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Entrevue avec Gilbert Achcar

Pourquoi les Etats-Unis veulent la guerre

Opération pétrole

dimanche 20 octobre 2002

Comment analyses-tu les raisons invoquées par l’administration Bush pour justifier la "guerre préventive" en Irak ?

Gilbert Achcar - Les attentats du 11 septembre 2001 ont fourni un excellent prétexte à l’administration Bush pour le déploiement de politiques conçues bien avant cette date et répondant à des intérêts lourds, bien plus importants que la riposte à un acte terroriste. Depuis le 11 Septembre est mise en oeuvre une stratégie d’extension de la présence militaire des Etats-Unis dans le monde, à commencer par l’Asie centrale. En prenant la guerre d’Afghanis-tan comme prétexte, des bases militaires sont construites dans deux Républiques ex-soviétiques d’Asie centrale, l’Ouzbékistan et le Kirghizstan ; des négociations sont en cours avec d’autres pays de la région. Les Etats-Unis ont poussé leur présence militaire jusqu’en Géorgie. Ils s’installent durablement dans ce bassin de la mer Caspienne, qui est considéré comme l’une des régions les plus prometteuses pour ce qui est des richesses en hydrocarbures (pétrole et gaz) - en dehors de la zone du golfe arabo-persique - et où les compagnies pétrolières étatsuniennes sont déjà très investies.

En ce qui concerne l’Irak, le caractère fallacieux des raisons invoquées est encore plus flagrant que ne l’est le prétexte de la "guerre contre le terrorisme" pour l’Asie centrale. La guerre en Irak ne saurait être présentée comme réponse à une quelconque agression. L’administration Bush a très vite renoncé à faire grand cas de l’argument d’un prétendu lien direct entre le régime irakien et le réseau Al-Qaida.

Son argumentaire principal tourne aujourd’hui autour de deux éléments. Tout d’abord, le caractère dictatorial du régime irakien et le fait qu’il soit coupable d’actes abominables. Mais cela est d’une hypocrisie sans bornes. D’une part, les pires de ces actes ont été commis avec la bénédiction de Washington, au moment où les Etats-Unis voyaient d’un bon oeil la guerre menée par l’Irak contre l’Iran. D’autre part, à qui fera-t-on croire que Washington s’oppose aux dictatures ? Il suffit de constater que les pays d’Asie centrale où les Etats-Unis sont en train d’installer des bases et auxquels ils accordent des centaines de millions de dollars d’aide sont parmi les plus despotiques de la planète. Le régime pakistanais, inféodé à Washington et issu d’un coup d’Etat contre un gouvernement élu, est en train d’installer constitutionnellement sa dictature. En vérité, lorsque l’administration étatsunienne cherche à changer un régime, ce n’est pas pour remplacer une dictature par une démocratie, mais pour remplacer un régime récalcitrant ou hostile, qu’il soit dictatorial ou démocratique, par un régime inféodé à Washington, qui sera dictatorial ou démocratique selon les besoins de la cause.

Toutefois, l’argument le plus porteur aujourd’hui, notamment vis-à-vis de la population américaine elle-même, est que le régime irakien constituerait une "menace terroriste" pour les Etats-Unis, car il chercherait à se doter d’armes de destruction massive. Or l’argument selon lequel l’Irak serait doté d’armes de destruction massive ou en voie de l’être n’est étayé par aucune preuve. Ce pays a été soumis pendant des années à des inspections, et même si elles ont été interrompues depuis un certain temps, le pays est resté très étroitement surveillé. S’il y avait des éléments concrets, les Etats-Unis n’auraient pas hésité à en faire étalage. En fait, la campagne qui se prépare contre l’Irak obéit à de tout autres motivations.

Quelles sont donc alors les véritables motivations de l’administration Bush ?

