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Les nouveaux réactionnaires Caniches de garde

jeudi 9 janvier 2003, par Daniel Bensaïd

Union sacrée

La trahison des clercs est une histoire ancienne. Les intellectuels ne sont pas faits d’une autre étoffe que le citoyen lambda. Ils ont majoritairement tendance à se ranger du côté du manche, plutôt que du côté qui prend les coups. Pour un Zola, un Sartre, un François Maspéro, un Vidal-Naquet, combien d’intelligences serviles ? Travailler sur les idées ou sur les mots n’est pas une garantie de clairvoyance politique ou de sainteté éthique.

Ce qui est réellement nouveau, c’est la situation elle-même. Après les tours de Manhattan, l’année écoulée aura vu la chute de la maison Enron, symbole de la nouvelle économie, et la débâcle de l’économie argentine, hier encore élève-modèle du FMI. La planète vit depuis dans l’état d’exception permanent décrété par George Bush. Sharon occupe la Cisjordanie, écrase Jénine, et parque les Palestiniens derrière un nouveau mur de la honte. Le militarisme impérial repart de plus belle. On se demande chaque jour quand la guerre de Troie (ou de Babylone) aura lieu.

Les demi-teintes, les bienséances, les connivences mondaines n’y résistent pas. Les masques tombent et les maquillages s’écaillent. Le juste milieu des moralistes qui craignent de tomber entre deux feux s’affaisse. Ils aimeraient tant que l’histoire les laisse en paix. Mais le monde se déchire. Difficile pour les gouvernants européens de concilier le soutien à la croisade antiterroriste de Bush et la défense de la cause tchétchène ? Alors, on ferme pudiquement les yeux devant les crimes de Poutine : union sacrée impériale oblige ! Difficile, pour Bernard-Henri Lévy ou André Glucksmann, de combattre la purification ethnique dans les Balkans et de l’ignorer quand elle s’exerce contre les Palestiniens ? Alors, on la boucle et on regarde ailleurs : union sacrée occidentale oblige !

Si nouveauté il y a, elle est entre autres dans la massification du travail intellectuel et dans son extension à toutes les sphères du travail social. A mesure que le "general intellect" se socialise, les maîtres-penseurs se font rares. Qui s’en plaindrait ? Michel Foucault avait prévu ce passage de l’intellectuel généraliste à "l’intellectuel spécifique". Il avait moins prévu l’avènement de l’intello-mégalo qui s’épanouit dans le spectacle postmoderne. Face à ce narcissisme de caste, une figure nouvelle d’engagement prend forme, de Porto Alegre à Florence, dans les mouvements contre la guerre impériale et contre la mondialisation capitaliste. Harold Rosenberg considérait l’intellectuel militant comme un intellectuel qui ne pense pas. On pourrait lui opposer qu’un intellectuel qui ne milite pas est un intellectuel irresponsable, qui peut zapper ses errements de la veille sans jamais avoir à en rendre compte à personne.

Daniel Bensaïd.
Rouge numéro1999, 09/01/2003