Ces derniers jours, comme les Américains l’ont voulu, toute la presse internationale a transmis les images de l’assassinat des fils de Saddam Hussein et, par la suite, on a montré les photos macabres de leur cadavre. Les reporters ont traduit fidèlement le triomphalisme du Pentagone, certains le sourire aux lèvres, sans proposer aucune analyse critique. La mort des fils du dictateur déchu ne m’attire pas les larmes, mais la « procédure » (puisqu’on semble tout réduire à une simple question de procédure militaire) suivie par l’armée américaine illustre à quel point le Pentagone se moque des règles du droit international. L’assassinat des frères Hussein révèle une position tout à fait ubuesque chez les Américains. La brutalité et l’ampleur des moyens utilisés lors de cette opération démontrent que l’objectif non avoué semblait bel et bien de tuer les deux fils du dictateur et non de les capturer pour leur intenter un procès. Tout le scénario, bien monté et justifié après coup par un raisonnement simpliste comme celui de dire qu’ils avaient offert de la résistance, masque mal l’intention première.
Face à un tel événement, une question fondamentale mérite considération : pourquoi les Américains se font-ils justice eux-mêmes comme à l’époque de la conquête de l’Ouest ? Pourquoi ne veulent-ils pas que les Hussein subissent un procès comme ce devrait être le cas même pour le criminel le plus recherché ? Pourquoi utilisent-ils des méthodes dignes des grandes bandes criminelles organisées pour régler leur compte ? On attaque, on fait tout exploser, on élimine toutes les preuves en rasant la maison dès le lendemain de l’attaque et on justifie l’opération en évoquant la légitime défense. C’est simple. Ne posez pas de questions ! Si des opposants soulèvent quelques questions comme le font quelques dirigeants du parti démocrate américain actuellement, on les accuse d’anti-américanisme primaire, de manquer de patriotisme et de compassion à l’égard du lion blessé que seraient les États-Unis aux dires des républicains.
Regardons la situation dans un contexte plus global ! Depuis l’attaque des tours du World Trade Centre le 11 septembre 2001, le Pentagone utilise un éventail incomparable de moyens pour combattre le terrorisme, cet ennemi invisible. La guerre contre les Talibans en Afghanistan a conduit à la mort et à l’arrestation de milliers de combattants jugés terroristes antiaméricains. Plusieurs d’entre eux sont toujours emprisonnés à la base militaire américaine de Guantanamo, à Cuba, ou à la base de Bagram en Afghanistan ou ailleurs. Selon le Washington Post, dans un article paru avant même le déclenchement de la guerre en Irak, un certain nombre de ces présumés terroristes auraient été torturés à la base militaire de Bagram ou auraient été envoyés au Maroc, en Égypte et en Syrie, des pays dont la réputation en matière de torture n’est plus à faire. Les États-Unis utilisent-ils certains pays comme sous-traitants pour faire leur sale boulot ?
En Irak, l’armée américaine se livre à une véritable chasse à l’homme. Elle utilise un jeu de cartes pour ridiculiser les têtes mises à prix. Elle offre des récompenses aux chasseurs de prime. Elle fait un étalage de force et de moyens très sophistiqués pour démontrer sa détermination arrogante et sans faille. En réalité, le Pentagone se fait juge et partie. Certes, il serait surprenant que les Américains n’aillent pas jusqu’au bout dans leur stratégie de démantèlement du régime de Saddam Hussein, mais pourquoi le faire selon des stratégies dignes de films de cowboys ? Pourquoi cette chasse à l’homme sans le respect des règles du droit international ?
Comme on le sait, le gouvernement américain refuse de signer la Convention internationale contre la torture et ne veut pas participer à la constitution de la Cour pénale internationale. Comme le rappelait le journal « Le monde », le 30 juin dernier, « la CPI fait peur aux Américains, comme toute nouvelle règle de droit international ; à la méfiance prudente de l’administration Clinton a succédé l’hostilité acharnée de celle de George W. Bush ». En fait, le gouvernement américain se prétend au-dessus des lois internationales et exigent de la CPI qu’aucun citoyen américain ne soit jamais soumis à un procès au plan international. La CPI a été conçue pour s’attaquer aux violations massives des droits humains et poursuivre les grands persécuteurs, dictateurs et organisateurs de génocides. En ce sens, la définition des crimes de guerre inscrite dans les statuts de la CPI ne fait pas l’affaire du Pentagone surtout lorsqu’il est question des interventions militaires extérieures et de bombardements sujets à caution. En un sens, la CPI pourrait les viser, eux et leurs alliés.
