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Troupes d’occupation hors d’Irak

mardi 27 avril 2004

Au commencement était la prophétie de l’illuminé de la Maison Blanche : "Il est nécessaire de faire de l’Irak un pays démocratique, un modèle pour tout le Moyen-Orient." Aujourd’hui, comme le pressentaient les millions de manifestants dressés sur l’ensemble du globe contre une aventure guerrière, un chaos indescriptible règne sur l’ex-Mésopotamie. Un chaos qui menace de s’étendre à un environnement déjà en proie, depuis des décennies, à l’instabilité et aux convulsions sanglantes.

George W. Bush n’entend cependant ni composer, ni renoncer. S’exprimant à l’occasion d’une conférence de presse le 13 avril, il vient d’exposer sa grille de lecture hallucinante : "Il ne s’agit pas d’une guerre civile. Il ne s’agit pas d’un soulèvement populaire." Tout dément pourtant cette assertion. Par leur politique, les Etats-Unis ont fabriqué leurs propres ennemis, jusque parmi les factions qui avaient initialement choisi de collaborer avec les envahisseurs.

Ils ne se seront ainsi préoccupés que de leurs intérêts immédiats, restant obstinément indifférents au sort d’une population émergeant à peine d’une abominable dictature et de plus de dix ans d’un embargo meurtrier. En se désintéressant de la sécurité des Irakiens, ils n’auront laissé aux parties locales en présence, aux diverses hiérarchies religieuses comme aux tribus ou aux clans, que le choix de former leurs milices face au vide politique laissé par la dislocation de l’appareil d’etat baasiste. En multipliant les violences et les arrestations arbitraires contre les civils, en recourant aux destructions d’habitations ou en s’affranchissant des conventions de Genève, ils auront généralisé l’hostilité populaire à leur présence. En utilisant l’Irak pour mettre en scène leurs prétentions hégémoniques sur une région à tout point de vue stratégique, ils auront amené les adversaires de cette politique à régler leurs comptes avec celle-ci sur le sol de ce pays, à coups d’attentats aveugles ou de coups de main spectaculaires.

Résultat : la guérilla sunnite, dont la virulence a pu être mesurée à Fallouja, se sera trouvée relayée par une Intifada chiite déplaçant brutalement le centre de gravité politique de cette communauté vers le panarabisme aux couleurs de l’islam professé par un Moqtada Al-Sadr, jusque-là relativement marginal. Les rouages administratifs autochtones mis en place pour suppléer l’action du proconsul de Washington, Paul Bremer, auront soudainement craqué, à l’image de cette police et de cette gendarmerie irakiennes littéralement désintégrées sur le front de Fallouja ou durant les combats de Sadr City, la banlieue chiite de Bagdad.

C’est bien à une insurrection larvée que doivent faire face les occupants. Une insurrection qui, pour être dépourvue d’une direction unifiée n’en prive pas moins l’US Army d’une bonne partie de ses capacités d’action. Pire, c’est à présent le transfert officiel de la gestion courante des affaires au Conseil de gouvernement intérimaire, installé par la coalition, qui n’a plus guère d’existence pratique. Les partis chiites modérés viennent même de s’opposer solennellement à toute attaque de la ville sainte de Nadjaf, où se sont réfugiés Al-Sadr et son Armée du Mahdi. Le récent appel de Bush et Blair à l’ONU, afin que l’institution internationale apporte sa caution au processus politique qu’ils ont imaginé à partir du 30 juin, souligne d’ailleurs dans quelle impasse ils se sentent désormais enfermés. Une impasse que le soutien apporté par les deux hommes au "plan" Sharon et à l’assassinat du chef du Hamas peut, à tout instant, faire basculer dans un infernal embourbement régional.

En décrétant le retrait de ses soldats "dans les plus brefs délais", le nouveau Premier ministre espagnol ne fait qu’enregistrer cette nouvelle donne. Plus aucun subterfuge ne peut en effet dissimuler que l’Empire entend pérenniser sa présence dans cette zone. G. W. Bush vient d’ailleurs de le reconnaître cyniquement : "Après le 1er juillet, notre assistance à la reconstruction et notre engagement militaire continueront." Quant aux Nations unies, elles ne sauraient prodiguer aucune légitimité nouvelle à une entreprise coloniale aussi massivement rejetée par les populations concernées. Au demeurant, de quelle autorité pourraient-elles bien se targuer alors qu’elles ont approuvé, en 1991, la précédente guerre du Golfe et le blocus économique qui avait suivi, provoquant des millions de victimes ? De quel crédit pourraient-elles jouir, en Irak, lorsqu’elles laissent quotidiennement s’accomplir la politique de force ouverte d’Ariel Sharon dans les territoires palestiniens occupés ?

Seuls le retrait sans préalable ni conditions de toutes les troupes étrangères et la réinstallation des Irakiens dans leur souveraineté intégrale peuvent encore conjurer une explosion annonciatrice d’un énième bain de sang. En permettant à toutes les composantes d’un pays trop longtemps martyrisé de déterminer leur avenir en toute indépendance. En leur donnant également les moyens de choisir l’aide internationale dont elles estiment avoir besoin pour accéder enfin à la paix, au bien-être, à des élections totalement libres, à une vie pleinement démocratique.

Christian Picquet
Rouge 2061 22/04/2004