Accueil > Nos dossiers > Contre la mondialisation capitaliste > "Un monde de justice et de paix ne ressemble pas au vôtre",

"Un monde de justice et de paix ne ressemble pas au vôtre",

Réponse au manifeste américain "Une juste guerre contre le terrorisme"

jeudi 2 mai 2002

Introduction

par Sand im Getriebe Traduction. Michéle MIALANE et Geneviéve WALTER. coorditrad@attac.org traducteurs bénévoles (*) Berlin, Meerbusch, Munich, Osnabrück, le 2 mai 2002 ;

90 personnalités allemandes ont pris la parole dans une lettre ouverte "Un monde de justice et de paix ne ressemble pas au vôtre" pour critiquer fortement la guerre entreprise par les USA contre le terrorisme perçu comme un "danger pour le monde" et le soutien que lui apportent certains intellectuels américains mais aussi la politique de "solidarité sans limites" que pratiquent le gouvernement allemand ainsi que d’autres gouvernements européens.

Cette lettre est une réaction au manifeste "Une juste guerre contre le terrorisme" qu’ont publié en février 200260 intellectuels américains, et dans lequel ils envisagent la possibilité et endossent la responsabilité d’une telle guerre "pour protéger des valeurs universelles".Cette lettre ouverte qui circule depuis la mi-marsrépo,nd eégalement au souhait exprimé par 150 scientifiques américains, qui donnent la parole dans unelettre puibliée début avril et adressée "A nos amis européens"à l’autre Amérique, celle qui considère d’un oil critique la politique de guerre conduite par le président des Etats-Unis et deamndent à leur amis européens de "s’en mêler"

Les initiateurs de la Lettre ouverte sont les auteurs de l’"Appel à une coalition mondiale pour la vie et la pax" publié en décembre 2001. Prof. Dr. Peter Dürr du Global Challenges Network à Munich, Prix Nobel alternatif, Heiko Kaufmann, depuis des années porte-parole et membre du Comité directeur de PRO ASYL, Prof. Dr. Mohssen Massarrat, sociologue et chercheur en solutions pacifiques à l’université d’Osnabrück, et Frank Uhe, responsable de la section allemande de l’Association Internationale des médecins pour la prévention de la guerre nucléaire (IPPNW), médecins engagés dans le secteur social.

Mesdames, Messieurs

L’attentat du 11 septembre qui a entraîné la mort de milliers de vos concitoyens et la guerre menée en Afghanistan par les USA en réaction à cet acte terroriste concernent aussi l’Europe, le monde islamique et notre avenir à tous. Il nous semble capital qu’un dialogue, ouvert et critique, sur les causes et les conséquences de ces évènements s’ engage dans le monde entier entre les intellectuels des sociétés civiles afin d’en dégager le sens et mesurer l’impact. L’épouvantable massacre du 11 septembre ne saurait trouver de justification morale. Sur ce point nous sommes entièrement d’accord. Nous partageons aussi les critères moraux sur lesquels vous vous appuyez : nul n’est en droit de porter atteinte à la dignité de la personne humaine, quels que soient son sexe, sa couleur ou sa religion, l’instauration d’une société démocratique constitue le fondement même de la protection de cette dignité ainsi que des libertés individuelles, de la liberté de religion et des droits de l’homme , tels qu’ils sont définis dans la Charte des Nations Unies. . Mais ce sont précisément ces valeurs morales, auxquelles nous reconnaissons une portée universelle, qui nous conduisent à rejeter la guerre que votre gouvernement et ses alliés - dont nous faisons partie - mènent en Afghanistan dans le cadre de l’Alliance antiterroriste, et qui a causé à ce jour la mort de 4000 civils innocents, dont de nombreux femmes et enfants, avec autant de fermeté que nous condamnons le massacre de civils innocents lors d’un acte terroriste. Aucune morale universelle ne permet de justifier un massacre par un autre.

Le guerre que mène en Afghanistan la soi-disant "alliance antiterroriste" n’est pas "une guerre juste" - malheureux concept historique que nous rejetons-, elle viole précisément le principe que vous posez : "protection des innocents contre une souffrance garantie de façon flagrante. Les états démocratiques disposent de moyens suffisamment élaborés en matière de droit international pour lutter contre les crimes dans leur zone d’influence et obliger les coupables à rendre des comptes. Il s’agit d’étendre ces méthodes éprouvées à l’ ensemble du monde en collaborant étroitement avec d’autres états.

