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Rouler

François Privé

vendredi 30 août 2002

Aujourd’hui, j’ai traversé aller-retour le parc des Laurentides. Je suis parti d’Alma vers 7h30 pour y revenir 12 heures plus tard, après 6 heures de passionnantes conversations avec des soeurs du Bon Pasteur, des dames fantastiques que je voulais rencontrer pour planifier un voyage à Haïti. Je m’y suis rendu en voiture. Il faisait un temps magnifique, la route était belle, et j’ai pu écouter la radio d’un bout à l’autre du parc. Mon voyage ne m’a coûté que 29 dollars d’essence. J’ai payé bien moins cher que si je m’étais contenté de téléphoner ou de prendre l’autobus ! Et en plus de l’économie, j’avais en prime le sentiment grisant de liberté qu’on éprouve au volant d’une voiture puissante qui réagit vite aux commandes d’accélération. Un bien beau voyage. Bien vivifiant.

Et justement, tout le problème est là.

Mon petit aller-retour à Québec, réalisé avec le moyen le plus économique qui soit à ma disposition, n’a coûté que 29 dollars d’essence, soit environ 39 litres du précieux liquide. Or la combustion de chaque litre de ce carburant produit 2,5 kg de CO2, en plus de produire plein d’autres polluants toxiques à divers degrés. (Voir : http://www.nrcan.gc.ca/nrcanonline/FAQs/index_f.htm) Aujourd’hui seulement, j’ai donc rejeté dans l’atmosphère près de 100 kg de dioxyde de carbone, l’un des principaux gaz dont la surabondance induite par l’activité humaine bouleverse présentement le climat, avec toutes les sécheresses, inondations, canicules, smogs et autres calamités climatiques qui s’en suivent. (Voir Le Devoir 15/08/2002 pages A1 et A3 ou http://www.ledevoir.com/2002/08/15/7213.html)

En repensant à cette journée, j’ai saisi un peu plus précisément l’ampleur du formidable défi auquel nous faisons collectivement face. Car la lutte contre l’effet de serre, à laquelle notre génération devra se résoudre si elle ne veut pas être méprisée des suivantes, nous forcera à remettre en question l’usage frivole de la voiture, ce bonheur, cette liberté grisante que j’ai intimement connue encore une fois aujourd’hui.

Pour l’instant, les politiciens des USA et du Canada préfèrent éviter de déranger nos gourmandes habitudes. Ils n’ont donc pas encore eu le courage de signer l’accord de Kyoto, qui vise justement à réduire notre production de gaz à effet de serre, et ce même à la veille du Sommet de Johannesburg sur le développement durable, où notre Premier ministre se rendra en essayant de ne pas trop rougir de honte. (Voir le Monde Diplomatique, août 2002, page 1 ou http://www.monde-diplomatique.fr/2002/08/RAMONET/ ) (Soit dit en passant, si l’idée vous venait de lui rappeler l’importance de l’atmosphère comme partie intégrante de l’héritage que nous laisserons bientôt derrière nous, les coordonnées de notre serviteur Jean Chrétien sont les suivantes : pm@pm.gc.ca ou Chambre des communes, Ottawa (Ontario), K1A 0A6. On peut aussi téléphoner au 613-992-4211)

Et loin de fustiger mon comportement polluant d’aujourd’hui, la civilisation ambiante, par le truchement des innombrables publicités d’auto, de pneus, d’essence et autres courses automobiles, m’incite plutôt à persister dans mes habitudes énergivores aveugles. Certains journaux à grand tirage ont de ces pubs pratiquement à chaque page. Et la télé autant que la radio en sont aussi littéralement infestées. Et comme si ce n’était pas assez, les mêmes projets de vie sont aussi assénées à toutes les populations du globe, question de mousser les ventes de véhicules même dans les contrées les plus rébarbatives (pour l’instant) au culte de l’auto ! Et c’est sans parler des climatiseurs et des démarreurs à distance, qui permettent à la voiture de polluer encore plus sans même avoir besoin de se déplacer !

Renoncer aux usages frivoles de la voiture individuelle et aux véhicules à grosse cylindrée représentera donc un deuil épouvantable pour notre civilisation, un deuil auquel rien ne nous prépare. Le fait que ce soit un deuil collectif ne facilitera pas nécessairement notre maturation, puisque nous colporterons probablement pour un bon bout de temps chaque petite bribe de discours ou d’argutie qui pourra nous permettre de nier le problème, question de persister le plus longtemps possible dans ce gaspillage si agréable que nous chérissons au point de lui consacrer parfois le quart ou même le tiers de nos revenus.

Tout le défi des vrais hommes d’état, ceux qui ont à coeur le bien de nos enfants, consistera donc à chercher des moyens de rendre ce deuil de la voiture moins long, moins pénible. Ils y arriveront notamment en favorisant l’émergence d’une conscience environnementale partagée, mais aussi en concevant des outils de transports collectifs non polluants qui puissent représenter des alternatives réellement pratiques et économiques à la voiture individuelle, des alternatives susceptibles de rendre l’auto moins attrayante.

En annonçant la construction d’une belle grosse route à quatre voies, il me semble pourtant plutôt que nos politiciens viennent de promettre de rendre l’usage de nos bagnoles encore plus sécuritaire, plus facile, plus économique, plus rapide, plus attrayant. J’aurai donc probablement encore plus de plaisir à traverser le parc seul, bien assis aux commandes de mon engin. Gageons que je ne serai pas le seul, et qu’il y aura encore plus de petit monde ordinaire pour produire comme moi, par une belle journée ensoleillée, leur petit 100 kg de CO2. C’est déjà agréable et ce le sera bientôt encore plus. Avec toutes les calamités climatiques qui s’en suivront, que nous voyons clairement venir, et qui nous seront bientôt amèrement reprochées par nos propres enfants et petits enfants si nous persistons à fermer les yeux.

Est-ce bien là le meilleur des avenirs que nous puissions leur préparer ?

François Privé Professeur de philosophie