Accueil > International > Moyen-Orient > La politique israélienne envers le peuple palestinien : un sociocide

La politique israélienne envers le peuple palestinien : un sociocide

Par Saleh Abdel Jawad*

lundi 17 juillet 2006

Le sociocide est un concept qui signifie la destruction totale des Palestiniens, non seulement en tant qu’entité politique ou groupe politique national mais en tant que société. Son but final est l’expulsion des Palestiniens de leur patrie (c’est-à-dire une purification ethnique totale ou à grande échelle). Ce concept est utilisé ici dans deux acceptions différentes. La première, en tant que conséquence, pour définir les conséquences de la « guerre » de 1948 qui a été en réalité un programme unilatéral de purification ethnique ; la seconde, en tant que processus à long terme, pour définir la politique israélienne envers le peuple palestinien dans les territoires occupés depuis 1967 : dans ce cas le sociocide a pris la forme d’une guerre totale par d’autres moyens, à savoir des moyens politiques, économiques, sociaux, culturels et psychologiques.

Le sociocide comme le génocide ont en commun le même objectif, la différence portant sur les moyens d’atteindre ces objectifs. J’affirme cependant que le sociocide (comme l’ethnocide et les autres termes en cide) est une forme de génocide.

Les organisateurs de génocides comme dans le cas de l’Holocauste ou du Ruanda ont utilisé principalement et essentiellement une violence directe et massive. Leur objectif était d’annihiler et d’exterminer physiquement « l’ennemi », c’est-à-dire pour l’essentiel des populations civiles. Le sociocide, lui, peut être réalisé de deux manières : dans le premier cas (au cours de la « guerre » de 1948) par la guerre totale accompagnée d’une guerre psychologique très élaborée pour aboutir à la destruction de la société ennemie. La purification ethnique est réalisée sans extermination physique de l’ennemi. Au cours de cette « guerre » les forces israéliennes avaient la possibilité, étant donnés les rapports de forces militaires, de tuer la majeure partie de la population palestinienne. Cependant, et malgré une étude récente qui montre que des dizaines de « petits » massacres ont été commis au cours de la guerre par l’armée sioniste puis israélienne, l’intention n’a jamais été d’exterminer physiquement les Palestiniens, les massacres n’étaient pratiqués que quand ils étaient « nécessaires », et même dans ce cas sous la forme de tueries savamment dosées et normalisées pour créer un climat de panique et de terreur les amenant à partir. Les termes du problème et le message étaient très simples : partir ou mourir. Ces crimes de guerre ont réussi à aboutir à une quasi destruction de la société palestinienne.

Dans le second cas (sous l’occupation israélienne des territoires à partir de 1967) l’objectif de purification ethnique est poursuivi à l’aide d’un processus à long terme utilisant tout un arsenal de mesures « silencieuses » d’ordre administratif et touchant à l’infrastructure économique. Les droits civils et politiques sont tout simplement niés de manière systématique. Tous les aspects de la vie, y compris les déplacements et même les loisirs, sont l’occasion d’obstacles et d’humiliations. La majeure partie de cette politique vise à enrayer et/ou paralyser le développement de la société, le but ultime étant d’aboutir à sa décomposition. Un Palestinien du camp de réfugiés de Jénine exprime ainsi ce qu’est le sociocide : « J’ai maintenant quarante trois ans et de toute ma vie je n’ai pas vécu un seul jour heureux » (1).

Ceci ne signifie pas que le sociocide dans le cas de 1967 exclut la violence. Au contraire, la violence est utilisée en permanence dans la vie quotidienne mais sous forme de mesures « calculées » : par exemple lors de confiscations de terres pour dissuader les Palestiniens de résister à cette dépossession, lors de manifestations, sur les points de contrôle pour entraver les déplacements quotidiens des gens ordinaires, etc. Cependant en général le nombre de tués et de blessés est prévu à l’avance dans le cadre d’une politique globale, pour tenir compte des répercussions sur l’opinion publique internationale et les médias, et de leur réaction. La violence est utilisée essentiellement dans le cadre d’une guerre psychologique pour intimider et affaiblir la volonté de résistance (par un sentiment d’impuissance).