Nous ne pouvons comprendre que vous jugiez indignes d’être mentionnés dans votre appel les massacres de populations civiles afghanes que cette guerre de bombardements, conduits avec un armement ultramoderne, a provoqués. Si la dignité de la personne humaine est inaliénable, ceci n’est pas uniquement valable pour les seuls habitants des Etats-Unis, mais aussi pour ceux de l’Afghanistan, et même pour les talibans et les membres d’Al-Qaida prisonniers à Guantanamo. Dans votre appel, vous faîtes référence à l’universalité des critères moraux, tout en ne les appliquant que dans votre intérêt. C’est justement par cette application sélective que vous remettez considérablement leur portée universelle en question et laissez ainsi planer un énorme doute sur le sérieux de votre déclaration.. Comment lever les doutes que font peser sur ces critères moraux des voix issues d’autres cultures si les élites de la civilisation étasunienne elles-mêmes, qui se présentent comme des champions et des gardiens de ces critères, jettent le discrédit sur le caractère universel de ces valeurs ?Les autres nations et les autres cultures ne sont-elles pas irrévocablement conduites à considérer ce "deux poids, deux mesures comme la marque de l’arrogance persistante de l’Occident et son mépris des autres ?

Face au poids écrasant des faits historiques, nous ne pouvons davantage vous suivre lorsque vous écrivez que votre pays a seulement "suivi à certaines époques . une politique erronée et injuste ". les Etats-Unis ont contribué de façon exceptionnelle à libérer l’Europe du joug national-socialiste.

. Mais en tant que superpuissance dominante, ils portent cependant une lourde responsabilité dans certaines évolutions regrettables et d’un impact considérable à l’échelle mondiale lors de la guerre froide. Par de nombreuses interventions de leurs services secrets, voire même de leur armée, les Etats-Unis ont apporté leur soutien à des régimes qui en Iran et Indonésie, au Chili et au Guatemala, au Salvador et au Nicaragua, dans le camp irakien lors de la guerre Iran-Irak, et en bien d’autres endroits ont gouverné par la terreur et l’assassinat de millions d’opposants et empêché tout processus démocratique. Il n’est pas rare que des gouvernements démocratiquement élus aient été les victimes de ces interventions.

Beaucoup des signataires de ces lignes avaient espéré que l’effondrement de l’ Union Soviétique ouvrirait une ère nouvelle de désarmement, d’entente entre les peuples, de dialogue entre les cultures et d’espoir pour des milliards d’êtres humains souffrant l’humiliation, la faim et la maladie. Nos engagements devaient, croyions-nous, conduire les états industriels occidentaux, après quatre décennies de haine, d’intimidations réciproques et de course aux armements, à mettre leur potentiel de créativité au service de la lutte contre la pauvreté, la destruction de l’environnement et l’avènement de la démocratie. Ces attentes furent hélas déçues. Les Etats-Unis, bien au contraire, employèrent leur imagination et leurs capacités techniques, scientifiques et économiques à renforcer leur position de superpuissance mondiale - désormais unique - et à établir un ordre du monde unipolaire. A l’intérieur de cet ordre, ils tentent de disposer de manière tout à fait autocratique du destin des peuples . De nombreux indices, comme par exemple l’établissement systématique de bases militaires américaines dans les Balkans, au Moyen-Orient et en Asie centrale renforcent ce constat

Tout cela rend plausibles des analyses selon lesquelles l’engagement des Etats-Unis au Moyen -Orient et en Asie Centrale, Afghanistan inclus, loin de viser en premier lieu des buts humanitaires, la lutte contre le terrorisme ou la prévention de la dissémination d’armes de destruction massive - comme ils le prétendent officiellement-, serait plutôt guidé par des intérêts géostratégiques. En faisant main basse sur les ressources pétrolières, d’importance vitale pour l’économie mondiale, que recèle cette région et sur leur acheminement, les Etats-Unis étendent en effet de manière considérable leurs options géostratégiques, afin de consolider pour les années qui viennent leur position hégémonique non seulement face à la Russie, superpuissance en déclin et à la Chine, puissance régionale en pleine ascension, mais aussi à L’Europe et au Japon

