La décision d’une écrasante majorité des représentants des fédérations et des unions départementales de la CGT en faveur du « Non » au prochain référendum sur le Traité constitutionnel européen a changé les conditions de la campagne engagée par les salariés (actifs, retraités, chômeurs) regroupés dans les comités unitaires commencent à se former. Les cadres et les militants de la CGT ont suivi leur base. La position qu’ils ont imposée à Bernard Thibaut et à Jean-Christophe Le Duigou est une réfraction des combats des enseignants, des cheminots, des fonctionnaires, des salariés d’EDF. Le vote de la CGT a rendu inopérante, pratiquement dans l’heure, toute menace de sanction de François Hollande à l’égard des « minoritaires » du Parti socialiste (42 % pour le « Non »). Le vote de la CGT ouvre la voie à des prises de position similaires dans d’autres confédérations et fédérations syndicales. Il confirme et conforte la très forte majorité pour le « Non » au sein d’Attac (83 %), laquelle a influé fortement sur le vote des Verts, où une forte opposition s’est exprimée contre Dominique Voinet et les députés et têtes pensantes de l’organisation écologiste. Puis est venue la mobilisation d’une ampleur inattendue des lycéens contre la loi Fillon. La combativité des manifestations et le refus des organisations lycéennes de participer à des « négociations » pipées avec le ministre contribuent, eux, au changement de l’atmosphère politique. Des secteurs de la jeunesse pourront maintenant être gagnés au combat politique contre le Traité constitutionnel. Le syndicat étudiant, l’UNEF, vient de se prononcer dans ce sens.
Le Traité constitutionnel ne serait pas une question de politique intérieure ?
Le Traité constitutionnel « n’est pas une question de politique intérieure ». Tel est le refrain du personnel des partis politiques, de droite ou de la « gauche » sociale libérale. Des dispositions qui accélèrent le démantèlement des services publics, qui accentuent la déréglementation du droit du travail et de la protection sociale d’EDF, qui aggravent les dispositifs sécuritaires, qui transfèrent des compétences très importantes, celles qui déterminent la vie de tous les jours, vers des lieux de pouvoir éloignés, aux règles de fonctionnement insaisissables, sont de toute évidence des questions qui conditionnent la politique intérieure de part en part. Ce que les dirigeants de l’UMP et de l’UDF et les hiérarques du Parti socialiste veulent dire lorsqu’ils reprennent ce refrain en chœur, c’est qu’il y a un accord profond entre eux pour appuyer le texte élaboré par les forces politiques regroupées d’un côté autour du Parti populaire européen et de V. Giscard d’Estaing, et de l’autre derrière le Parti des socialistes européens et de Pierre Moscovici.
Ce qu’ils demandent aux salariés (actifs, retraités, chômeurs), c’est qu’ils plébiscitent par un vote « Oui » les mesures de libéralisation et de privatisation qu’ils leur ont imposées depuis vingt ans ! Tel est l’enjeu le plus important et pour l’instant le moins clairement explicité du référendum sur le Traité constitutionnel. Le patronat européen et les gouvernements voudraient disposer de la légitimité d’un vote pour accélérer la dislocation, sur l’ensemble du continent, de toutes les conquêtes sociales : retraites, sécurité sociale, éducation nationale, conventions collectives, durée du travail, suppression des indemnités de chômage au profit du travail « astreint » (comme en Allemagne où Gerhardt Schröder a imposé aux 5 millions de chômeurs un « filet de sécurité » face à la misère contre l’obligation d’accepter des emplois à 1 euro de l’heure). Pour gagner, les partisans du Traité doivent tenter d’obtenir l’appui de tous ceux qui sont mûs par un attachement sentimental à l’idée de l’Europe, sans comprendre la nature de celle qui a commencé à être mise en place, celle de la privatisation à marche forcée de tous les services publics, celle d’une concurrence féroce et mortifère entre les salariés des différents pays. Pour gagner, les partisans du « Oui » vont faire jouer la peur, utiliser les arguments les plus mensongers, matraquer l’opinion, anesthésier les consciences.
Face au bloc politique redoutable constitué du Medef et de tous les responsables de l’UMP, de l’UDF et du PS qui ont participé activement à la « construction européenne » dans le cadre de « l’alternance », les seuls moyens dont dispose le front des salariés qui s’est formé contre le Traité constitutionnel sont ceux que les militants ont déjà créés et continueront à créer eux-mêmes. La campagne qui s’est ouverte lors de la consultation interne du Parti socialiste voit les médias donner la parole principalement, et demain peut-être presque exclusivement aux partisans du « Oui », et se déchaîner contre les opposants au Traité. C’est dans les capacités de combativité propres aux salariés et à la jeunesse mobilisée, c’est dans les ressources de l’auto-organisation que les comités unitaires de ville ou de quartier animés par les militants et les militantes des partis, organisations politiques et associations qui ont pris position pour le « Non » sont obligées de puiser. Le « Non » peut gagner. Quelle que soit l’issue du vote, qui sera nécessairement très serré, ce combat venant après tant de luttes récentes, marquera une étape pour celles et ceux qui y auront participé. Il représentera un moment dans la lutte pour l’auto-émancipation ; il forgera des rapports fraternels entre militants porteurs de combats futurs. Déjà, dans les comités, se retrouvent des militants qui s’étaient séparés, voire affrontés politiquement, et qui combattent désormais de nouveau ensemble.
Le texte du Traité qui va être soumis à référendum comprend 448 articles répartis en quatre parties, auxquels s’ajoutent deux protocoles gouvernementaux très importants (232 pages très serrées dans l’édition officielle française). La première partie, composée de neuf titres, pose l’ensemble des principes généraux qui sont développés dans les parties suivantes. La seconde partie consiste en l’intégration de la Charte des Droits fondamentaux de l’Union (signée à Nice en 2000), suivie des clauses restrictives « régissant l’interprétation et l’application de la Charte ». La troisième partie (de très loin la plus longue) porte sur les politiques et le fonctionnement de l’Union Européenne, qui fondent le régime économique et social ultra-libéral de l’Union. La quatrième partie présente les dispositions générales et finales qui fixent les possibilités d’adhésion et de retrait des Etats membres, et qui verrouillent les conditions de révision du Traité constitutionnel une fois adopté.
Autant dire que le Traité est fait pour ne pas être lu par des citoyens normaux et que même les militants auront du mal à s’y retrouver. Tout pousse à ce que les chômeurs et les jeunes, résignés, se disent : « A quoi bon, cette affaire n’est pas la nôtre, ce texte est compliqué, long, technique ». C’est l’une des raisons pour lesquelles Jacques Chirac a cru possible de prendre le risque de recourir à ce scrutin de nature plébiscitaire qu’est le référendum. Le texte qui suit expose les arguments défendus par le collectif de Carré Rouge. Il ne peut pas être un commentaire complet des 448 articles. Un livre n’y suffirait pas ! Le texte ne veut pas non plus répéter des arguments présentés dans d’autres tracts et brochures, mais de dire sur quels points nous pensons nécessaire de mettre l’accent. A mesure que les comités unitaires se développeront et que l’auto-organisation se renforcera, les salariés et les jeunes commenceront à s’intéresser au projet à défendre en prolongement d’une victoire du « Non ». C’est pourquoi notre texte soulève dans sa dernière partie quelques questions qui pourraient contribuer à nourrir le débat sur les contours possibles d’une perspective socialiste authentique, anti-capitaliste et démocratique, pour les salariés d’Europe.
Quelques pistes en vue d’une définition d’une « autre Europe » s’imposent en tout état de cause. La campagne des partisans du « Oui » se fait déjà pour l’essentiel sur des thèmes très généraux, comme il convient à un scrutin de nature plébiscitaire : celui du Traité constitutionnel comme réponse aux guerres entre les pays européens, comme instrument d’amitié entre les peuples ; celui de « l’impossibilité de revenir en arrière » ; celui du « chaos » en cas de victoire du « Non ».
La paix entre les Etats d’Europe (et même ici quelle garantie y a-t-il que l’Union fasse mieux demain qu’elle n’a fait hier en laissant la guerre se développer lors de l’éclatement de la Yougoslavie ?) peut n’être qu’une façade derrière laquelle se cache une guerre sans merci du capital contre les salariés.