Il est important de réfuter l’argument israélien selon lequel cette politique de mesures destructrices serait nécessaire à leur sécurité. On pourrait répondre, comme nous le verrons plus loin, que le sociocide n’implique pas pour être mis en oeuvre ou pour maintenir la sécurité une période de guerre ou de conflit aigu (comme l’actuelle intifada palestinienne) ; au contraire une période de sécurité et de paix peut aussi permettre son accélération. Les lendemains des accords d’Oslo ont montré que les politiques de sociocide s’accéléraient indépendamment du processus de paix. Selon Sara Roy, par exemple, « le processus d’Oslo n’a pas représenté la fin de l’occupation israélienne mais sa poursuite, sous une forme moins directe. La relation structurelle entre occupants et occupés, et le déséquilibre flagrant en terme de pouvoir que cela comporte, n’ont pas été démantelés par les accords mais au contraire renforcés. Les accords d’Oslo ont formalisé et institutionnalisé l’occupation d’une manière totalement nouvelle » (2).
Pourquoi le sociocide ?

Dès le début, la plupart des dirigeants sionistes ont clairement indiqué que leur État serait totalement et exclusivement pour les Juifs. Même si des documents internes montrent qu’ils étaient conscients de l’existence des Palestiniens (3), décrits parfois même comme un groupe ayant des aspirations nationales ambiguës, existence qui les gênait, ils ont adopté le célèbre slogan de Lord Shaftsbury : « une terre sans peuple pour un peuple sans terre » (4).

L’idée d’une terre « vide » est un concept colonial occidental qui vise à légitimer l’occupation et la présence des colons (5). Quand les sionistes ont repris l’idée à la fin du XIXe siècle, des guides touristiques sur la Palestine et sa population réelle étaient publiés tous les ans et se trouvaient en rayon dans toutes les librairies occidentales (6). Les sionistes dans leur majorité épousent une entreprise coloniale similaire au modèle nord-américain. Ceci impliquait une société et une économie juives, qui ne laissait aucune place aux autochtones. Ceci contribuerait à reconstruire un sentiment d’homogénéité culturelle, religieuse et ethnique semblable à celui du nationalisme en Europe (7). En vertu de ce modèle les habitants originels ont été expulsés non seulement au-delà des limites des colonies protégées, mais aussi carrément en dehors de l’entité colonialiste (8).

Mais contrairement au modèle d’exclusion qui parachève son projet par le génocide des populations indigènes, dans le cas de la Palestine le contexte et les réalités locales et internationales ont empêché la réalisation de ce but final. Après la Seconde guerre mondiale, le monde était devenu plus informé, plus conscient et plus réactif, grâce au développement des médias, à des atrocités sur une grande échelle comme l’Holocauste par exemple, en plus de l’évolution des principes et du discours sur les droits de l’Homme. En dépit du soutien dont bénéficiaient les sionistes à l’Ouest, commettre un génocide était quelque chose qu’il était difficile d’approuver. Il faut dire aussi que les Palestiniens faisaient partie d’un ensemble plus vaste, le monde arabe, compris comme constituant une nation, et qui ne permettrait pas leur extermination. C’est pour ces raisons, entre autres, que l’extermination est devenue une manière inacceptable pour évacuer la terre de sa population originelle. Donc les dirigeants sionistes ont été obligés d’emprunter de nouvelles voies, une nouvelle méthode.

La nouvelle méthode va utiliser la violence et les tueries, mais sans prendre la forme d’un génocide « classique ». Les massacres et la terreur sont devenus une pratique bien planifiée et soigneusement orchestrée (9). S’intégrant à une guerre physique et psychologique totale, ils se sont répandus en 1948 à l’ensemble de la Palestine, démoralisant les Palestiniens, et ont abouti à l’effondrement de leur société. La violence et les massacres organisés n’ont pas pris une forme chaotique et sont restés sous le contrôle de ceux qui les organisaient. La violence chaotique et impulsive telle qu’elle s’est produite ailleurs n’a pas sa place dans les projets sionistes. Cet ordre et cette discipline, entre autres, indiquent qu’il y a une intelligence supérieure derrière le projet d’expulsion. Mais cette nouvelle méthode a réussi à susciter une purification ethnique semblable à celle que seul un génocide peut réaliser.

