Les bourreaux changent, les victimes restent les mêmes. Je n’en croyais pas mes yeux ! Est-ce si facile de torturer un individu dans un Irak libéré de Saddam ? Les marques sur le corps de Al-Mountadhar Fadhel, jeune étudiant irakien de 23 ans, sont tellement vraies, combien choquantes, et surtout, tellement inacceptables.
Al-Mountadhar habite Hay El-houria, un de ces quartiers pauvres et délabrés à la sortie de Bagdad. Une grande partie des rues et ruelles sont inaccessibles pour les voitures. Soit, qu’elles sont trop défoncées, soit qu’elles sont noyées par des eaux usées qui arrivent presque à la hauteur des trottoirs. C’est partout pareil depuis que les Américains sont entrés à Bagdad, m’explique Ahmed, le conducteur de taxi. En fait, la destruction des édifices de l’État irakien, tels les ministères, les usines, les universités, les centres administratifs, les mairies, etc. ont jeté sur e pavé des millions de travailleurs irakiens dont les employés de la= ville, chargés du ramassage des ordures, entre autres. Tous sont au chômage forcé, alors qu’il y a tant à faire pour éviter les maladies infectieuses et autres épidémies par ces temps de chaleur. Il fait plus de 50° et les ordures ne sont pas ramassées depuis des semaines dans les quartiers de Bagdad.
Il nous a fallu 20 minutes pour parcourir moins d’un kilomètre et rejoindre la rue El-machtel où abite Al-Mountadhar.
Le jeune homme nous raconte que tout a commencé à proximité du marché Souk el-bayâaa. Je suis allé pour acheter un enregistreur, car dans ces endroits, on peut trouver des produits un peu moins chers que dans les magasins, ajoute-t-il. Al-Mountadhar nous explique que dans les marchés, souks ou tout autre place commerciale, il y a toujours ceux qu’on appelle localement des vendeurs de trottoirs .
Parfois, ils descendent du trottoir et occupent carrément la chaussée. C’était le cas ce jour-là. Il s’agit de ces petits commerçants informels, jeunes en majorité, qui étalent toutes sortes de produits sur des cartons ou des petites tables en bois ou carrément sur la chaussée. Ce sont en général des gens qui n’ont pas trouvé de travail et qui se sont créé leur propre emploi. Tous les pays, particulièrement le tiers-monde, qui sont rongés par le chômage, sont familiers avec ce genre de vendeurs. J’étais en train de négocier le prix du produit avec le vendeur, poursuit Al-Mountadhar, quand un soldat américain donna un coup de pied brutal et renversa le carton avec tout ce qu ’il y avait dessus. Il m’a bousculé brutalement, et alors, par instinct de protection, j’ai levé les mains pour me protéger quand soudain le soldat se rua sur moi, suivi de ses compagnons. J’ai essayé de protester, on me frappa et on m’attacha les mains avant de me pousser vers le véhicule dans lequel je fus embarqué. Au moment du démarrage, on me banda les yeux.
Bien des gens dans nos pays démocratiques ont de la difficulté à réaliser que les soldats américains sont capables d’autant de cruauté que les tortionnaires de Saddam ou de tout autre dictateur réputé. C’est pourtant aux États-Unis que des dictateurs, notamment d’Amérique centrale et du sud, envoient leurs tortionnaires faire leurs classes. Aussi, des cas d’abus de la part des soldats sur les populations irakiennes, il s’en passe tous les jours, À qui se plaindre ? me demandent les gens sur un ton désespéré, les Américains sont juges et bourreaux à la fois
Le jeune Al-Mountadhar, lui non plus ne croyait pas ce qu’il vivait, non pas dans les geôles de Saddam, mais dans celles de l’armée étasunienne. Les véhicules militaires ont roulé environ 15 ou 20 minutes, poursuit le jeune homme.
Vu qu’il avait les yeux bandés, il ne peut fournir aucun repère quant à l’endroit où on l’avait amené. Il se souvient qu’à sa descente de voiture, on l’a traîné sur plusieurs mètres avant de lui faire descendre une série de marches pour finir au sol. Les seuls mots que je répétais sans cesse étaient : je n’ai rien fait ! Laissez-moi partir ! Quelques instants plus tard, on me releva et on me rasa la t de force. J’avais les cheveux longs, souligna Al-Mountadhar avec une note de regret dans la voix. Ensuite, on m’a poussé face au mur et attaché par les mains, au-dessus de la tête. Quand les premiers coups s’abattirent sur mon corps, je ne pouvais m’empêcher de pleurer, non pas tant à cause de la douleur, mais parce que j’ai trouvé cela tellement injuste de la part de ceux qui prétendaient être venus pour nous libérer de l’oppression de Saddam. On m’a battu pendant des heures. C’était une éternité. À chaque coup de ce que je pensais être un gros câble, je sentais ma chair se déchirer. J’entendais à peine les mots de mon bourreau : "Pour t’apprendre à repousser l’Américain ! Pourquoi tu as repoussé l’Américain ?" J’ai perdu connaissance à plusieurs reprises, mais on me ranimait à chaque fois. C’était horrible. Je n’ai jamais pensé vivre une expérience pareille en dehors du régime de Saddam. =
Après avoir fini de le battre, les soldats ont gardé le jeune homme couvert de plaies et de sang très tard dans la nuit. En fait, il était 1 heure du matin passé quand il fut relâché ou plutôt jeté dans une rue déserte près d’un centre commercial. C’était en plein couvre-feu, c’est-à-dire au moment où le jeune homme risquait le plus d’être tué, soit par les soldats eux-mêmes réputés pour la gâchette facile, soit par toutes ces forces du mal : bandits, criminels et autres réseaux de gangsters qui ont fleuri à l’ombre de l’occupation et sèment la terreur au sein des populations irakiennes. Je me sentais très faible et j’arrivais à peine à me traîner jusqu’au trottoir, continue Al-Mountadhar. Tout en me traînant j’appelais au secours. Et finalement, 2 personnes sorties d’un immeuble se sont approchées de moi et m’ont porté jusqu’à la mosquée la plus proche. Les frères m’ont aidé, soigné mes blessures et m’ont gardé jusqu’à la levée du couvre-feu pour ensuite me conduire chez moi.
Il ne faut surtout pas croire que tous les Irakiens victimes d’abus comme Al-Mountadhar vont raconter facilement les épreuves endurées, ou encore dénoncer leurs bourreaux, loin s’en faut, la tyrannie du régime précédent a semé en eux une peur si profonde du pouvoir, qu’il faut tout un apprentissage de la culture démocratique et des droits de la personne afin qu’ils puissent les exercer pour se réapproprier leur pays et leur devenir. C’est un des grands chantiers qui s’ouvrent devant les organisations humanitaires soucieuses des droits de la personne. À ce chapitre, le Québec et le Canada disposent d’une bonne côte de confiance auprès des populations irakiennes.
Salutations à tous et toutes !
Zehira Houfani (écrivain et journaliste), membre montréalaise du Projet Solidarité Irak (PSI)