1- Le vote « Oui » a valeur d’approbation des contre-reformes liberales, d’accord pour qu’elles soient poursuivies
Les partisans du Traité constitutionnel évitent soigneusement de parler du fondement social et du contenu économique de la « constitution » qu’ils demandent aux salariés d’approuver. Ils veulent enfermer le débat dans les questions centrées sur « l’organisation des pouvoirs au sein de l’Europe », là où se trouveraient les « avancées démocratiques » dérisoires dont ils se targuent, telles que le rôle accru de la Commission et du Parlement européen, ou encore le prétendu « droit d’initiative » des citoyens européens. Ils ne veulent surtout pas qu’on fasse le bilan de ce que la « construction européenne » a signifié, depuis vingt ans en particulier, pour les salariés, les chômeurs et les travailleurs immigrés.
L’Union européenne est un pivot de la libéralisation, un point d’appui décisif pour les attaques du capital contre les travailleurs
Les doutes qu’une partie des salariés ont pu encore avoir au moment de Maastricht ont été levés depuis : l’Union européenne est d’abord et avant tout l’un des points d’appui majeurs sur ce continent de l’offensive mondiale du capital contre les classes ouvrières et les couches opprimées et exploitées. Elle est le principal relais en Europe des instances internationales de libéralisation et de déréglementation. Elle est le lieu où les forces pro-capitalistes se réunissent pour mettre au point les agressions contre les salariés, les chômeurs et les travailleurs immigrés que les gouvernements mettront ensuite en œuvre dans chaque pays. Le « choix stratégique » de « construire l’Europe par le marché et la monnaie », dont les défenseurs du Traité se réclament au nom du « réalisme », masque mal la réalité de ce qu’est « l’Europe » : avant tout une construction qui a puissamment aidé au basculement des rapports entre le capital et le travail aux dépens des salariés.
Ce sont les Etats-Unis de Reagan, de Bush père et fils et de Clinton, et le Royaume-Uni de Margaret Thatcher et de Tony Blair qui ont été le laboratoire des politiques anti-ouvrières. Ce ne sont pas toujours les instances de l’Union européenne qui ont pris les premières initiatives dans ce sens, encore qu’avec Mario Monti et Fritz Bolkestein cela ait profondément changé. Mais elles ont toujours servi de relais aux mesures anti-ouvrières. Dans le cas de la France, sans « l’Europe », le Medef et les gouvernements successifs n’auraient pas pu imposer les « réformes » des dernières années, qui sont autant de contre-réformes organisant la régression sociale, de même que la privatisation des entreprises publiques, liquidatrice des services publics. Venant dans la foulée de la « réforme des retraites », de la privatisation d’EDF, de la « réforme » de l’assurance-maladie et de l’accès aux soins et de cette loi « assouplissant les 35 heures », qui accroît encore la flexibilité du travail et le mouvement d’abaissement des salaires, un vote « Oui » serait totalement contradictoire avec les combats menés par les salariés contre ces mesures et tant d’autres du même acabit. Ces mesures ont été réclamées, et continuent de l’être plus que jamais par le Medef, les grands groupes industriels et financiers, les grandes compagnies d’assurance et les fonds de pension. Mais pour les imposer, il a fallu que la loi soit changée, les privatisations votées. Par eux-mêmes, les gouvernements qui se sont succédés au pouvoir n’en avaient pas la force. C’est « l’Europe » qui les y a aidés. Sous Mitterrand comme sous Chirac, les gouvernements successifs, ceux de Chirac, Rocard, Cresson, Bérégovoy, Balladur, Juppé, Jospin et Raffarin ont constamment pris appui sur les instances de l’Union européenne et participé activement à l’élaboration des « réformes », avant de pouvoir rentrer à Paris pour proclamer que « la construction européenne exige ces mesures ».
Pour se limiter aux exemples les plus récents et les plus graves, avant de prendre la forme de projets de lois en France, la privatisation d’EDF, de la Poste, l’éclatement de la SNCF pour « l’ouvrir à la concurrence », la « réforme des retraites » pour en diminuer le montant et allonger les années de travail, ouvrant la voie aux grandes compagnies d’assurance et aux fonds de pension, ou encore la « réforme » de l’assurance-maladie sont des mesures dont les lignes directrices ont toutes été préparées par les instances de l’Union européenne. Certaines décisions ont fait l’objet d’accords pris entre les membres du Conseil afin de « faire converger leurs politiques », exclusivement dans le sens libéral (par exemple de réduire le poids budgétaire des retraites et d’élargir dans les systèmes l’espace des fonds de pension). Lorsqu’un calendrier de mise en œuvre de telle ou telle « réforme » prend du retard, il revient en Conseil des ministres de l’Union afin que les gouvernements « retardataires » re-précisent leur calendrier et s’engagent encore plus fermement. C’est ainsi qu’au Conseil de Barcelone, fin 2002, aussi bien Jospin que Chirac ont été priés de préciser leur engagement de « réforme » du système des retraites et ont tous deux accepté de la faire voter dans l’année qui suivrait leur élection.
D’autres décisions ont pris la forme de « directives » rédigées et publiées par la Commission européenne. Ces « directives » ont le statut de « normes européennes », c’est-à-dire de lois qui ont une valeur juridique supérieure aux lois des pays. Le projet de directive sur la concurrence dans les services (la directive Bolkestein), que les défenseurs du Traité constitutionnel, de Jacques Chirac aux dirigeants du Parti socialiste, font soudain mine de découvrir avec grande indignation, est l’exemple même de ce que les procédures de l’Union européenne produisent depuis des années et que le Traité veut graver dans le marbre. C’est Lionel Jospin qui a donné, au nom du gouvernement français, son feu vert à la préparation de directives de ce type lors du sommet de Lisbonne en 2000. Plus tard, Noëlle Lenoir, ministre déléguée aux Questions européennes dans le gouvernement Raffarin 1, a donné son aval à la directive rédigée. Le texte du projet a fini par être connu grâce à Attac. N’en déplaise aux hiérarques du PS, tout au long de l’année 2004, en dépit des nombreux textes publiés par celle-ci, aucun d’eux n’y a vu quoi que ce soit à redire jusqu’à ce que les militants socialistes hostiles au Traité s’en emparent.
Voter « Oui » c’est accepter de constitutionnaliser la primauté du marché et la pérennité du capitalisme
Voter « Oui » à la Constitution européenne reviendrait à valider en quelque sorte les réformes et les privatisations. Ce serait voter pour des institutions qui ont aidé les gouvernements français à les imposer. Les salariés et les jeunes qui ont rejeté la politique de Lionel Jospin en mars 2002 puis qui ont voté massivement contre Chirac, Raffarin et Fillon en 2004, se dédiraient s’ils votaient « oui » à la Constitution européenne en 2005.
La victoire du « Oui » donnerait le feu vert à l’intensification des politiques de libéralisation et de déréglementation. Le texte du Traité constitutionnel ne s’en cache pas. Il est même à cet égard d’une totale franchise. Voter pour la « Constitution européenne », c’est voter pour la primauté du « marché ». Puisque celui-ci n’est que l’expression neutre par laquelle le capitalisme est désigné aujourd’hui, voter pour la « Constitution européenne », c’est constitutionaliser, et donc en quelque sorte pérenniser à jamais son existence. Plus précisément encore, c’est constitutionaliser le cadre institutionnel d’élaboration des mesures qui introduisent une terrible concurrence entre les salariés d’Europe, propice aux affrontements futurs s’il n’y est pas mis fin.