G. Achcar - Ce sont en partie les mêmes que celles qui ont présidé au déploiement militaire en Asie centrale. Dans le cas de cette dernière région, située au coeur de la masse continentale formée par la Russie et la Chine, les motivations stratégiques s’ajoutent à l’enjeu économique que représentent les hydrocarbures. Le contrôle de l’Irak renforcerait de même l’emprise des Etats-Unis sur l’ensemble de la région du Golfe, et accroîtrait considérablement leur pression sur l’Iran et la Syrie, deux régimes jugés récalcitrants. Mais l’enjeu, en l’occurrence, n’est pas de conjurer ici l’émergence d’une puissance rivale à l’instar de Moscou ou de Pékin : il est fondamentalement économique, pétrolier. L’Irak est le deuxième pays au monde, après le royaume saoudien, pour ce qui concerne les réserves pétrolières. C’est cela qui motive l’administration Bush, dont les principaux membres sont étroitement liés à l’industrie pétrolière. Ils savent pertinemment que, dans une dizaine d’années, les réserves pétrolières des Etats-Unis arriveront à épuisement, rendant leur pays entièrement dépendant des importations. De plus, selon les estimations courantes, les réserves mondiales de pétrole arriveront à tarissement vers le milieu de ce siècle. Autrement dit, le marché pétrolier va se resserrer à moyen terme et la demande tendra à dépasser l’offre structurellement et de façon croissante. Le pétrole, nerf de l’économie mondiale, deviendra un enjeu encore plus crucial qu’il ne l’est aujourd’hui. Les Etats-Unis veulent donc mettre la main sur l’essentiel des réserves pétrolières mondiales, à commencer par les deux tiers qui gisent dans le golfe arabo-persique.

L’ONU et les Etats européens peuvent-ils être des obstacles aux ambitions guerrières de Bush ?

G. Achcar - En 1991, les Etats-Unis ont mené la première guerre contre l’Irak dans le cadre de l’ONU, parce que l’administration de Bush père avait alors besoin de cette dernière pour convaincre une opinion publique étatsunienne encore sous le traumatisme du Viêt-nam, et donc très réticente à une intervention militaire à l’étranger. L’ONU servit d’argument de politique intérieure aux Etats-Unis mêmes. Par la suite, Washington a contourné l’ONU, ainsi que les veto russe et chinois, pour mener les bombardements en Bosnie, puis la guerre du Kosovo, dans le cadre de l’Otan.

Les Etats-Unis considèrent l’ONU comme une organisation obsolète, fondée sur des rapports de forces périmés. Quatre Etats y sont placés sur un pied d’égalité avec les Etats-Unis, en tant que membres permanents du Conseil de sécurité, détenteurs du droit de veto - ce qui, aux yeux des dirigeants des Etats-Unis, ne reflète plus la réalité unipolaire du monde actuel. L’hyperpuissance étatsunienne ne veut s’embarrasser d’aucune contrainte juridique ou institutionnelle qui puisse entraver sa liberté d’action.

Cette position est poussée très loin par l’administration Bush qui a érigé l’unilatéralisme en doctrine. Bush s’est néanmoins adressé à l’ONU au sujet de l’Irak. Mais s’il l’a fait, c’est qu’il a subi une très forte pression aux Etats-Unis mêmes. Les mises en garde contre le risque de déstabilisation au Moyen-Orient, que pourrait aggraver une intervention unilatérale, ont émané de toutes parts, y compris des rangs républicains et de l’entourage même du père de George W. Bush. Elles l’ont conduit à s’adresser aux Nations unies, mais sous la forme d’un ultimatum : vous faites comme nous voulons ou nous faisons seuls ! S’étant adressé à l’ONU, Bush peut exiger du Congrès qu’il lui donne carte blanche pour le recours aux armes contre Bagdad. C’est de ce feu vert-là qu’il a besoin impérativement ; celui de l’ONU n’est qu’un plus, qui n’est pas indispensable.

