DUVAL François
1er avril 2004
Tiré du site Europe Solidaire Sans Frontières
Note : François Duval est le nom de plume de François Coustal
Le débat sur le voile et la loi traverse et divise aujourd’hui la société française, le mouvement ouvrier et progressiste, les organisations féministes, les associations antiracistes et même la LCR. En fait, cette discussion est au carrefour de nombreuses autres, d’ailleurs beaucoup plus fondamentales et intéressantes : les discriminations contre les « communautés » d’origine immigrée, l’oppression des femmes, les différentes conceptions de la laïcité, le rapport entre communautarisme et libéralisme, etc. Sur l’ensemble de ces questions complexes, il est évidemment nécessaire de poursuivre, et d’organiser le débat, en prenant le temps et le recul nécessaires. Par contre, l’actualité politique - nous ne l’avons pas choisie, mais elle s’est imposée à nous - rendait nécessaire une prise de position sur le projet de loi gouvernemental. Et sur le voile.
C’est ainsi que la majorité de la Direction Nationale de la LCR s’est prononcée contre la loi Chirac-Ferry et, indissociablement, contre le port du voile. Cette prise de position n’est pas guidée par la volonté de réduire le débat à ces deux seuls éléments ni par la recherche d’équilibre ou de fausse symétrie. Mais par la volonté de répondre aux questions qui nous sont posées aujourd’hui et qui continueront à nous être posées à l’avenir, sans diluer les réponses précises à ces questions précises sous d’autres considérations générales ou programmatiques qui ne pourraient que créer l’impression pénible que nous cherchons à noyer le poisson.
Contre le voile ?
Cela devrait aller de soi. Les discussions en cours montrent que ce n’est pas tout à fait le cas. Certes, il y a une dizaine d’années, lors de l’affaire dite « de Creil », la LCR avait adopté une position différente. Mais cette position ne portait alors, précisément, ni sur le port du voile ni sur l’éventualité d’une loi qui, à l’époque, ne faisait pas partie des éléments du débat. Mais uniquement sur la question de l’exclusion des jeunes filles voilées des collèges ou lycées. En nous prononçant clairement contre les exclusions, notre préoccupation majeure et parfaitement justifiée partait d’un constat de bon sens : l’exclusion, surtout si elle devient systématique, n’est évidemment pas le meilleur moyen d’arracher à l’exclusion sociale, à la domination sexiste et à l’enfermement. Ensuite, dans l’expression de cette position, des dérives se sont fait jour. Par exemple, l’énoncé de l’idée, proprement aberrante, selon laquelle le port du voile serait un « droit démocratique » !
On peut certes soutenir que, à titre individuel, le port du voile peut revêtir des « significations » variables et différentes pour les jeunes filles ou les femmes qui le portent : soumission aux pressions familiales ou, au contraire, révolte contre la famille ; revendication d’une identité en réactions aux inégalités et aux discriminations ; moyen de protection contre les agressions des garçons, etc. Mais tout cela n’enlève rien à la signification « objective » du port du voile, ni à sa signification proprement politique, aujourd’hui, en France et dans le monde.
La signification objective du port du voile ne devrait pourtant pas faire de doute. Ce n’est pas principalement un « signe religieux », ni un « symbole » de l’oppression des femmes mais un instrument efficace de celle-ci, premier pas vers l’enfermement et l’apartheid sexuel. Savoir s’il s’agit bien ou non d’une prescription religieuse de l’islam est tout à fait secondaire et, d’ailleurs, absolument hors de notre champ de compétence et d’intervention. Surtout, cela nous éloigne de la seule question qui vaille : pourquoi donc les femmes – et seulement les femmes, évidemment - devraient-elles cacher aujourd’hui leurs cheveux et, demain, l’ensemble de leur corps, visage inclus ? Nous connaissons la réponse : parce qu’elles sont impures et responsables des désirs qu’elles suscitent chez les hommes ! Parce que l’objet – c’est bien d’un objet dont il s’agit - de ces désirs ne doit être vu que par le mari. Car la femme est sa propriété. Franchement, cela ne suffit pas pour qualifier la « signification » du voile ?
