« L’ampleur de notre victoire nous a surpris nous-mêmes. Je suis ému, et je remercie tous les mouvements sociaux, ceux qui ont lutté pour récupérer nos ressources naturelles, ceux qui se sont battus pour nos droits, ceux qui ont lutté pour changer le cours de l’histoire en Bolivie ». Tels furent les premières paroles, dimanche soir, du nouveau président bolivien, Evo Morales. Celui qui fut au cours de sa vie éleveur de lamas, trompettiste et cultivateur de coca, est devenu en ce 18 décembre, le premier indigène à accéder au mandat de président de la République dans toute l’Amérique latine.
Le calme qui régnait dans les rues de La Paz et de El Alto était quelque peu trompeur. Car en ce dimanche 18 décembre, c’est bien une soirée historique que vécurent les Boliviennes et Boliviens. L’inattendu raz-de-marée électoral en faveur du Mouvement vers le socialisme (MAS) permet à son leader, Evo Morales, d’obtenir un score de 51%. Ce résultat sans précédent met également fin à vingt ans de « démocratie pactée » : l’élection lors d’un second tour indirect au sein du Congrès, ainsi que l’obligation d’y obtenir la majorité absolue, avaient systématiquement favorisé les alliances gouvernementales entre partis néo-libéraux au cours de la courte histoire de la démocratie bolivienne.
Avec un tel score, le MAS est donc assuré de pouvoir gouverner seul. Pour autant, cela ne signifie pas que gouverner sera chose aisée. La droite est en déroute, mais elle n’est pas pour autant abattue. Certes, l’écart entre Morales et ses rivaux pour la présidentielle est abyssal, et la défaite qu’il représente pour ces derniers pourrait bien être synonyme de retrait de la vie politique. Jorge « Tuto » Quiroga, le candidat de l’alliance de droite libérale Pouvoir Démocratique et Social (PODEMOS), recueille 31% des voix, un résultat qui n’est que le reflet de la polarisation à laquelle celui-ci s’est livré tout au long de la campagne. Le candidat de centre-droit Samuel Doria Medina, de Unité Nationale (UN), potentiel vainqueur au mois d’août, n’obtient en effet que 8% des voix. Pour Quiroga comme pour Doria Medina, la défaite de la droite est de fait avant tout la leur, et leur crédibilité est sérieusement entamée. Seule bonne nouvelle dans le camp des « néo-libéraux », la surprenante « survie » du Mouvement Nationaliste Révolutionnaire(MNR), pourtant pointé du doigt comme le principal responsable des massacres qui eurent lieu lors de la première « guerre du gaz »d’octobre 2003. Avec un candidat quasi-inconnu en politique, le fils d’immigrés japonais Michiaki Nagatani, le MNR recueille 7% des voix grâce notamment à une mobilisation significative de ses bastions historiques, tel le département du Beni.
Pourtant, ces résultats n’ont que les apparences d’une défaite totale, dans la mesure où la droite pourrait conserver la possibilité de « bloquer » les initiatives du futur gouvernement masista. Le MAS ne dispose en effet que d’une majorité relative au sein de la Chambre des députés. Au Sénat, la distorsion introduite par la représentation territoriale permet même à PODEMOS de tenir tête au parti de Morales, avec 13 sénateurs chacun, le MNR, avec un sénateur, donnant la majorité au camp néo-libéral et conservateur. Enfin, les élections préfectorales, qui avaient également lieu ce dimanche, n’attribueraient que 2, voire 3 des 9 préfectures départementales au MAS (Oruro, Potosi et Chuquisaca), les autres tombant aux mains de la droite. Ceci signifie que la marge de manœuvre du futur gouvernement pourrait être très limité au niveau régional, comme en témoigne la victoire à Santa Cruz d’un radical partisan de l’autonomie régionale, Ruben Costas.
« Maintenant, Evo doit respecter ses engagements ». Ainsi s’exprimait un militant du MAS à El Alto, dimanche soir. Les pressions provenant des « bases » mêmes de ce parti sont nombreuses, et les parlementaires nouvellement élus, telle Maria Esther Uduaeta, soulignaient l’importance qu’aura « le maintien d’un dialogue permanent avec l’ensemble des mouvements sociaux », qu’ils soient membres du MAS ou non. L’attente est forte notamment en ce qui concerne la nationalisation des hydrocarbures et la mise en place de l’Assemblée constituante au mois d’août 2006, et il est fort à parier que les premiers jours du gouvernement seront marqués par l’adoption de mesures symboliques. Ainsi, pour Julio Colque, ancien syndicaliste mineur, « le but est d’en finir avec le modèle néo-libéral et la mondialisation économique. Pour ce faire, il faut en finir avec le décret 21060 [décret instauré en 1985, qui introduit la possibilité de privatiser les entreprises d’Etat] qui n’en est que le cheval de Troie ». Pour Evo Morales lui-même, qui s’exprimait depuis Cochabamba ce dimanche, la lutte n’est pas qu’économique. L’élection d’un indigène à la tête de la République n’aura d’utilité que si elle permettra « d’en finir avec l’Etat colonial dans lequel nous vivons, et que ce nouvel Etat soit un point d’appui dans la lutte contre tous les racismes ».
L’élection d’Evo Morales représente non seulement un tournant important pour la Bolivie, mais aussi pour l’ensemble du continent latino-américain. Selon Morales, « nous sommes dans le troisième millénaire, le millénaire des peuples, et non plus de l’Empire. Notre victoire est aussi celle des peuples en lutte ». Pour le président vénézuélien Hugo Chavez, « les Boliviens ont écrit une nouvelle page de leur histoire (...) permettant d’envisager la fin de la pauvreté et l’entrée dans la voie du développement ». Nul doute que l’arrivée de Morales à la tête de l’Etat bolivien constitue un potentiel renfort de poids pour son projet d’Alternative Bolivarienne des Amériques (ALBA), qui ne regroupe formellement pour l’instant que le Venezuela et Cuba. En revanche, de nombreuses interrogations pèsent sur l’attitude qu’adopteront les Etats-Unis à l’égard du futur gouvernement du MAS. Pour l’heure, si l’ambassade états-unienne a conservé jusqu’ici une posture mesurée, les déclarations de l’ex-fonctionnaire du Département d’Etat, Otto Reich, révèlent l’hostilité que conserve l’administration Bush à l’encontre du leader cocalero, que les Etats-Unis n’ont souvent vu que comme un « narco-terroriste » en raison de sa volonté de dépénaliser la coca. Dimanche soir, celui-ci affirmait en effet qu’il espérait que « [ce que Morales] a dit durant la campagne, il ne le mettra pas en pratique, car cela serait très mauvais pour la Bolivie. (...) La Bolivie ne peut pas vivre sans le reste du monde. (...) Les Etats-Unis conditionnent leur aide. Or, nous sommes les premiers à aider la Bolivie, et si le gouvernement de ce pays est hostile aux libertés individuelles, aux droits humains et aux droits civiques, les Etats-Unis ne pourront pas continuer dans cette voie ». A l’évidence, les premiers jours de ce futur gouvernement, issu des mouvements populaires et indigènes de Bolivie, risquent d’être mouvementés.
Article publié dans ROUGE du 22 décembre 2005