La dimension de soutien à la primauté du « marché » qui sous-tend l’approbation du Traité, et donc le vote au référendum, est explicite. Sur ce plan, les rédacteurs du Traité constitutionnel n’ont pas avancé masqués. Le texte qu’ils ont produit est sans ambiguïté. Ainsi, très tôt dans le Traité, l’article I.3 annonce que « l’Union européenne offre à ses citoyens [...] un marché intérieur où la concurrence est libre et non faussée ». Elle leur garantit « la libre circulation des personnes, des services, des marchandises et des capitaux » (article I.4), celle des personnes étant cependant soumise aux dispositions policières des accords de Schengen. Telles sont les garanties, celles qui fondent les normes inscrites dans les directives (les lois) promulguées par l’Union. Pour le reste, ce sont seulement des « buts » pour lesquels l’Union « œuvre », ou qu’elle « promeut » sans engagement de résultat, par exemple « la justice et la protection sociales, l’égalité entre les femmes et les hommes, la solidarité entre les générations et la protection des droits des enfants » ou encore, « la cohésion économique, sociale et territoriale, et la solidarité entre les États membres » (article III.3). Un peu plus loin, le texte insiste. Ses rédacteurs « remettent la gomme » pour qu’il n’y ait ni ambiguïté, ni porte de sortie. Ainsi, « l’action des Etats membres et de l’Union comporte l’instauration d’une politique économique conduite conformément au respect d’une économie de marché ouverte où la concurrence est libre », et encore « la définition et la conduite d’une politique monétaire et d’une politique de change uniques dont l’objectif principal est de maintenir la stabilité des prix se font conformément au principe d’une économie de marché ouverte où la concurrence est libre » (article III.177). Par voie de conséquence, la régulation et la réglementation des marchés sont strictement réservées aux instances de l’Union. Elles sont retirées aux gouvernements des Etats membres, puisque l’article I-13 - 1 stipule que « l’Union dispose d’une compétence exclusive dans les domaines suivants : a) l’union douanière ; b) l’établissement des règles de concurrence nécessaires au fonctionnement du marché intérieur ».
Le projet de directive sur la concurrence dans les services, dite directive Bolkestein, est l’exemple même des mesures dont le Traité veut constitutionnaliser les principes, c’est-à-dire les graver dans le marbre des fondements juridiques de « l’Europe ». Les « industries de service », comme on les nomme maintenant, emploient un nombre très élevé de salariés, puisque le « tertiaire » représente entre 60 et 75 % de l’emploi selon les pays. Elles sont peu soumises à la concurrence, parce que les services sont forcément rendus sur place. Elles sont encore assez fortement régulées, autrement dit, selon les termes de la Commission, « entravées par des obstacles administratifs ». Un gisement de profit immense dort encore au cœur de cette « Europe » qu’on veut achever d’imposer aux salariés. La directive Bolkestein prévoit donc que les entreprises de services pourront s’installer librement dans tout pays en payant à leurs salariés, amenés avec l’entreprise ou recrutés sur place, les salaires en vigueur dans le « pays d’origine » et en leur appliquant son droit social, pour autant qu’il y en ait un dans les pays où le capitalisme sauvage a pris la suite des régimes bureaucratiques. Y a-t-il une meilleure façon d’imposer partout le niveau de salaires et le droit social en vigueur dans les pays les plus pauvres de l’Europe ? Y a-t-il une meilleure façon de dresser les salariés des différents pays les uns contre les autres ?
Voter « Oui » vaut approbation du régime de l’immigration instauré par les accords de Schengen, qui oppriment les travailleurs étrangers et sapent les droits de tous les salariés
Les promoteurs et les défenseurs du Traité ont mis en place un régime qui dresserait nécessairement les salariés des différents pays les uns contre les autres. Mais ils ont aussi mis en place un dispositif juridique et politique qui vise à mener une politique de contrôle modulé de l’immigration permettant de pourvoir aux besoins différenciés (du manœuvre à l’informaticien ou au chercheur hautement qualifié) et fluctuants (selon la conjoncture) de main d’œuvre des entreprises. Ce dispositif est celui des accords de Schengen et de Dublin (où ils ont été complétés), dont le contenu est repris dans le chapitre IV de la Troisième partie du Traité. Voter « oui » au Traité, c’est aussi donner son aval à des dispositions qui ont deux objectifs. Elles sont bien sûr d’abord une pièce centrale du dispositif sécuritaire, liberticide dans son développement, dont l’adoption par les instances de l’Union européenne a été accélérée à la faveur des attentats du 11 septembre 2001 et de la lutte contre le « terrorisme ». L’article I.4, qui met sur le même plan « la libre circulation des personnes, des services, des marchandises et des capitaux » (ce qui est profondément révélateur de la philosophie libérale qui sous-tend le Traité), cache soigneusement le fait que celle des personnes est soumise aux dispositions policières des accords de Schengen et de Dublin. Grâce au mécanisme des domaines où les décisions sont prises à la majorité qualifiée des Etats membres, ces accords ont été incorporés dans la « Constitution ». Celle-ci comporte notamment la mise en place d’un système intégré de gestion des frontières extérieures (III-265), ainsi qu’une gestion commune des flux migratoires (III-267) et des demandes d’asile (art. III-266). Même si référence est faite à la Convention de Genève relative au statut des réfugiés, son application en contredit l’esprit chaque jour. Le Traité prévoit également l’adoption de systèmes de collecte, de stockage, de traitement, d’analyse et d’échange « d’informations pertinentes » (art. III-275). Le tout crée un « espace de sécurité et de répression » si solide que le gouvernement de la Suisse a annoncé qu’il adhérera aux accords de Schengen et de Dublin en 2006. La gauche anti-capitaliste suisse se bat d’ailleurs pour que le « Non » à cette adhésion l’emporte lors du référendum sur cette question qui aura lieu en Suisse le 5 juin prochain.
Ces dispositions font aussi office de bélier contre le niveau des salaires et les droits sociaux des salariés. Depuis vingt ans, la libéralisation de l’investissement direct et des échanges, ainsi que les nombreuses mesures étatiques, nationales et intergouvernementales qui l’ont accompagnée, ont tendu vers la formation d’une « armée industrielle de réserve » mondiale où les entreprises peuvent puiser pour trouver la main d’œuvre ayant les différentes qualifications qu’elles recherchent, en commençant à aligner les salaires et la protection sociale sur le niveau des pays où ils sont les plus bas. Dans la gauche, y compris chez les militants anti-capitalistes, l’accent a surtout été mis sur le rôle des délocalisations qui transfèrent des capacités de production vers les pays à bas salaires et à protection sociale faible ou inexistante. Mais à l’exception d’associations comme le GISTI, les militants se sont peu intéressé aux conditions dans lesquelles une main d’œuvre surveillée policièrement et surexploitée est importée dans le cadre des législations draconiennes dont les articles III-265 à 268 du Traité organisent l’harmonisation puis l’unification. C’est une lacune sérieuse. Le développement dans beaucoup de pays de l’immigration que l’on dit « clandestine » (alors qu’elle est connue de la police de façon presque parfaite) contribue autant que les délocalisations à l’alignement vers le bas des conditions de travail et de vie des salariés. La fonction de l’immigration « clandestine » est d’accélérer la soumission de pays où la résistance des salariés est encore forte, d’imposer leur intégration dans des mécanismes d’alignement des niveaux de salaires et de protection sociale vers le bas et d’aggravation de la précarité. L’immigration « clandestine » acclimate dans les « pays d’accueil » (sic) les conditions d’exploitation du travail permises par la tendance à la mondialisation de l’armée industrielle de réserve.
Les accords de Schengen et de Dublin doivent donc être combattus à l’occasion de la campagne contre le Traité. Les travailleurs immigrés n’ont pas le droit de vote. Ils sont surveillés par la police et doivent militer avec grande précaution. Ils n’en sont pas moins une composante du front des salariés dont la constitution affleure dans les luttes des précaires et des « sans droits ». Leurs luttes récentes ont comporté (Accor, Pizza Hut, MacDo, Frog, etc.) un degré d’auto-organisation plus fort encore que celles d’autres secteurs. Nous pensons que leurs aspirations et les droits élémentaires dont ils réclament la reconnaissance doivent être incorporés dans la campagne des comités unitaires.