Afin de tenter d’obtenir ce plus qui l’arrangerait politiquement, Washington négocie avec Russes et Français, menant de véritables marchandages sur les intérêts des uns et des autres dans l’Irak de l’après-Saddam Hussein. Mais s’il le faut, Bush n’hésitera pas à mener la guerre sans aval onusien, escomptant une légitimation de son action, après coup, par une explosion de joie de la population irakienne à l’annonce de la décapitation du régime - qui est tout à fait possible. La seule fonction qu’il conçoit encore pour l’ONU est celle d’organiser l’intendance d’après-guerre dans les pays que les Etats-Unis ravagent militairement par décision unilatérale, comme au Kosovo ou en Afghanistan.

En ce qui concerne l’attitude des Etats européens récalcitrants, il y a des différences de nature. Schroeder s’est exprimé contre la guerre pour des raisons électoralistes évidentes, exploitant le pacifisme de la population allemande. Du côté français, la chose est autrement plus sérieuse. Très longtemps fournisseuse attitrée de l’Irak, la France continue à avoir des intérêts très importants dans ce pays (dette, pétrole, contrats) et à entretenir des rapports privilégiés avec Bagdad. Cela explique la réticence de Paris à l’égard de la guerre : si le régime de Saddam Hussein était remplacé par un régime inféodé à Washington, cela se ferait nécessairement au détriment des intérêts français. C’est pourquoi le gouvernement français appelle à poursuivre le désarmement de l’Irak en préservant le régime, espérant même aboutir ainsi à une levée de l’embargo qui permettrait à la France de jouir pleinement des rapports privilégiés qu’elle entretient avec le régime actuel.

Mais les Etats-Unis affirment qu’ils vont renverser le régime de Bagdad dans tous les cas de figure, donc si la France et la Russie tiennent à préserver un tant soit peu leurs intérêts en Irak, elles doivent marcher avec eux. Dans ces conditions-là, je ne parierais pas un centime sur la détermination de Jacques Chirac à s’opposer jusqu’au bout à l’entreprise étatsunienne. Toutefois, si l’on arrivait à construire un mouvement antiguerre de grande ampleur en France, cela pourrait certainement peser sur lui.

Comment construire ce mouvement antiguerre ? Et quelle attitude adopter face aux fractions musulmanes ?

G. Achcar - Il faut tenir compte du fait que l’opinion publique est beaucoup plus critique vis-à-vis de la guerre qui se prépare qu’elle ne l’a été vis-à-vis des deux guerres précédentes en Afghanistan et au Kosovo. C’est donc le moment d’engager le maximum de forces dans la construction d’un mouvement antiguerre en France ; je dirais même la reconstruction, parce que cela fait de nombreuses années que le mouvement anti-impérialiste y est au plus bas et se situe à la traîne du reste de l’Europe. Le cours actuel hyperarrogant de l’administration étatsunienne crée un climat propice à cette reconstruction. Ce mouvement concerne au premier chef des guerres où l’islam est impliqué, de la Palestine à l’Irak en passant par l’Afghanistan. Il peut et doit mobiliser des fractions des communautés musulmanes de France. A cet égard, il faut éviter deux excès symétriques. L’un est la complaisance par rapport à des groupes intégristes, porteurs de messages et de slogans réactionnaires, antioccidentaux ou antijuifs plutôt qu’anti-impérialistes ou antisionistes. Une telle complaisance faciliterait leur expansion au sein des communautés musulmanes, brouillerait le message général du mouvement antiguerre et empêcherait la participation d’autres fractions de l’opinion. L’excès inverse consiste à voir un intégriste derrière chaque musulman qui se revendique de cette identité. Cette attitude est entretenue en France par un racisme diffus dans les médias, un certain discours confusionniste sur "l’islamisme". On a toujours vu des chrétiens qui se revendiquent de leur identité religieuse dans les mouvements antiguerre. Il n’y a aucune raison pour ne pas tolérer ceux qui se revendiquent d’autres religions.

Propos recueillis par Anthony Bégrand.

(tiré de Rouge, hebdomadaire de la Ligue Communiste Révolutionnaire)

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