En dépit de nos divergences à ce sujet, nous sommes tous très largement d’accord sur un point : la concentration, entre les mains d’un seul pays au monde, d’un potentiel de puissance démesuré ainsi que sa capacité à imposer aux autres par les armes sa propre volonté, ne peut qu’être source importante d’instabilité dans les relations entre pays et cultures divers. C’ est aussi la source d’un sentiment d’impuissance et d’humiliation chez tous ceux qui se sentent les victimes de ce déséquilibre. La présence de soldats américains à proximité des sanctuaires islamiques d’ Arabie Saoudite, par exemple, que de nombreux musulmans ressentent de toute évidence comme une épine dans leur chair et une atteinte à leur propre culture et à leur moi narcissique, symbolise ce déséquilibre des pouvoirs, et la menace qu’il représente. Leur propre infériorité, perçue comme une injustice, provoque des des-inhibitions d’origine émotionnelle et crée un énorme potentiel réactionnel pouvant aller jusqu’au sacrifice de sa propre vie dans des attentats suicides.

Ce type de réactions engendrées par l’équilibre instable des forces au sein de l’ actuel ordre mondial unipolaire n’est pas caractéristique d’une culture. Elles pourraient se déchaîner sous une autre forme à n’importe quel moment dans n’importe quelle autre partie du monde. Une guerre menée par les plus forts contre les attentats-suicides des plus faibles est un anachronisme. Elle anéantit toute retenue Elle libère des tabous et, comme dans le conflit israélo-palestinien, augmente encore le nombre des candidats aux attentats terroristes et pousse à une escalade militaire. La globalisation actuelle, qui accentue les disparités sociales et anéantit les différences culturelles, contribue aux tensions et à l’instabilité qui débouchent sur des réactions violentes

Nous voyons avec inquiétude des personnalités de premier plan dans l’entourage de votre président exiger de plus en plus âprement de la part des Européens une soumission totale à l’Amérique et pratiquer un chantage visant à étouffer dans l’oeuf toute critique venue d’Europe par des propos tels que "L’Europe a besoin de l’Amérique, l’Amérique n’a pas besoin de l’Europe". La "solidarité illimitée"de notre gouvernement et de bien d’autres gouvernements européens avec les Etats-Unis ainsi que leur empressement à soutenir sans réserve la guerre contre le terrorisme sont perçus par nombre de nos concitoyens comme une preuve de faiblesse et un abandon de souveraineté. La classe politique européenne n’a de toute évidence pas compris que sa servilité face à une superpuissance unique au pouvoir hypertrophié , non contente d’anéantir toute perspective politique, crée un climat favorable à l’agitation des forces d’extrême droite. A notre grand regret, les gouvernements de l’UE ont aussi négligé jusqu’à présent d’élaborer une politique européenne indépendante, fondée sur la coopération et le refus de toute atteinte à la dignité de la personne humaine et au respect des droits de l’homme, dans le domaine des relations extérieures, de la sécurité, du maintien de la paix, au Proche et au Moyen Orient, en Asie Centrale et dans les relations avec le monde islamique. Il est même à craindre, qu’en raison de leur absence de vision d’ensemble, et malgré les critiques qu’ils formulent, ils soient également prêts à légitimer sur le plan moral une guerre américaine contre l’Irak, voire à la soutenir de manière active.

Beaucoup d’entre nous s’inquiètent de l’influence croissante des forces fondamentalistes étasuniennes sur les élites politiques de leur pays, influence qui incontestablement ne s’arrête pas aux portes de la Maison Blanche elle-même. La division du monde en camps du Bien et du Mal, la stigmatisation de pays entiers, qui englobe aussi leur population, sont de nature à attiser les fanatismes racistes, nationalistes et religieux, à priver les gens de leur aptitude à percevoir la réalité vivante de manière nuancée et du discernement nécessaire pour comprendre que la diversité culturelle et la différence ne sont pas un malheur, mais au contraire une bénédiction pour tout le monde et que sur le long terme il est de l’intérêt même des puissants de ce monde de l’envisager comme un tout dont la diversité fait la beauté et la richesse.

