indissociables- dans l’absence des moyens et des conditions matérielles pour mettre en uvre ces pratiques.
Conclusion
Les objectifs affichés par les tenants de l’approche par les compétences sembletn généreux. Mais, dans les conditions actuelles de fonctionnement de l’École, ils sont impossibles à mettre en uvre. Le recentrage des objectifs sur la capacité de « mobiliser » des savoirs, plutôt que sur l’acquisition de ces savoirs, conduit au dogmatisme pédagogique. Il s’opère alors, dans les faits, un retournement des buts et des moyens : la méthodologie -mise au travail des élèves sur des chantiers de problèmes- n’est plus au service de l’accès à la compréhension des savoirs, mais ceux-ci se trouvent relégués au rang d’instruments de la méthode. Cette déqualification des savoirs va jusqu’à l’abandon des énoncés articulés de matières dans la définition des programmes.
Ainsi, l’approche par les compétences, pour généreuse qu’elle soit dans ses intentions, participe d’un vaste mouvement de dérégulation et de dualisation de l’enseignement, réclamé par les milieux économiques. Sous prétexte de flexibilité, ceux-ci assignent à l’École la mission d’inculquer des compétences transversales, interdisciplinaires, assurant la capacité d’adaptation des travailleurs à un environnement économique et technologique en mutation permanente. D’autre part, la dérégulation induite par le « flou artistique » qui caractérise les objectifs cognitifs dans les nouveaux programmes, favorise le développement dual de l’enseignement. Celui-ci répond à un autre « besoin » de l’économie : la mise en adéquation de l’enseignement avec l’évolution duale du marché du travail.
Bibliographie sur l’approche par les compétences
Ginette BERNAERDT, Christian DELORY, Alain GENARD, Albert LEROY, Léopold PAQUAY, Bernard REY, Marc ROMAINVILLE, José-Luis WOLFS. À ceux qui s’interrogent sur les compétences et leur évaluation, Le Point sur la Recherche en Éducation - n° 2 c (non daté).
Marcel CRAHAY, Échec des élèves, échec de l’école ? La Communauté française de Belgique en échec scolaire. Recherche en Éducation (théorie et pratique), 11-12, 3-40, 1992.
J.M. DE KETELE, Interview publiée dans J-L Jadoulle et M. Bouhon Développer des compétences en classe d’histoire, unité de didactique de l’histoire de l’UCL. Louvain-la-Neuve, 2001
Jean DONNAY, Marc ROMAINVILLE, Sandrine BIEMAR, Mireille HOUART, Marie-Christelle PHILIPPE, Les douze travaux de l’enseignant face aux compétences transversales, Département Éducation et Technologie, Facultés Universitaires Notre-Dame de la Paix, Recherche n°001/98
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Nico HIRTT, Les nouveaux maîtres de l’École, EPO & VO-éditions, Bruxelles-Paris, 2000.
Philippe PERRENOUD, Enseigner des savoirs ou développer des compétences : l’école entre deux paradigmes, Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation,Université de Genève, 1995
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Philippe PERRENOUD, Des savoirs aux compétences : les incidences sur le métier d’enseignant et sur le métier d’élève, Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation, Université de Genève, 1995
Philippe PERRENOUD, Construire des compétences, est-ce tourner le dos aux savoirs ?, Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation, Université de Genève, 1998
Philippe PERRENOUD, L’école saisie par les compétences, Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation, Université de Genève, 1999
Philippe PERRENOUD, L’approche par compétences, une réponse à l’échec scolaire ?, Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation, Université de Genève, 2000
Philippe PERRENOUD, Construire des compétences dès l’école, Paris, ESF, 1997, 3e éd. 2000.
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mardi 15 mai 2001,
(tiré du site de l’APED)