Il faut noter, cependant, que le sionisme a une histoire longue et complexe. Il a toujours eu des partisans qui avaient une attitude plus conciliatrice à l’égard des Palestiniens. Par exemple, il y a eu des intellectuels humanistes comme Ahad Ha’am (Arthur Ginsberg) qui, dès la fin du XIXe siècle, ont critiqué le traitement infligé par le Yishuv (la communauté juive) aux Palestiniens. Le professeur Yehuda Magneee, directeur de l’Université Hébraïque à sa création en 1925 et pendant la période du Mandat, était partisan d’un État bi-national faisant place aux Palestiniens, de même que Martin Buber, célèbre écrivain et philosophe. Le Parti Communiste Palestinien, composé de membres arabes et juifs, était lui aussi partisan d’un État binational. De plus, « il y a toujours eu un courant de la culture du Yishuv qui avait tendance à se révolter contre le caractère malsain des Juifs d’Europe en se revendiquant du retour à une culture sémitique, proche de la culture arabe » (10). Malheureusement, ces voix humanistes sont demeurées minoritaires et n’ont pas façonné en fin de compte la politique sioniste.

Mais, peut-être parce que cette voix humaniste a toujours fait partie du sionisme, les justifications religieuses pour justifier l’expulsion des Palestiniens n’étaient pas entièrement convaincantes à elles toutes seules. C’est pourquoi, parallèlement aux arguments religieux, les dirigeants sionistes ont choisi de déshumaniser les Palestiniens et de souligner les différences culturelles entre Juifs et Arabes, tout cela servant à légitimer un plan d’expulsion.

La déshumanisation des Palestiniens a commencé très tôt et se poursuit aujourd’hui. Par exemple, Abraham Yair, connu sous son pseudonyme « Stern », qui dirigeait le groupe terroriste juif Lehi, définissait les Arabes comme « des bêtes sauvages du désert et non un véritable peuple » (11). Dans un autre article il déclare que « les Arabes ne sont pas une nation mais une taupe vivant dans les zones reculées du désert éternel. Ce ne sont que des assassins » (12). Au fil du temps, les Palestiniens ont été comparés à de nombreux animaux nuisibles de l’arche de Noé : les scorpions, les serpents, les cafards, les taupes, etc. Ce genre d’épithètes et les croyances qu’elles révèlent nous permettent de comprendre pourquoi des individus du groupe IZL ou du groupe Lehi se déguisaient en Arabes, se rendaient sur des marchés populaires et faisaient exploser des bombes parmi les chalands venus en famille.

Cette déshumanisation ne se limite pas à la première période. Schmail Agnoon, prix Nobel de littérature en 1966, dit dans son roman « Avant Hier », écrit en 1945, que les Arabes sont des gens « sans dignité, acceptant l’humiliation, exploitant les colons, responsables de la destruction de la terre, ennuyeux, sales, détroussant les Juifs, détestant la civilisation, semblables à des chiens » (13). Parallèlement à la déshumanisation des Palestiniens, l’accent a aussi été mis sur les différences culturelles. Ceci a pris deux formes. D’abord l’unité d’une population juive très diverse a été grandement exagérée, faisant comme si n’avait pas existé la diaspora de 2000 ans au cours de laquelle les Juifs ont vécu dans toute une série de pays, ont parlé de nombreuses langues différentes et ont évolué dans des directions très diverses. En fait, ce n’est qu’aux yeux du sionisme du XIXe siècle que les Juifs ont été considérés comme un peuple unique. En deuxième lieu, les différences entre les Juifs et leurs voisins Arabes ont été grossièrement exagérées, surtout en refusant de voir les expériences historiques des Juifs arabophones (14).

La mise en vigueur de la distance entre les deux communautés ne s’est pas limitée au niveau rhétorique. La séparation a été appliquée dans toutes les institutions, y compris tout le système d’éducation juif sous le mandat britannique. En 1937, le rapport de la commission Peel, document de tonalité pro-sioniste, notait avec consternation dans son chapitre sur l’éducation que l’éducation juive était consacrée à « la glorification de la patrie en tant qu’oeuvre accomplie par les seuls Juifs ». Il poursuivait en indiquant que « l’idée de partager leur vie avec les Arabes n’est jamais présente sous quelque forme que ce soit . Former des citoyens, des compagnons, et des amis des Arabes dans un État palestinien commun, c’est quelque chose qui n’existe pas [dans le programme scolaire juif] Le système éducatif juif n’essaie de créer aucune compréhension entre les deux peuples » (15). La distance culturelle, la déshumanisation et l’accent mis sur la soi-disant cruauté de l’ennemi ont été utilisés non seulement pour créer une muraille séparant Juifs et Arabes, mais aussi pour faciliter l’expulsion des Palestiniens. En même temps, paradoxalement, la propagande sioniste a réussi, pour toute une série de raisons, à présenter le comportement israélien du passé comme du présent comme un acte d’autodéfense. Des mythes tels que le soi-disant souhait arabe de « rejeter les Juifs à la mer » ont été monnaie courante (16).