Mais au-delà de cette signification historique, universelle et non spécifique à l’islam, le voile prend aujourd’hui, en plus, une signification proprement politique : indépendamment ou non de la volonté consciente des femmes qui le portent, il est devenu le vecteur d’une offensive politique menée par des courants islamistes fondamentalistes ou radicaux, qui sont d’abord et avant tout des courants politiques. Il n’y a pas de « déferlante » : il est donc tout à fait superflu de fantasmer et de surestimer cette offensive. Il vaut mieux cependant ne pas nier son existence ni la sous-estimer. Mais, surtout, il importe de ne pas se tromper sur ses motivations et ses objectifs : l’objectif de ces courants n’est pas de « miner la République ou la laïcité », qui en ont vu d’autres, mais de s’assurer le contrôle d’un secteur de la population, celui d’origine immigrée. Au profit d’une politique 100 % réactionnaire. Et avec la complicité du pouvoir politique, tant il est vrai que libéralisme et communautarisme ont partie liée.
Un étonnant relativisme
Divers arguments utilisés dans la discussion, y compris dans nos rangs, sont pour le moins surprenants.
Ainsi, le voile serait bien un instrument d’oppression : peu de féministes ou de révolutionnaires oseront prétendre le contraire. Mais ce ne serait pas le seul, ni le plus grave. Belle découverte, en vérité ! Mais que faut-il en conclure ? Qu’il ne faut pas s’y attaquer tant que l’on n’a pas fait disparaître tous les aspects de l’oppression ? Pourquoi donc ? Depuis quand renonçons-nous aux combats partiels sous prétexte qu’ils ne remettraient pas en cause la totalité du système ?
Il existerait des femmes voilées qui sont plus intégrées, plus investies dans le monde du travail, plus autonomes que bien d’autres qui ne portent pas le voile. Sûrement. C’est, très exactement, ce que l’on appelle les exceptions qui confirment la règle…
Pour bien des partisans d’une loi contre le voile, qu’ils se rattachent à la droite ou à la gauche social-libérale, ce débat aurait été l’occasion d’une étonnante et brutale « conversion laïque » et de démonstrations suspectes d’un attachement aux droits des femmes. Attachement dont ils n’avaient donné aucune preuve dans le passé. Certes. Et, alors ? Nous n’avons rien à voir avec eux. En quoi le constat de leur hypocrisie devrait-il influer sur notre position ?
Et puis, il y a l’argument qui se veut définitif : combattre le voile, dans nos sociétés occidentales, serait céder, plus ou moins, à une forme de racisme, même euphémisé sous le vocable très « tendance » d’islamophobie ? Cet argument n’est pas seulement déplaisant ; il est surtout réversible. L’occidentalo-centrisme n’est pas forcément là où l’on croit. On peut tout aussi bien soutenir que c’est céder au racisme que d’être tolérant ou complaisant vis-à-vis d’une forme d’oppression barbare que nous combattrions sans hésitation et avec la dernière énergie si elle était le fait, par exemple, des religions dominantes en Occident ou si elle s’attaquait aux femmes « gauloises » ! Il y a quelque condescendance à penser que les attaques contre les femmes sont intolérables lorsqu’elles viennent de l’Eglise catholique (ce qui est naturellement vrai), mais que, s’agissant de « musulmanes » - c’est-à-dire, pour être précis, de femmes immigrées ou originaires de pays où l’islam est la religion dominante - et bien, « ça n’est pas pareil ». Si, c’est pareil. Pas plus que la démocratie, l’émancipation des femmes n’est un luxe pour pays riches ! Le fameux « droit à la différence » n’est bien souvent que l’enrobage progressiste du sentiment de la supériorité occidentale. Ajoutons que ce n’est pas non plus parce que l’islam serait la « religion des opprimés » que cela lui conférerait, en quoi que ce soit, un caractère progressiste. La reprise en main, par les courants islamistes, des populations exploitées, opprimées et discriminées n’a aucune vertu subversive : elle ne fait que rajouter l’oppression à l’oppression.
Vouloir « émanciper les femmes contre leur gré » et « nier leur parole » seraient autant de symptômes éclatants de paternalisme ? Sans doute, bien que l’on entende rarement cet argument lorsque nous revendiquons notre choix de construire un parti (révolutionnaire) pour contribuer à l’émancipation du prolétariat ou lorsque, sans états d’âme, nous décelons dans certains discours spontanés des salariés l’expression de leur aliénation. Au nom de quoi faudrait-il taire ce que nous pensons ?