Voter « oui » c’est accepter que les « services d’intérêt général » achèvent de détruire les vrais services publics
L’un des grands arguments de François Hollande et des hiérarques du Parti socialiste, c’est que les articles du Traité relatifs aux « services d’intérêt économique général » constitueraient l’une des grandes « avancées » du texte. On lit ainsi dans l’argumentaire pour le « Oui », d’Aubry, Hollande, Jospin ou Strauss-Kahn que « la Constitution sauvera les services publics en leur donnant, pour la première fois, une base légale ». Les laudateurs de « gauche » du Traité font comme si ces formes d’entreprise étaient l’équivalent des services publics, un autre nom pour désigner la même chose. C’est un mensonge auquel il faut tordre le cou !
Ce n’est pas par hasard que le terme de « service public » ne fait pas partie du vocabulaire européen et qu’il se voit opposé celui de « service d’intérêt général ». Le service public garantit (ou garantissait) l’égalité de traitement des usagers, ce qui exige (ou exigeait) des systèmes de péréquation des prix ainsi que de subventions publiques permettant de soustraire l’activité à une gestion fondée sur la maximisation du profit et l’enrichissement des actionnaires. Le service public ne peut avoir ces caractéristiques que si les entreprises qui fonctionnent selon ces principes sont des entreprises publiques, dont le capital appartient à l’Etat, et que celui-ci agit comme représentant de l’intérêt général face aux intérêts particuliers. Depuis 50 ans, et dans certains cas depuis la période du Front Populaire, les citoyens français ont bénéficié selon ces principes du gaz, de l’électricité, de la poste, du téléphone, des transports. Ces services font partie de leur vie de tous les jours. Ils ne peuvent pas s’en passer. Potentiellement ils sont un « marché captif ». C’est pourquoi ils sont si attractifs pour le capital de placement financier, d’autant plus que l’Etat y a souvent fait des investissements très importants financés par la collectivité. S’appuyant sur les mécanismes de « décision collective » au niveau de l’Union analysés plus haut, le capital de placement n’a eu cesse de combattre pour obtenir la privatisation et la soumission aux impératifs de la rentabilité. Le Traité constitutionnel lui donne une satisfaction totale, car il permet d’achever la liquidation des services publics.
Ceux-ci deviennent des « services d’intérêt économique général » (SIEG), des « services auxquels tous dans l’Union attribuent une valeur » (article III-122). C’est une formulation volontairement creuse et vague, dépourvue de toute valeur juridique. Le Traité constitutionnel ne leur attribue pas de valeur. Il laisse ce soin à « tous », notion inconnue du droit. L’article III-147.1 stipule que « la loi-cadre européenne établit les mesures pour réaliser la libéralisation d’un service déterminé... ». L’article III-148 recommande aux « Etats Membres de s’efforcer de procéder à la libéralisation des services au-delà de la mesure qui est obligatoire, en vertu de la loi-cadre européenne adoptée en application de l’Art. III-147 § 1... ». Mais cela ne suffit pas pour les libéraux auteurs du Traité. Ils s’acharnent contre les financements publics destinés à assurer l’égalité d’accès. Ils seront interdits. L’article III-167.1 stipule que « sauf dérogations prévues par la Constitution (en fait il n’y en n’a pas, et celle-ci n’étant pas révisable, il n’y en n’aura jamais), sont incompatibles avec le marché intérieur, dans la mesure où elles affectent les échanges entre les Etats Membres, les aides accordées par les Etats Membres, ou qui bénéficient de ressources d’Etat sous quelque forme que ce soit, qui faussent ou qui menacent de fausser la concurrence en favorisant certaines entreprises ou certaines productions ». Les aides et les subventions accordées par l’Etat, les régions ou les municipalités à des entreprises publiques ou d’économie mixte, à l’aide des impôts des citoyens, correspondent aux fonctions sociales critiques que ces entreprises occupent et à la solidarité entre les citoyens de différents niveaux de ressources. Une fois qu’elles sont interdites, le « combat contre l’exclusion » et la « promotion de la cohésion sociale et territoriale » annoncés dans l’article I-3.3 s’avèrent être des expressions mensongères, tout juste bonnes à être utilisées dans un scrutin plébiscitaire.
Où sont les « avancées » sur la question des services publics ? Où trouve-t-on une quelconque trace de reconnaissance du besoin absolu de ces institutions essentielles à la démocratie ?
Honte à ceux qui en vantent l’existence en tablant sur les difficultés de lecture du Traité.
2- Un systeme politique concentre et pourtant insaisissable, qui veut se mettre hors d’atteinte de l’action politique des salarie·e·s
Les démocraties représentatives ont toutes été marquées par une forte tendance au renforcement du pouvoir exécutif aux dépens du pouvoir législatif. On a assisté depuis cinquante ans à un très important transfert de pouvoir et à une concentration entre les mains des gouvernements et des appareils d’Etat (la haute administration), flanqués « d’experts » chargés de préparer les lois. Les Parlements ont vu leur sphère d’initiative et leurs compétences diminuer, au point de devenir de simples « chambres d’enregistrement », voire des assemblées croupions. Dans le même temps, il y a eu sein des gouvernement et des appareils d’Etat un déplacement des moyens et des pouvoirs vers les ministères « sécuritaires », ceux de l’Intérieur et de la Justice, et de celui qui est en « dialogue » permanent avec le capital financier, le ministère des Finances et du Budget. En France, cette tendance a été jalonnée par des événements très visibles : la naissance de la V° République et la rédaction de la Constitution gaulliste, puis le ralliement du Parti socialiste au processus de concentration du pouvoir et de réduction à peu de choses de l’Assemblée sous François Mitterrand, puis le travail mené par Lionel Jospin, de concert avec Chirac, pour fermer les brèches en accentuant le présidentialisme. Mais le mouvement n’est pas propre à la France. De Nixon et Reagan et à G.W. Bush, le contenu du présidentialisme états-unien s’est durci, ainsi que les traits militaro-sécuritaires de l’exécutif. On a vu le même processus se produire au Royaume-Uni sous Thatcher et Blair, comme dans pratiquement tous les pays d’Europe. Cette double concentration du pouvoir, dans l’exécutif, puis dans les ministères-clés, explique pourquoi le personnel dirigeant des partis communistes staliniens d’Europe centrale et orientale a pu se trouver si facilement à l’aise et se retrouver si vite dans des positions de pouvoir dans ces pays.
L’architecture des institutions européennes, dont le fonctionnement est maintenant codifié dans le Traité constitutionnel, pousse ces tendances qualitativement plus loin. Ces institutions incluent les appareils d’Etat des pays membres. Elles incluent aussi une instance inconnue avant que « l’Europe » ne se construise, à savoir une Cour de justice européenne créatrice de droit, et un ensemble de règles juridiques directement applicables dans le droit interne des pays. Le mouvement de concentration du pouvoir, qui s’accentue au prix d’un transfert de compétences politiques importantes vers les instances de l’Union européenne, s’accompagne de difficultés à déterminer précisément le siège de ce pouvoir, car il est partagé entre plusieurs institutions. Les dispositions institutionnelles du Traité, combinées au rôle joué par la Cour de justice européenne, ont pour effet de donner un pouvoir que la substance sociale du Traité place au service du capital, à l’abri de l’effet des grèves et des manifestations, de votes-sanction lors d’élections intermédiaires, ou même de changements de majorité d’une portée plus importante, au moins en apparence. Le siège du pouvoir s’éloigne institutionnellement, mais aussi physiquement : Bruxelles, Luxembourg (siège de la Cour), la capitale où se réunit de façon tournante le Conseil européen, plaçant le pouvoir désormais à peu près hors d’atteinte des quelques formes d’action politique qui ont encore permis, au moins dans certains pays, de contrer et de ralentir un peu ces processus au niveau national. C’est cela aussi qu’on demande aux salariés de légitimer par référendum.
Le Conseil des ministres et la Commission comme siège d’un pouvoir très fort et très opaque
Le Conseil européen, ou Conseil des ministres (l’appellation change selon la nature de l’ordre du jour et le rang des représentants des Etats) et la Commission européenne partagent entre eux un pouvoir qui est à la fois législatif (il crée des lois) et exécutif (il prend des mesures exécutoires sur un ensemble de questions majeures). Ce partage d’un pouvoir concentré, qui fait fi du principe tant vanté de la « séparation des pouvoirs », est si compliqué que les travaux d’exégèse du fonctionnement de « l’Europe » n’arrivent pas à se mettre d’accord. Les uns disent que c’est le Conseil des ministres qui est le siège véritable du pouvoir. Les autres privilégient la Commission. S’il est minoré, c’est sans doute parce que le rôle du Conseil des ministres est encore plus difficile à saisir que celui de la Commission. Les gouvernements des Etats membres ont également tout intérêt, face aux salariés, à prétendre que « c’est la faute à Bruxelles », de se défausser sur la Commission.