La manière dont la terreur a été pratiquée au cours de la guerre de 1948 n’aurait pas pu se produire sans la croyance que les Arabes n’avaient aucun droit à vivre en Palestine et qu’ils étaient des sous-hommes ou du moins incommensurablement différents du colon juif. Ces idées ont nourri la machine à tuer sioniste. Une fois que cette utilisation de la violence a semblé remporter des succès, les sionistes se sont trouvés pris au piège d’une addiction sans fin, car la terreur mise en oeuvre par l’État est devenu leur principal instrument dans leur quête de pouvoir et d’hégémonie.
Y-a-t-il eu véritablement une purification ethnique en 1948 ?

Laissons les simples faits parler d’eux-mêmes : 80 % des villages palestiniens qui sont tombés sous la coupe du nouvel État d’Israël ont été complètement détruits et leurs habitants ont été obligés de se réfugier de l’autre côté de la frontière ou dans d’autres parties de la Palestine historique (17). Ces villages représentaient 50 % de l’ensemble des villages de Palestine quand on se réfère aux frontières historiques au cours du mandat britannique. Tous ces villages ont été détruits, bien qu’ils n’aient subi aucune destruction notable au cours de la guerre. Dans de nombreux cas ils n’ont jamais participé à des activités militaires (18).

Ces villages ont été détruits en dépit du besoin désespéré de trouver des foyers et des toits pour le million d’immigrants juifs qui ont afflué en Israël dans les trois premières années qui ont suivi la guerre. La logique derrière cette décision de détruire les villages était d’oblitérer la présence et le paysage palestinien arabe, et jusqu’à son existence, et de revendiquer la propriété de la terre (19) mais aussi, et c’était plus important encore, d’empêcher les réfugiés de rentrer dans leurs foyers (20). Qui croirait que la zone au sud de la route qui relie Jérusalem et Jaffa jusqu’à Eilat n’héberge plus un seul village arabe ? Et sur la route elle-même il ne reste que trois villages (Abou Ghoush, ’Ein Rafa et Beit Naquba). Sur la longue route entre Jaffa et Haïfa sur les plaines côtières (environ 100 km), qui traverse la région la plus fertile de Palestine, il n’est resté que deux villages (Jisr al-Zarqa, Freideiss). Les paysans la majorité de la population ont été victimes de ce que le sociologue juif américain Don Peretz définit comme un processus de « dépaysanification » (21) dans lequel ils ont perdu leur travail, leur revenu et leur identité paysanne sans acquérir de nouvelle compétence non agricole. Pendant de nombreuses années la plupart d’entre eux sont demeurés des réfugiés sans emploi vivant dans la misère et la pauvreté, dans un environnement qui est complètement différent du leur (22).

Une composante importante du sociocide est le fait d’avoir en ligne de mire les centres urbains à population mélangée. Il y a un élément anti-urbain qui est une caractéristique commune des politiques israéliennes du passé comme du présent. Les villes palestiniennes sont considérées comme une cible principale des politiques de sociocide. En 1948 les communautés pluralistes des très grandes villes comme Jaffa, Haïfa et Jérusalem ont été les cibles principales des autorités militaires israéliennes.

Il n’est pas étonnant que les Palestiniens vivant dans les zones urbaines aient eu un sort pire que celui des villageois. Sur onze villes palestiniennes tombées entre les mains d’Israël cinq ont été complètement vidées de leur population, leurs habitants étant réduits à l’état de réfugiés déracinés, sans domicile et sans le sous. Ces cinq villes sont : Safad, Majdal, Tibériade, Beisan, Beer-Saba’. De plus la partie arabe de Jérusalem-ouest, le centre de l’intelligentsia palestinienne de Jérusalem, a eu le même sort.