Autre argument qui se veut déstabilisant : s’attaquer au port du voile est discriminant et fort peu laïque tant que l’on ne s’attaque pas avec la même énergie à d’autres pratiques anti-laïques, comme la présence des aumôneries catholiques dans les (grands) lycées (parisiens) ou le concordat en Alsace-Moselle. Effectivement, l’argument peut porter si l’on considère que le débat sur le voile est principalement une affaire de respect de la laïcité. Mais est-ce bien de cela dont il s’agit ? Naturellement, il serait souhaitable d’aboutir à la fin des aumôneries, à l’abrogation du concordat, à la réalisation du principe « fonds publics à l’école publique », voire à la nationalisation laïque des établissements scolaires et du système éducatif. Mais qui peut sérieusement croire que c’est la tâche prioritaire de l’heure et que nous allons réellement agir et mobiliser, maintenant, là-dessus ? Alors, qu’elle vienne de ceux qui l’utilisent pour dénoncer le caractère discriminatoire de la loi ou de ceux qui proposent de lutter pour une « véritable loi laïque », l’évocation récurrente des empiètements bien réels de l’Eglise catholique apparaît comme une tentative maladroite de diversion, un essai de noyer le poisson pour ne pas répondre à la question du voile. Car, encore une fois, le voile n’est pas essentiellement et principalement un signe religieux. Il pose évidemment un tout autre problème que le port des turbans, des kippas ou des (grandes) croix dont, franchement, on se fout un peu.
En tout état de cause, la question de la laïcité nécessiterait un débat spécifique. Elle n’a sans doute ni les vertus que lui prêtent les « Républicains » ni les vices dénoncés par les adeptes du relativisme multiconfessionnel. Pour le dire simplement, de même que nous ne confondons pas défense des libertés démocratiques et défense des institutions de la démocratie bourgeoise, il est parfaitement possible d’assumer comme une conquête politique du mouvement ouvrier le caractère public (et laïque) de l’école sans pour autant communier dans « l’idéologie laïque » de la bourgeoisie radicale et franc-maçonne. Mais, surtout, il n’est nullement indispensable d’effectuer ce détour par la laïcité pour se positionner clairement contre le port du voile. Ni d’ailleurs contre cette loi.
Contre la loi
Une fois admis – mais sommes nous bien d’accord là-dessus ? – que nous sommes contre le port du voile et qu’un de nos objectifs est bien de faire tomber les voiles, alors il est possible et nécessaire de dénoncer les effets pervers et contreproductifs tant du « débat » actuel que de la loi. En bref, la loi (Chirac – Ferry) n’est pas une loi laïque ; c’est une manœuvre politicienne ; elle sera ressentie comme discriminatoire ; elle ne réglera en rien le problème du voile ; elle aboutira au renforcement des courants fondamentalistes.
Ce n’est pas une loi laïque puisque, comme on l’a vu, elle se garde bien de toucher en quoi que ce soit aux privilèges indus accordés au fondamentalisme … catholique. Elle vient couronner une opération de diversion politique. La dite diversion ne consiste pas à parler ni à combattre le port du voile mais à occulter la question sociale et à instaurer cette question comme le débat principal qui secoue la société française et autour duquel doivent se réorganiser les clivages politiques. On ne peut que constater que l’immense majorité des députés socialistes et une fraction significative de députés communistes se sont empressés d’apporter leur caution à cette opération. De la part des chiraquiens, elle témoigne également de la volonté de récupérer les suffrages qui se portent sur le Front national, sur fond de xénophobie et de racisme anti-arabe. Ce calcul va, d’ailleurs, s’avérer à courte vue, comme à chaque fois que la droite reprend les thématiques du Front national dans l’objectif vain de lui couper l’herbe sous le pied. Le premier effet concret du projet de loi ? L’organisation de manifestations de femmes voilées dont la diffusion télévisée complaisante ne peut que militer en faveur du vote FN ! Dans les circonstances actuelles, alors que la ségrégation sociale frappe toute une partie de la population, la loi sur les « signes et tenues qui manifestent l’appartenance religieuse » ne peut effectivement être ressentie que comme discriminatoire, d’autant plus que le motif invoqué n’est pas le bon et ne fait pas illusion.