Or, c’est bien le rôle des gouvernements des Etats membres qui est déterminant. Sauf pour la politique de la concurrence, où la Commission peut légiférer seule, la procédure d’adoption d’une directive (qui a ensuite force de loi dans le droit interne des pays et qui reçoit le nom de loi dans le Traité soumis à référendum) exige deux interventions du Conseil des ministres de l’Union. La première pour donner son feu vert à la Commission à la suite d’un débat pour l’élaboration d’un texte (comme en 2000 à Lisbonne pour la directive Bolkestein). La seconde pour son adoption définitive ainsi que pour l’adoption d’un calendrier de mise en œuvre des mesures. Entre les deux interventions s’insèrent à la fois un travail de rédaction et de négociation dans le secret des bureaux de la Commission et des groupes de travail du Conseil, et un travail de consultation non-contraignante et de recherche de « consensus ». Souvent, si ce n’est à chaque fois, les directives ont d’abord été « suggérées » par les lobbies patronaux, qui sont très actifs et officiellement reconnus à Bruxelles. Elles ont également bénéficié d’une « consultation » auprès de la CES, la Confédération syndicale européenne, instance d’intégration profonde des syndicats au fonctionnement du capitalisme en Europe, à laquelle la CGT a récemment adhéré et à laquelle Bernard Thibaut fait allégeance. Les mesures donc reçu l’aval des dirigeants des Confédérations syndicales nationales membres de la CES, qui devront aider à leur adoption (c’est bien ce que la Confédération a fait dans le cas de la privatisation d’EDF). C’est ce qu’on nomme la « gouvernance », qui définit l’action politique comme celle d’un « réseau d’acteurs » réunissant organismes publics et organismes privés autour de « valeurs communes » (le libre marché, la compétitivité des entreprises,...) sur le mode du « partenariat ». Le « Non » des militants et des cadres de la CGT est aussi une expression d’un début de prise de conscience des conséquences de l’adhésion de leur confédération à la CES.
Dans le Traité qu’on nous demande de voter, le processus de transfert de compétences très importantes vers le tandem Conseil-Commission, et donc d’accentuation du processus de concentration et d’insaisissabilité, est considérable. L’article I-13 définit les domaines où l’Union reçoit une compétence exclusive : l’union douanière, la concurrence (où la Commission a simultanément un pouvoir exclusif, à la fois législatif, exécutif et judiciaire), la politique commerciale commune (OMC, AGCS, traités bilatéraux), la politique monétaire (mise en œuvre par la Banque centrale européenne) et la politique de la pêche. Les articles III-130 et suivants donnent au Conseil et à la Commission une compétence quasi-exclusive pour la réglementation du marché intérieur, qui comprend celle de la « libre circulation des personnes et des services » et celle des « aides publiques » (interdiction de soutenir les services publics, etc.). Ce partage du pouvoir conduit à un droit communautaire d’une extrême complexité, qui a exacerbé le rôle des experts et accentué toujours plus le pouvoir des juges.
Une Cour de justice placée en surplomb, et un droit qui s’autonomise
A partir du traité de Rome, la Cour de justice de Luxembourg possède le monopole de l’interprétation des traités et de l’ensemble du droit créé par les instances politiques. Ses arrêts sont obligatoires et ne sont susceptibles d’aucun recours. La conception très politique de leur fonction a conduit les juges européens à trancher très tôt des questions constitutionnelles majeures et à étendre toujours plus les pouvoirs de la Cour. La pratique anglo-saxonne qui attribue au juge un pouvoir politique de fait a pris pied profondément dans le Marché commun et ensuite dans l’Union.
Dès les années 1960, la Cour a commencé à imposer la primauté sur le droit interne des Etats membres, non seulement des principes énoncés dans le traité de Rome, mais aussi des directives européennes. C’est la Cour qui leur a donné peu à peu la valeur de lois au sens le plus plein du terme. Elle a introduit une hiérarchisation pyramidale des normes (ou sources de droit) qui place les traités au sommet, puis les directives publiées par la Commission, et ensuite seulement les lois nationales. La primauté du traité sur le droit interne était un principe reconnu par le droit international avant eux, mais il n’avait bénéficié jusqu’alors que d’un respect tout relatif. Dès 1964, la Cour a établi que le traité de Rome n’était pas « un traité international ordinaire », mais qu’il instituait « un ordre juridique propre ». Ayant réussi à poser ce principe, sans opposition ou presque, la Cour européenne a pu commencer à en épeler les conséquences, à savoir la primauté du Traité sur la loi interne, mais aussi « l’applicabilité directe » du droit communautaire par les tribunaux nationaux. Cette activité autonome de création de principes juridiques fondamentaux est venue étayer le pouvoir du Conseil et de la Commission. Elle a permis que « l’Europe » prenne la forme « d’une communauté fondée par l’ordre juridique et non par le contrat politique », ainsi que l’écrivent des chercheurs de l’Université libre de Bruxelles.
« L’ordre juridique propre » (c’est-à-dire autonome) auquel les salariés ont été confrontés de façon croissante est caractérisé par la prévalence de la norme. Ce terme désigne une règle de droit qui se voit conférer, du fait de sa source ou de son origine, un degré élevé d’intangibilité, et qui bénéficie en même temps de la présence, dans l’ordre institutionnel considéré, d’une instance ayant une très forte autorité d’apparence extra- ou supra politique pour en imposer le respect. A la différence des lois, qui sont susceptibles d’être remplacées par des lois ultérieures sous l’effet de changements dans les rapports politiques, mais aussi d’être changées à la lumière des conséquences auxquelles elles ont abouti, la norme est fixée une fois pour toutes, n’est pas susceptible de modification, à moins d’une transformation radicale de l’ordre social. La règle juridique érigée en norme représente une rupture avec la longue expérience de l’exercice de la démocratie parlementaire, dont l’un des attributs était un degré élevé de souplesse, de marge d’adaptation des mécanismes institutionnels et des lois aux situations changeantes.
Tous les opposants au Traité, qu’ils soient anti-capitalistes ou seulement anti-libéraux, se réveillent bien tard face à une construction juridique qui représente déjà un corset bien plus contraignant qu’on ne le pense à l’exercice de la démocratie. Que ce soit par manque de vigilance ou du fait de tromperies conscientes de la part de ceux que nous avons suivis politiquement, nous n’avons pas pris la mesure de cette création d’un ordre juridique en phase avec l’internationalisation du capital et à son service. Raison de plus pour ne pas lui donner notre appui et pour aider les salariés à comprendre que c’est cela aussi qu’on cherche à leur faire légitimer.
Les prétendues « avancées » de la « Convention » sont au mieux ornementaux, au pire une mascarade honteuse
Face à ce pouvoir très fort, de plus en plus insaisissable et insensible aux positions des opposants, face à cet ordre juridique en surplomb de la société, qui veille au respect de la hiérarchie des normes, que valent les trois « avancées dans le domaine démocratique » européen, dont les partisans du « Oui » se targuent avec une telle insistance ?
• La première « avancée » serait celle qui ferait que le Conseil des ministres siègerait désormais « en public [...] lorsqu’il délibère et vote sur un projet d’acte législatif » (art. I-24.6). Il s’agirait soi-disant d’une réponse à la critique de l’opacité de son fonctionnement. Mais cette publicité est de peu de portée, quand on sait que l’essentiel du travail se fait en amont, notamment au sein des groupes de travail qui réunissent les « experts », ainsi qu’au Conseil des représentants permanents (sans parler de l’intense travail de pression exercé sur la Commission par les lobbies d’affaires dûment accrédités).