Les événements des derniers jours fournissent une autre preuve de l’impunité dont veut se draper le gouvernement américain dans ses actions brutales et unilatérales. Les Américains acceptent un procès international pour un dictateur quand cela ne menace pas leurs intérêts dits stratégiques ; c’est le cas de l’ex-président de la Serbie, Milosevic. Dans le cas des fils Hussein, et ce sera probablement le cas pour leur père, je formule l’hypothèse que le Pentagone ne veut pas d’un procès à dimension internationale. Un tel procès recevrait une couverture médiatique inégalée et révèlerait probablement le rôle de la CIA et du Pentagone dans la construction d’un monstre comme Saddam Hussein et ses fils. Le monde entier en saurait peut-être davantage sur les arguments utilisés par le président Bush pour justifier la guerre comme la présence d’armes de destruction massive en Irak et les liens du régime husseinien avec le réseau terroriste Al-Qaïda, etc. En outre, et c’est connu, pendant une longue période, le parti baassiste de Saddam Hussein a pu se développer avec la bénédiction de la CIA et du Pentagone parce que c’était un mal nécessaire pour favoriser la lutte contre l’Iran et protéger les intérêts pétroliers américano-britanniques au Moyen-Orient. D’ailleurs, Oussama Ben Laden, le chef présumé du réseau terroriste Al-Qaïda, est aussi une créature américaine… Dans le cadre d’un procès au dictateur déchu, le monde en apprendrait peut-être trop sur les véritables intérêts économiques des États-Unis et de la Grande-Bretagne en Irak. En effet, la chasse à l’homme est souvent liée à la chasse aux trésors. En Irak, dès que le pouvoir dictatorial des Hussein a commencé à commencer à mordre la main qui l’avait nourri, la famille Hussein est devenue une cible à abattre, un acteur gênant. Un procès embêterait les Américains et ils font tout pour l’éviter, tout comme ils ont tout fait pour éviter les procès contre d’autres dictateurs qu’ils ont contribué à mettre en place comme le général Pinochet au Chili, le président Fujimori au Pérou, le général Marcos aux Philippines pour ne citer que quelques exemples. La liste est longue.
En outre, si les Etats-Unis capturent des têtes dirigeantes, en Irak ou ailleurs, en les considérant comme des dictateurs et des violeurs des droits humains et qu’ils les livrent à la justice de la Cour pénale internationale, ils se trouvent à reconnaître par le fait même l’existence et le pouvoir de la CPI. Ils n’en veulent tout simplement pas. Ils craignent de devoir être soumis eux-mêmes à des procès éventuels en raison de certaines exactions commises aux Etats-Unis même (Human Rights Watch estime qu’environ 1200 musulmans ont été arrêtés sur le territoire américain au nom de la prévention, souvent sans aucune autre forme de justification sérieuse) ou dans d’autres pays ; par exemple, dans le cas d’interventions militaires dites préventives, les risques d’abus et de violations des droits humains sont réels et les Etats-Unis ne veulent pas devoir rendre des comptes à une instance internationale comme la CPI.
En somme, les événements des derniers jours en Irak illustrent une fois de plus que les Etats-Unis se font justice eux-mêmes et ne veulent se soumettre à aucune règle relative au droit international. C’est la loi du Far West qui s’applique, « œil pour œil, dent pour dent », en d’autres mots, la loi du plus fort. Je dégaine avant toi et je te descends, donc je gagne. Pourquoi intenter des procès longs, coûteux et surtout compromettants ? La communauté internationale ne s’émeut même plus des exactions commises au nom de la guerre préventive. Une nouvelle normalité semble faire partie des façons de « gérer » le monde. Cette loi non dite est terrible : toute menace, même imaginaire, mérite d’être éliminée au cas où elle deviendrait une réalité. La loi d’airain impériale s’impose et s’accompagne de toutes les conditions pour que s’installe l’arbitraire policier, toujours au nom de la guerre préventive. Au nom de ces principes, on peut tuer des dictateurs, mais aussi d’autres personnes moins importantes, de simples citoyens qui pourraient représenter une menace potentielle pour la sécurité américaine. Le fait que les Américains se fassent justice eux-mêmes semble devenir la norme aux yeux de beaucoup de gens, y compris aux yeux de nombreux analystes et on regarde les arrestations et les assassinats comme des faits divers sans conséquence sur notre quiétude et cela, par association, nous conforte dans notre culture de la supériorité. Dans les faits, se joue peut-être l’avenir d’institutions internationales importantes dans la lutte contre l’impunité, pour la protection des droits humains et contre les abus de la part de dictateurs ou de pouvoirs impériaux, notamment celui des Etats-Unis.
Le 27 juillet 2003
André JACOB, professeur retraité
Université du Québec à Montréal