En supposant – ce qui n’est pas le cas - que son objectif soit bien de faire tomber les voiles, cette loi n’est pas nécessaire et peut s’avérer dangereuse. Elle n’est pas nécessaire parce que, dans l’immense majorité des cas, les équipes éducatives se sont avérées capables, au prix d’un investissement souvent lourd il est vrai, de régler le problème par les voies que nous préconisons : explications, dialogue, effort de conviction, etc. Elle est dangereuse parce que, même si les enseignants sont loin d’être majoritairement des maniaques des solutions autoritaires, elle ouvre effectivement la porte à la facilité des raccourcis et aux tentations d’exclusion avant tout débat et action pédagogique. De plus, la dynamique engendrée par cette loi risque fort de conduire à une situation catastrophique : il y aura peut-être moins de foulards dans les écoles. Mais comment se réjouir d’un tel résultat si, parallèlement, il y a plus de voiles dans les cités et les quartiers ?
Au sujet des exclusions, il faut d’ailleurs réaffirmer qu’elles sont bien évidemment un échec éducatif, au même titre d’ailleurs que toutes les autres exclusions du système scolaire, dont la majorité a de tous autres motifs que le port du voile. Elles ne constituent pas une solution puisque leur premier résultat sera soit la déscolarisation qui ne peut que renforcer la discrimination contre les femmes soit la mise en place d’un système d’enseignement confessionnel musulman, tôt ou tard subventionné par l’Etat. Peut-on pour autant faire du refus de toute exclusion un impératif absolu, même dans les cas où les enseignants se trouvent à l’évidence confrontés à une opération militante ? Céder alors ne peut que renforcer la pression communautaire et fondamentaliste sur l’immense majorité des jeunes filles et des femmes qui, elles, sont obligées de lutter dans l’isolement pour refuser de porter le voile. C’est quand même d’abord à ces dernières que devrait aller notre solidarité militante ! Pas seulement en Iran ou en Afghanistan, où nos possibilités d’intervention sont plutôt limitées. Mais aussi ici et maintenant.
Enfin, cette loi fournit et fournira encore un terrain propice aux démonstrations de force des courants islamistes. Contrairement à leurs protestations indignées, cette loi consacre le couronnement de leur stratégie : c’est désormais au nom de la lutte contre les discriminations et pour les libertés démocratiques - un comble ! - et avec le soutien, gêné, d’une partie de la « gauche morale » culpabilisée, qu’ils peuvent poursuivre leur combat pour reprendre le contrôle d’un secteur de la population. Beau résultat !
La position adoptée par la LCR n’est pas, comme cela se dit parfois un peu rapidement, « ni loi, ni voile » mais « contre la loi, contre le voile ». Ce n’est pas une position confortable. Car, à l’évidence, alors que chacun et chacune est sommé de choisir son camp, nous avons peu d’alliés pour tenir les deux termes de la position. Les initiatives que nous pouvons prendre sur ce terrain sont forcément limitées. Certes, être isolés et lutter à contre-courant ne confère à notre position aucune validité particulière. Mais ce n’est pas non plus honteux, surtout lorsque l’on est confronté à une éclipse de la raison et à un naufrage de la pensée critique. Aucune échappatoire n’est possible. La volonté de ne pas se couper des jeunes d’origine musulmane est naturellement justifiée. Au prix d’une autocensure de nos convictions ? En sacrifiant le combat féministe à un antiracisme mal compris ? La lutte pour l’égalité des droits, entre français « de souche » et immigrés ou personnes issues de l’immigration mais aussi entre hommes et femmes, ne se divise pas. Et si la loi dont il est question relève effectivement de la discrimination, comment oublier ou taire que le port du voile est, à l’état pur, une discrimination contre les femmes.
Prétendre lutter contre la loi sans être absolument clairs sur (contre) le port du voile pourra peut-être nous attirer quelques sympathies, mais nous ne construirons rien de durable sur ces bases. Vouloir disputer ces mobilisations aux courants islamistes réactionnaires est une (mauvaise) blague : la réalité des manifestations réelles, d’ailleurs modestes, l’a montré et le montrera encore. Pour qui se réclame du féminisme et de l’internationalisme, est-il seulement envisageable sérieusement de se retrouver dans des manifestations de femmes voilées, émaillées de drapeaux tricolores ? Ça fait quand même au moins deux raisons de s’abstenir, non ?
Ce que nous pouvons faire et que nous devrons faire ? Défendre notre point de vue et maintenir le dialogue, tant avec les féministes et les progressistes tentés par le recours à la loi qu’avec ceux qui, dans la gauche mouvementiste, risquent de se retrouver à la remorque de courants réactionnaires.
François Duval [Coustal]
DUVAL François
* Paru dans Critique communiste n°172, printemps 2004 (dossier « La loi sur le voile en débat »).
* François Duval [Coustal] est membre du bureau politique de la LCR.