• La seconde « avancée » tiendrait aux pouvoirs accrus du Parlement européen. Celui-ci se voit pourtant toujours interdit le « droit d’initiative législative ». Il ne peut pas faire de proposition de loi, prérogative appartenant exclusivement à la Commission (art. I-26-2). Les apologues rétorquent que c’est l’extension du champ de la « co-décision » (art. I-34) qui représente « l’avancée ». Mais d’une part, sont exclus de ce champ tous les domaines critiques où le Conseil vote à l’unanimité (budget, protection sociale, politique fiscale, environnement, domaines régaliens). D’autre part, même dans les domaines où la « co-décision » législative est prévue, la procédure législative présentée dans l’article III-396 donne l’avantage au Conseil et surtout donne le dernier mot à la Commission : si la Commission européenne ne les approuve pas, les amendements apportés par le Parlement à un projet de loi doivent être adoptés à l’unanimité du Conseil.
• La troisième « avancée » résiderait dans l’octroi d’un « droit d’initiative » direct des citoyens d’Europe. Les conditions sont draconiennes : il faut que ces citoyens soient au nombre d’un million et qu’ils soient des ressortissants d’un nombre significatif d’Etats membres. Une fois le nombre de signatures requis réuni, tout ce que ces citoyens pourront faire sera « d’inviter la Commission, dans le cadre de ses attributions, à soumettre une proposition appropriée sur des questions pour lesquelles ces citoyens considèrent qu’un acte juridique de l’Union est nécessaire aux fins de l’application de la Constitution » (art. I-47), tout cela devant être précisé par une future directive... Ce qui est concerné est donc une action collective pour une mise en œuvre plus rapide et plus complète des « normes supérieures » (par exemple, une action collective d’« usagers en colère » visant à introduire des restrictions à l’exercice du droit de grève). De surcroît, il est stipulé qu’aucune révision partielle de la Constitution n’est possible par cette voie.
Il est évident que ces prétendues « avancées » ne touchent pas aux fondements d’un ordre juridique où la norme est l’instrument juridique dominant, pas plus qu’elles n’entament le moins du monde la toute-puissance de l’alliance dominante au sein de l’Union européenne qui, elle, se noue objectivement entre le lobbyiste, l’expert rédacteur des directives et le juge qui a érigé le « droit communautaire » en corpus autonome, le plaçant hors de portée des aspirations sociales, à l’abri des secousses politiques dont les Etats membres, c’est-à-dire les nations, continueront longtemps à être le théâtre principal, en ordre dispersé.
3- Combattre pour la victoire du « Non », c’est créer les conditions pour une « autre Europe », lui ouvrir un espace possible
Le résultat du combat contre le Traité constitutionnel repose entièrement sur la combativité des salariés et sur celle des secteurs de la jeunesse qui se mobiliseront sur ce plan difficile. Les partisans du Traité comptent sur une abstention populaire importante. Ils ont fait mine de s’en plaindre pour le référendum espagnol, mais elle leur a été d’un secours considérable. C’est l’un des enjeux de la campagne. L’issue du vote, dont nous répétons qu’il sera nécessairement très serré, ne se fera en faveur du « Non » que pour autant que les indécis auront été convaincus de se joindre au combat. A mesure que la campagne s’intensifie, ils seront peut-être nombreux à venir dans les comités demander : « quelle idée de l’Europe avez-vous ? Que proposez-vous à la place du Traité que ceux d’en haut nous ont concocté ? ». Des débats vont donc presque nécessairement avoir lieu au cours des semaines qui viennent entre les militants et les militantes qui ont pris position pour le « Non ». Il est impératif que ces débats se mènent en mettant l’esprit de boutique de côté, dans le plus grand respect mutuel, et avec l’idée de pouvoir ensuite s’adresser au plus grand nombre possible de salariés et de jeunes.
C’est dans cet esprit que ce texte soumet au débat les quelques idées que nous allons exposer.
Il nous semble que la formation des comités unitaires et l’obligation dans laquelle les salariés se trouvent de faire appel aux ressources propres à l’auto-organisation, créent la possibilité de construire une vraie démarche anti-capitaliste. Le rejet par les salariés des politiques menées depuis deux décennies est profond. Il comporte une composante de compréhension croissante du défi vital que leur lance le capitalisme, dont le Medef est l’incarnation, et dont les gouvernements et les partis qui libéralisent sont les instruments. Ce rejet n’est pas seulement celui d’un type donné de politique. Il est aussi, dans son essence, celui de la domination du capital, et cela, même si le bilan du « socialisme » fait que beaucoup de salariés hésitent aujourd’hui à l’exprimer. Le contenu du Traité constitutionnel accentue les enjeux de civilisation des choix politiques et des combats actuels.
En partant d’une démarche anti-capitaliste véritable, nous posons les questions et avançons les idées suivantes. Elles visent à commencer à donner un peu de substance au projet d’une « Europe des travailleurs », notion qui nous semble plus précise que celle « d’Europe sociale ». Assez vague et floue dès le départ, elle a achevé d’être discréditée par l’usage immodéré que les dirigeants du Parti socialiste font de cette expression. Les suggestions faites dans les quelques paragraphes suivants sont limitées par la force des choses. Même l’élaboration d’un programme d’urgence très élémentaire supposera un très important travail collectif, national et international.
Quels buts assigner à une « Europe des travailleurs » ?
Ils sont nombreux, mais il nous semble qu’on peut les ranger sous trois grands titres :
• mettre fin au chômage est l’urgence des urgences. Il représente une condamnation à l’exclusion et à la mort sociale lente prononcée par le capitalisme à l’égard de dizaines de millions de femmes et d’hommes en Europe. La question du logement est également devenue cruciale, et celle de la santé est en passe de le devenir avec l’aggravation de la précarité et le jeu des lois sécuritaires ;
• prendre des mesures qui sont à la hauteur de la gravité de la crise écologique mondiale, ainsi qu’à la raréfaction et/ou à la destruction rapide des réserves de ressources naturelles, même en Europe ;
• faire de l’Europe un point d’appui décisif dans la lutte contre l’impérialisme et le militarisme, dans le combat des peuples opprimés contre la famine, la maladie et la misère, et dans la lutte contre les désastres écologiques qui avancent à grands pas.
Ces grands buts supposent que les richesses naturelles et technologiques de l’Europe, mais surtout ses richesses humaines, ses femmes et ses hommes, sa jeunesse, cessent d’être soumises à la marchandisation et au profit, avec l’immense gaspillage que cela suppose, d’être soumises à la reproduction du pouvoir du capital et à la participation des bourgeoisies européennes à la domination impérialiste. Cela exige de réunir les conditions politiques qui permettent aux salariés de mettre en œuvre, face au capital, un programme de défense des salariés les plus précarisés et les plus opprimés, mais aussi de reconstruction des ravages sociaux et écologiques du capitalisme sauvage.
Construire les conditions pour que la solidarité et la coopération remplacent la concurrence sauvage
Mettre fin au chômage exige que la solidarité et la coopération entre les salariés organisés des pays d’Europe remplacent la terrible concurrence à laquelle ceux-ci sont obligés aujourd’hui de se livrer s’ils veulent être employés. La mise en œuvre effective du droit au travail pour tous et à égalité de conditions est au cœur de la question sociale, donc de toute construction d’une vraie « Europe des travailleurs » . Mais le droit au travail pour tous et à égalité de conditions ne peut pas être atteint à l’aide de mesures juridiques seulement, même si celles-ci sont indispensables. Sa réalisation suppose la récupération par le corps social démocratiquement organisé des moyens qui permettent le financement des mesures nécessaires à la satisfaction des besoins individuels et sociaux essentiels (des logements décents à des loyers abordables, et la rénovation des conditions de vie dans les cités ; dans la santé, les investissements et les recrutements hospitaliers à la hauteur définie ensemble par les personnels soignants et les citoyens ; dans l’éducation nationale, les investissements et l’encadrement scolaire à la hauteur définie par les enseignants, les parents et les lycéens ; à quoi il faut ajouter les infrastructures des banlieues, etc.). Le travail de définition des besoins est nécessaire dans le cadre de chaque pays. La réalisation des objectifs exige dans chaque pays la récupération des moyens qui permettent le financement de l’investissement. Les très fortes disparités des niveaux de salaire et des standards de vie entre les pays que le capital exploite, destinées à aiguiser la concurrence entre les travailleurs, ne pourront être surmontées que par des mesures comportant aussi la solidarité et la coopération entre les salariés des différents pays.