Cinq autres villes ont été presque totalement vidées de leur population palestinienne en dehors de quelques centaines ou milliers d’habitants, y compris des familles éparses de villages voisins à la périphérie de ces villes, à qui il a été interdit de rester dans leurs maisons. Tous ont été regroupés et entassés dans de petites zones à forte densité de population (des réserves), tandis que leurs maisons ainsi que celles de ceux qui étaient « partis » étaient occupées par des Juifs. Pendant des jours et des semaines, actes de vandalisme et pogroms ont été la règle (23). Les Palestiniens restants étaient devenus des citoyens de troisième classe dans l’État d’Israël la seconde classe étant composée des immigrants juifs venus du monde arabe (24). Ces cinq villes sont : Jaffa, Haïfa, Iod, Ramallah, Acre. Une seule ville est demeurée intacte : Nazareth, parce que les dirigeants sionistes ne voulaient pas déplaire au Vatican et au monde chrétien (25).

Dans ces villes qui représentaient le noyau intellectuel de la société palestinienne les Israéliens ont détruit, pillé ou confisqué la majeure partie de l’héritage culturel écrit, y compris les bibliothèques publiques, les archives, la presse, les imprimeries et les maisons d’édition, le cadastre, les centres culturels, les cinémas et les théâtres. A cela il faut ajouter les archives des conseils municipaux, des hôpitaux, des écoles, les bibliothèques privées, les papiers de famille et les journaux intimes des intellectuels comme Georges Antonius, ’Aouni Abdel Hadi, Henri Cattan, Moustapha Mourad Eddbagh, entre autres (26).

En plus de la destruction politique et sociale de plus de 60 % de la société palestinienne, la « guerre » a abouti à son démembrement en fragments minuscules vivant dans des milieux et des réalités différents : dans des pays différents, avec des systèmes politiques différents, des programmes scolaires différents et un environnement économique et social différent.

Le pire est que cette purification ethnique et culturelle unique en son genre, avec toute sa cruauté, demeure en grande partie inconnue, sauf de quelques petits groupes de spécialistes. Bizarrement ni le gouvernement d’Israël ni son peuple (à l’exception d’une petite minorité) n’ont exprimé le moindre regret ou le moindre sentiment de culpabilité. Au contraire, de manière à couvrir ou nier ce qui s’était passé, une gigantesque machine académique et politique a été mise en route, créant de nouveaux mythes en fonction desquels l’histoire a été réécrite pour présenter et promouvoir le récit des vainqueurs et préparer un nouvel épisode du sociocide.

Les mythes israéliens, ceux du passé comme ceux du présent, servent à essayer d’éviter aux Israéliens d’avoir à regarder en face les injustices faites aux Palestiniens. Certains défenseurs inconditionnels disent que les Palestiniens ont refusé de soutenir le plan de partage de l’ONU en novembre 1947 et ont déclenché la guerre. De plus, selon cet argument, étant donné que les Palestiniens sont les initiateurs de la guerre, ils sont responsables de tous ses maux, y compris les massacres qui se sont produits au cours de cette guerre. Le même type d’argument a été utilisé au lendemain de l’échec des négociations de Camp David en juillet 2000. Les Israéliens ont répété le mythe selon lequel ils ont « retourné toutes les pierres pour atteindre la paix avec les Palestiniens qui n’en voulaient pas ». L’échec des négociations a déclenché une offensive à grande échelle contre tous les aspects de la vie palestinienne. Pour dire les choses crûment, c’est l’argument : « ils l’ont bien cherché » (27). D’autres apologistes essaient d’expliquer et de justifier implicitement chaque massacre comme une mesure de représailles contre un méfait palestinien. Par exemple Morris décrit les tueries d’Eilaboun et Wara al Sauda comme des ripostes après la décapitation de deux soldats israéliens. Il considère en outre que le massacre de Madj al Krum a été la conséquence du mensonge des villageois, qui n’avaient pas livré toutes leurs armes, et que ceux de Jish et de Safsaf résultaient de leur résistance militaire. Pour dire les choses crûment, c’est la justification par « ils l’ont bien mérité ». Selon une troisième allégation, les Palestiniens sont eux aussi des tueurs. Israël a eu 6 000 victimes au cours de la guerre, ce qui représente 1 % de sa population totale. Dit crûment, c’est l’argument « eux aussi, ils l’ont fait » (28). En dernier lieu, certains apologistes ont recours à l’argument selon lequel les Juifs, après l’Holocauste, ont le droit d’utiliser tous les moyens possibles pour défendre leurs intérêts. Cette position est presque toujours couplée à cette affirmation : comparée à l’Holocauste, l’expulsion des Palestiniens serait une affaire minuscule et insignifiante. C’est là l’argument de la « nécessité » et du « et après ? » (29)