On est déjà un fondamentaliste quand on proclame que sa propre culture est la seule vraie, la seule belle et bonne. Des réactions de type fondamentaliste aux conflits effectifs du monde qui nous entoure nous rendent aveugles aux possibilités de résoudre ces conflits par des voies diplomatiques et non-violentes et sont le véritable déclencheur de l’ escalade terrorisme -guerre.

Nous avons été stupéfaits d’apprendre par des ami(e)s et collègues américains que des intellectuels et journalistes étaient soumis à des pressions et accusés publiquement dénoncés comme traîtres de traîtrise pour avoir rejeté ou considéré d’un oil critique la dialectique guerrière de leur gouvernement. Veillez à ce que l’on ne porte pas préjudice au pluralisme d’opinion dans votre pays sous prétexte de lutte contre le terrorisme. Contribuez à stopper l’avance du fondamentalisme aux Etats-Unis. Les valeurs américaines, dont vous vous réclamez avec tant de fierté, sont sur la sellette.

La lutte contre les attentats-suicides peut sûrement emprunter diverses voies. Nous ne sommes pas unanimes à ce sujet. Nous sommes cependant tous profondément convaincus que le respect de la dignité humaine constitue un présupposé fondamental à toute recherche de solution. C’est seulement quand le monde entier - et en particulier les nations et cultures en situation de faiblesse militaire et économique - croiront vraiment que les pays de culture occidentale, premiers détenteurs de puissance économique et militaire, prennent au sérieux le caractère universel de cette dignité, que ceci n’est pas pure rhétorique à laquelle on recourt en fonction des besoins alors seulement les attentats-suicides auront une chance de ne pas recevoir l’écho qu’ils recherchent, mais rencontreront partout une véhémente réprobation.

C’est seulement quand les plus faibles de ce monde seront assurés qu’aucun Etat, si puissant fût-il, ne cherchera à les atteindre dans leur dignité, à les humilier ou à dégrader leurs conditions de vie de façon arbitraire, c’est seulement alors que ces faibles seront en mesure d’ouvrir leurs yeux et leur cour aux valeurs morales des autres cultures. C’est seulement lorsque ces conditions seront réunies qu’un véritable dialogue interculturel pourra s’engager.

Il nous faut des règles communes du "vivre-ensemble", qui se s’édifieraient sur une morale acceptable à l’échelon mondial et respectée par tous , qui substitueraient la coopération à la confrontation et ôteraient tout fondement aux angoisses générées par l’accélération des changements dans le monde vivant, par un potentiel de violence sans cesse croissant ainsi qu’aux besoins sécuritaires qui en résultent. C’est ainsi qu’on ouvrira la voie à une mondialisation plus juste qui ne sera plus orientée en priorité vers des buts économiques, ainsi qu’à une lutte efficace contre la pauvreté dans le monde, à la prévention collective des risques environnementaux et à la naissance d ’une culture mondiale capable de s’exprimer non pas dans une langue unique mais dans une grande diversité de langues.

Nous vous appelons à dialoguer ouvertement avec nous et les intellectuels des autres parties du monde sur ces perspectives - et bien d’autres - concernant notre avenir à tous.

Ont signé cette lettre les Prof. Dr.Andreas Buro, Prof. Dr. Klaus Bade, Prof. Dr. Jörg Becker, Prof.Dr. Elmar Brähler, Prof. Dr. Dr. Klaus Dörner, Prof. Dr. Dr. Hans-Peter Dürr, Prof. Dr. Andreas Flitner, Prof. Dr. Ulrich Gottstein,Prof. Dr. Walter Jens, Prof. Dr. Dr. Dieter S. Lutz, Prof. Dr. Dietmar Mieth, Prof. Dr. Klaus Michael Meyer-Abich, Prof. Dr. Dr. Horst-Eberhard Richter, Prof. Dr. Dorothee Sölle, Friedrich Schorlemmer,ainsi que les écrivains Carl Amery, Christoph Hein, Peter Rühmkorf,Tilman Spengler, Günter Wallraff auxquels se sont joints 70 autres personnes.

Contact pour cet article. Felix Kolb, rédacteur Sand im Getriebe f.kolb@attac-netzwerk.de

(tiré du Bulletin d’ATTAC)