Récupérer le contrôle social de l’investissement
Les « grands travaux paneuropéens », notamment dans le secteur des transports ferroviaires, ont été l’un des « serpents de mer » de l’Europe du capital qui a été construite au long des décennies. Il en est question depuis le milieu des années 1980. Mais là où il fallait 600 milliards d’euros, il y en a eu 5 milliards par an. Le plafond du « budget de l’Union » a été fixé à 1, 27 % du produit national brut des 25 pays cumulés, soit bien moins de la moitié du seul budget de la France. Les fonds dits « structurels », ou de « développement » ou de « cohésion sociale », destinés à aider les pays et les régions les plus pauvres, n’en reçoivent qu’une faible fraction. Autant dire que la solidarité entre Etats membres est inexistante, et que les pays les plus pauvres ne voient d’issue que dans la valorisation de leur seul « avantage comparé » : le très bas coût et le très faible niveau de protection sociale de leur main d’œuvre.
Tant le chômage élevé que la concurrence accentuée, que les « demandeurs d’emploi » sont conduits à se livrer, ont pour origine la concentration croissante de la richesse, la non-taxation de la fortune, la soumission des projets d’investissement au niveau de profit et de répartition des dividendes des actionnaires, et la montée en puissance des activités mafieuses à la faveur de la défense des paradis fiscaux. Aujourd’hui, les décisions d’investissement : produire quoi ? (quelle branche ou secteur ? pour quel marché en termes de niveau de couches sociales visées et de qualité de biens ou de services offerts) ; produire où ? (quelle zone économique ou quel pays ?) sont presque totalement entre les mains du capital privé. Un objectif majeur de l’action des salariés serait de prendre des mesures pour commencer à la faire repasser entre les leurs. Une mesure essentielle serait de rétablir ou d’établir des formes d’appropriation sociale sur les entreprises de service public, comme sur celles qui occupent une place importante au plan de la stratégique économique. Un autre objectif est d’en finir avec « l’indépendance des Banques centrales », de re-nationaliser, ou plus exactement de « re-socialiser », le crédit, et de transformer la Banque centrale européenne en banque de financement des investissements paneuropéens.
Répartir les ressources et localiser les activités à l’aide d’autres critères que le profit
A l’aide de telles mesures, les salariés de chaque pays pourraient commencer à récupérer le contrôle chez eux de la maîtrise indispensable de la décision d’investissement. Le rétablissement de certaines formes de propriété sociale et publique, et la répartition du crédit en fonction de priorités sociales et industrielles établies politiquement, créeraient les conditions « macro-structurelles » qui permettraient de commencer à juguler le chômage. Une action complémentaire pour mettre fin aux paradis fiscaux et pour rétablir une imposition de la richesse créerait un cadre dans lequel une modification sensible de la répartition du revenu en faveur du travail, à l’inverse de ce qui s’est passé depuis le début des années 1980, et viendrait soutenir le pouvoir d’achat des plus pauvres des salariés. Les bas salaires pourraient être augmentés avec la certitude d’un effet positif durable. Tout cela permettrait la mise en œuvre des trois principes définis dans l’étude de la Fondation Copernic datée de 2004 : 1° un salaire minimum commun à l’ensemble de l’espace européen (ce qui comprend en fait l’établissement de barèmes de salaires européens unifiés, profession par profession, et l’instauration de normes communes de protection sociale et de sécurité au travail) ; 2° la réduction du temps de travail dans l’ensemble des pays ; et 3° une législation unique portant sur l’interdiction des licenciements.
Les stratégies de restructuration industrielle des groupes industriels et financiers ont transformé des régions entières (la Lorraine, le Nord-Pas de Calais) en des zones de chômage très élevée, dans certains coins en déserts industriels. Les récents reportages sur le Portugal ont montré que ces ravages peuvent détruire un pays entier. Les restructurations industrielles y ont emporté presque l’ensemble de l’appareil productif. Les nouveaux Etats membres de l’Union, les Etats candidats des deux bords du Bosphore ne sont pas en meilleur état. On a vu plus haut qu’ils ne peuvent même pas espérer bénéficier des aides européennes dont le Portugal et d’autres ont joui dans les quelques années qui ont suivi leur adhésion au début des années 1980. Nous sommes dans une époque radicalement différente : celle de la déferlante néo-libérale.
La réponse de ceux qui combattent pour une « autre Europe » doit être à la hauteur du défi de civilisation auquel les salariés sont confrontés. Aux stratégies de restructuration industrielle commandées par le profit et la maximisation de la « valeur pour l’actionnaire », il faut opposer l’organisation négociée de la coopération et de la division du travail entre systèmes de recherche et de production nationaux. Nous pensons qu’il faut dire qu’il sera nécessaire de donner naissance à un début de planification démocratique, négociée entre les salariés d’Europe. Ceux-ci commenceraient alors à cesser d’être des salariés dépendants des décisions du capital, pour devenir des travailleurs contrôlant l’usage de leurs moyens communs de production, de communication et d’échange.
Un début de planification démocratique, négociée entre les salariés d’Europe, est également nécessaire si l’on veut combattre la crise écologique. Celle-ci est presque indissociable de la crise sociale et pose la question des rapports de production actuels. Prenons un seul exemple. L’un des domaines où l’exploitation féroce des salariés au moyen de la création d’une concurrence accrue se combine directement avec la crise écologique provoquée par les émissions de carbone est celui des transports routiers. L’usage toujours plus intensif des poids lourds est le résultat combiné des modèles d’organisation de la production dits à « flux tendus » et de la concentration géographique toujours plus forte de la production manufacturière. La destruction de l’industrie manufacturière au Portugal est allée de pair avec l’accroissement du trafic routier. La beauté architecturale du viaduc de Millau ne doit pas cacher les fins humainement et écologiquement nocives qu’il sert.
Aller à la rencontre des salariés et de secteurs de la jeunesse dans d’autres pays
La concrétisation de propositions pour une vraie « Europe des travailleurs » ne peut pas venir des salariés d’un seul pays. Pour l’instant, les comités unitaires ont tellement de travail qu’ils ne peuvent pas aller à la recherche d’alliés dans les pays voisins. Si le « Non » finit par l’emporter, cela exigera de nous tous, en France, de rompre avec nos habitudes, de sortir du cadre franco-français, de rechercher les moyens d’aller au devant des salariés des autres pays d’Europe. Il faudrait pouvoir leur proposer de construire une vraie Alliance syndicale [1] face à la Confédération européenne des syndicats, qui est totalement acquise à l’Europe du Traité constitutionnel. Mais aussi de construire une « Alliance politique des salariés pour une Europe des travailleurs ». Nos débats nous conduisent à penser qu’un tel travail a plus de chance de réussir et les propositions de devenir concrètes, s’il commence par être mené dans des secteurs précis et/ou sur des questions déterminées. Pour expliquer de quoi il pourrait s’agir, prenons quelques exemples.
Les transports publics (au moins ceux qui le sont encore) et les services postaux sont deux champs d’investissements privilégiés pour le capital financier, et donc deux champs de libéralisation et de déréglementation. Des coalitions d’usagers, d’élus locaux et de salariés se sont formées dans différents pays (lutte contre la fermeture des bureaux de poste des villages et des petites villes, qui sont des points d’ancrage contre la désertification de régions devenant de simples réservoirs de main-d’œuvre ; lutte pour le maintien de lignes régionales de chemin de fer ; opposition à la privatisation des chemins de fer, ainsi qu’à l’éclatement des entreprises publiques par séparation des fonctions, etc.). Que ce soit pour le secteur postal ou pour celui des chemins de fer, il y a déjà eu, dans le cadre syndical ou en marge de celui-ci, des contacts européens. Les militants se connaissent un peu d’un pays à l’autre. En cas de victoire du « Non », ne faudrait-il pas réactiver ces contacts pour préparer des rencontres européennes entre salariés, en jonction avec des élus et des usagers, afin de commencer à dresser les éléments d’un programme d’urgence pour le maintien ou la reconstitution des services publics de transports et de services postaux, articulant villes, régions, pays, espace européen ?