Je ne souhaite pas aborder la polémique au sujet de la guerre de 1948, mais j’ai publié récemment une étude dans laquelle je conteste l’idée que ce sont les Palestiniens qui ont commencé la guerre (30). En outre, même si les Palestiniens avaient déclenché la guerre, un tel acte ne justifierait pas vraiment les crimes de guerre contre des civils qui s’étaient rendus. Je voudrais insister sur cette idée en indiquant que la plupart des massacres israéliens se sont produits alors que les forces arabes ne représentaient plus une menace. Invoquer le mythe israélien d’une « lutte pour la survie » est inconvenant dans de tels cas. Il est ridicule de prétendre que la force militaire la plus puissante, la mieux équipée et la plus disciplinée du Moyen-Orient a été poussée à bout par le désir des paysans palestiniens de se cramponner à leurs villages et à leurs vergers. Est-il possible de comparer la culpabilité éventuelle de pauvres paysans palestiniens à la culpabilité des nazis ?

Le troisième argument, « ils l’ont fait eux aussi », a quelque fondement. Les Palestiniens eux aussi ont commis des atrocités. Ils ont pillé chaque fois que c’était possible. Ils ont aussi mutilé des combattants Juifs, mais il est à remarquer que les tueries commises par les Palestiniens étaient très différentes des massacres israéliens, pour toute une série de raisons. Ces tueries ne s’intégraient pas à une stratégie agressive d’annexion ou d’expulsion ; elles n’étaient pas perpétrées par des forces militaires organisées, mais étaient des actions spontanées de foule ; et enfin, par rapport au nombre de massacres israéliens, elles étaient des événements rares. Ces explications ne les justifient pas, mais elles remettent en cause la tentative de mettre les tueries israéliennes et palestiniennes sur un pied d’égalité.

Cette question est toujours d’actualité aujourd’hui. Prenez le problème des attentats-suicides, que j’ai publiquement et vigoureusement condamnés. Suggérer que ces actions d’une minorité au sein d’une population sans État vivant sous occupation militaire peuvent être jugées sur le même plan que la mise en oeuvre d’une politique déclarée d’oppression par les forces armées hautement militarisées de la puissance occupante, cela confine à l’absurde. En outre, à la différence des attentats-suicides de la seconde Intifada, comme je l’explique par ailleurs, les massacres israéliens de 1948 ne sont pas nés du désespoir, de l’exil et de la spoliation, mais au contraire ont été les instruments de la construction d’une nation. Certains de ces massacres ont été pratiqués par des gens que, d’après les critères d’aujourd’hui, on peut définir comme des zélotes de droite. Mais d’autres massacres ont été pratiqués par des gens que, sur certaines questions débattues, on peut identifier comme étant des libéraux.

* Saleh Abdel Jawad est professeur associé au département d’histoire et de science politique de l’université Birzeit. Cet article a été traduit de l’anglais par Pierre P.


1. Ce Palestinien figurait dans le film documentaire « Jenine, Jenine » de Mohamed Bakri. Il a plus tard été tué par l’armée israélienne plusieurs mois après avoir été interviewé.

2. Sara Roy (2002) « Why peace failed an Oslo autopsy », in Maurin and Robin Tobin « How long O Lord », Cowley publication, Cambridge (Mass.). Roy, américaine et juive, est professeur à Harvard. Elle est la fille de deux parents ayant survécu à l’Holocauste.

3. Anita Shapira, « Land and power, the Zionist resort to force, 1881-1948 », Stanford university Press, 1992, pp. 42, 45 ; voir aussi Nur Masalha « Expulsion of the Palestinians : the concept of transfer in Zionist political thought 1882-1948 », Washington DC, Institute for Palestine Studies, 1992.