Dans l’ensemble des pays d’Europe, les attaques les plus vives sont portées à l’encontre des salariés qui ont terminé leur « vie de travail ». Partout, le pouvoir d’achat des retraites baisse, de sorte que la recherche de « petits boulots » devient l’une des modalités de gestion de sa propre « retraite ». Cela fait partie de la mise en cause du salaire socialisé par le capital financier transnational, adossé aux institutions de l’UE et aux gouvernements. Dans un nombre croissant de pays d’Europe, l’auto-organisation et la mobilisation des retraités se développent. Ici encore, en cas de victoire du « Non », ne faudrait-il pas que les organisations syndicales et les associations qui ont été à l’origine de ces mobilisations provoquent des rencontres entre retraités afin de dresser là aussi les éléments d’un programme d’urgence de défense des retraites ?
La même méthode paraît valable pour aborder la question des immigrés et celle des femmes. Partout en Europe, il y a des associations et des organisations qui peuvent être encouragées à organiser des rencontres pour dresser des cahiers de revendications et déterminer des actions convergentes.
Dernier exemple. L’ensemble des étudiants d’Europe fait face à des mesures de privatisation rampante du système de formation et d’études, à un accroissement considérable des « frais d’études », à une sélection sociale accrue et réorganisée à partir du seuil de la prétendue démocratisation des études, etc. La synthèse de la politique dite d’éducation et de formation supérieure se retrouve dans la déclaration du Conseil européen de Bologne. Un mouvement convergent, des lycéens comme des étudiants, à l’échelle européenne est nécessaire. Les traditions internationalistes du mouvement étudiant, tout comme la disponibilité et l’enthousiasme dont les jeunes ont toujours été capables, rendent parfaitement réaliste la préparation d’états généraux européens des étudiants. De telles rencontres permettraient d’élaborer une charte revendicative commune, donneraient une perspective d’une autre Europe et mettraient à nu les mécanismes d’expropriation socio-politique des droits (traduisant des besoins) d’une fraction tout à fait significative de la jeunesse étudiante, lycéenne et apprentie.
Une question incontournable : que fait-on de Maastricht et des autres traités ?
A mesure que la campagne se développe, il sera également difficile d’esquiver la question : « que faut-il faire des traités précédents, puisqu’ils ont préparé le Traité constitutionnel soumis à référendum, celui-ci en incorporant les dispositions, en en aggravant les traits réactionnaires et destructeurs ? ». Là aussi le débat qui va presque nécessairement se mener dans les comités unitaires doit être mené dans le plus grand respect mutuel. Nous pensons que si ces Traités sont « mis à plat », si le bilan de leurs effets est établi, on s’apercevra clairement que « l’édifice européen » actuel n’est pas amendable, que le développement du combat pour « l’autre Europe » comprise comme « Europe des travailleurs » inclura l’abrogation des Traités.
La question est d’autant plus incontournable que l’un, sinon le principal argument des partisans du « Oui », est que si le « Non » l’emporte, les Traités précédents demeurent, ainsi que l’ensemble des institutions et des normes qui ont déjà été établies.
La bataille contre le Traité qui dresse une Constitution pour l’Europe du capital, l’Europe des fonds de pension, l’Europe impérialiste, n’est pas une affaire électorale banale. Deux légitimités s’affrontent. Celle des experts au service du libéralisme, celle des salariés, des citoyens. C’est une bataille sociale, une bataille de classe. C’est un affrontement qui, quel que soit le résultat, en préparera d’autres.
La victoire remportée par les cadres et militants de la CGT contre Jean-Christophe Le Duigou et Bernard Thibault atteste que rien n’est joué. Partout où la base se mobilisera, s’organisera, elle l’emportera. La construction de comités pour le « Non », larges, démocratiques, ouverts à tous ceux qui veulent agir, sans autre esprit partisan que la mobilisation contre l’Europe capitaliste libérale, est le meilleur moyen de mobiliser la population salariée, d’aller vers les précarisés, les exclus, les plus exploités, pour qu’ils entrent dans la bataille. Pour vaincre, il faut rassembler. Pour vaincre, il faut faire reculer l’abstention. Les partisans du « Oui » comptent sur une vaste abstention populaire. C’est l’enjeu de cette campagne. Pour vaincre, il faut collectivement s’auto-organiser, sans esprit de boutique, en s’adressant au plus grand nombre. Les premiers comités qui se constituent rencontrent un réel écho. Si les militants parviennent à les multiplier, à les coordonner au niveau des villes, des départements, la victoire est possible.
En cas de victoire du « Non », loin d’être acquise mais parfaitement concevable, la mobilisation pour chasser Chirac et Raffarin s’amplifiera. En mai 2005, il ne saurait être question, comme après les élections régionales de mars 2004, d’attendre les « échéances constitutionnelles » de 2007. Donc dehors Chirac et Raffarin ! Mais les salariés sont également nourris de l’expérience des élections pas si anciennes où ils ont élu des députés qu’ils croyaient être de leur côté, mais qui ont servi de majorité et prêté main forte à des gouvernements qui ont poursuivi le cours de la participation active aux instances de l’Union européenne, de la libéralisation et de la déréglementation. Les militants se souviendront que, moins d’un mois après avoir été élu contre Juppé en 1997, Lionel Jospin a signé le Traité d’Amsterdam qui aggravait les dispositions de Maastricht. Ce même Jospin déclarait quelques semaines plus tard aux élus du Parti socialiste qu’ils n’étaient assujettis à aucune espèce de mandat impératif de la part des salariés et des citoyens qui les avaient élus. La victoire du « Non » permettrait aux militants des différents partis, mais aussi des confédérations et des fédérations syndicales, de renouveler en profondeur dans la foulée leurs instances dirigeantes.
Mais l’essentiel est l’Europe : comme question permanente de politique intérieure, mais aussi comme question qui exige des réponses internationalistes renouvelées. Le vote du Congrès de Versailles vient d’illustrer l’ampleur de l’alliance entre le Parti socialiste, l’UMP et l’UDF, au point même que les dirigeants socialistes expliquent que la position de Chirac et de Raffarin ne serait pas affectée par l’issue du scrutin de mai. Un seul député du Parti socialiste, Marc Dolez, du département du Nord, a eu le courage politique d’être totalement conséquent avec la position qu’il a défendue lors du vote interne du PS. Dolez ne s’est pas réfugié dans l’abstention. Il a voté « Non », expliquant notamment que « lorsque l’essentiel est en cause, et c’est ici le cas, on n’a pas le droit de se taire ».
En martelant que « l’Europe est irréversible », qu’elle « est sur les rails et que seuls des aiguillages sont concevables », les dirigeants du Parti socialiste disent bien ce qu’ils ont fait derrière Rocard, Jospin, Delors et Pascal Lamy depuis la fin des années 1980. Ils ont négocié le traité de Maastricht, puis ils en ont assuré la victoire, avant d’aider pas à pas à la consolidation de l’édifice monstrueux qui a été « constitutionnalisé ». Le « Non » serait aussi leur défaite, c’est-à-dire, comme l’a dit Raffarin, un véritable tremblement de terre politique. L’union sacrée serait brisée. Les contours d’une Europe des peuples pourraient être dessinés.
Mobilisons-nous dans l’unité, pour le « Non », contre l’abstention !
* Animée notamment par l’économiste François Chesnais
Notes 1 C’est à cette nécessité que veut répondre l’embryon de construction de la FESAL (Fédération européenne du syndicalisme alternatif), essentiellement dans l’enseignement pour l’instant, à laquelle adhèrent certains syndicats SUD éducation, la CGT espagnole, Altrascuola-Unicobas Scuola en Italie, ainsi que des militants en Suisse, au Portugal ou en Slovénie. Pour en savoir davantage, voir le site www.fesal.fr.