4. Lord Shaftsbury (1801-1885, né Anthony Ashley Cooper avant de devenir le 7e comte de Shaftsbury en 1851). Sioniste chrétien britannique, il formula son slogan en 1853. Pour une histoire du terme, voir A. M. Garfinkle, « On the origin, meaning, use and abuse of a phrase », Middle Eastern Studies (octobre 1991).

5. Maxime Rodinson, « Israël, fait colonial » in Les Temps Modernes n° 253 bis, 1967, p. 51.

6. L’insistance sur la « vacuité » de la Palestine ne se limite pas aux sionistes du XIXe siècle. Par exemple Benjamin Netanyahu, ancien premier ministre israélien, reprend dans son livre « Une place au soleil » (1993, p. 40) l’image d’un vide physique. Il cite Arthur Stanley, le cartographe britannique qui a écrit en 1881 : « En Judée il n’est pas exagéré de dire que sur des km et des km il n’y avait pas d’apparence de vie ». Mais dans un témoignage contradictoire fort opportunément ignoré par Netanyahu le prédicateur sioniste Israël Zangwill parlait d’une population palestinienne dense. Israël Zangwill (« Speeches, articles and letters, 1937, p. 210) déplore le fait que « la Palestine a déjà une densité de population double de celle des États-Unis ».

7. Gershon Shafir, « Land, labor and the origins of the israeli-palestinian conflict 1882-1914 », édition mise à jour, Berkeley, University of California Press, 1996, pp. 7-20.

8. Ibid.

9. L’ouvrage le plus détaillé et le plus documenté à ce jour sur l’utilisation des massacres et de la violence se trouve dans Saleh Abdel Jawad, « Massacres and the creation of the Palestinian refugee problem in the 1948 war », Actes de la conférence internationale : Israel and the Palestinian refugees, Max Planck Institute for comparative public and international law, Heidelberg, Juillet 2003, 103 p. On peut obtenir de l’auteur un document pdf :

10. Communication privée à l’auteur du professeur Joel Perlmann, de Bard College.

11. A. Perlmutter, « The life and times of Menachem Begin », 1987, p. 212

12. Masalha, voir note 48, p. 30

13. Cité dans A. Shalhat, « An introduction to the study of the Arab personality in Zionist literature », el-Karmel, vol. 7, 1983, p. 259.

14. Par exemple Maxime Rodinson, dans « Israël et les Arabes » note que les Juifs yemenites, qui parlaient une forme d’hébreu très proche de l’arabe ont été humiliés et qu’on les a « recyclés » pour leur faire parler un hébreu plus proche de celui parlé par les immigrants d’Europe n’ayant aucune connaissance de l’arabe.

15. Royal Committe for Palestine 1937, #5479 rapport complet, version officielle en arabe. Livre Blanc, 1937, p. 440.

16. Pour une étude de ces mythes, voir Flapan Simha, « The state of Israel : myths and realities », London & New York, Croom Helm, 1987.

17. Pour une étude complète sur les villages détruits, voir Walid Khalidi, « All that remains : the Palestinian villages occupied and depopulated by Israel in 1948 », Washington DC. The institute for Palestine studies,1992.

18. Ibid.

19. Falah Ghazi, « The 1948 Israeli-Palestinian war and its aftermath : the transformation and designification of Palestine’s cultural landscape », annales de l’Association of American Geographers, 1986-2, p. 256. Voir aussi Meron Benvenisti, « Sacred landscape, the buried history of the Holy Land since 1948 », University of California Press, Berkeley, 2000, pp. 11 à 54.

20. Benny Morris, « The birth of the Palestinian refugee problem revisited », Cambridge University Press, 2004, pp. 309-334.

21. Don Peretz (1977), « Palestinian socialstratification : the political implications », Journal of Palestine studies, vol.7, n° 1, 1977, pp. 48-74.

22. Voir : Rosemary Sayegh, « Palestinians, from peasants to revolutionaries », London, Zed Press, 1979.

23. Tom Seguev (I986) , « I949, the first Israelis », The Free Pess, New York, 68-91.

24. Selon Robinson (2003) « d’Août 1948 à Décembre 1966, une administration militaire stricte a régi la vie quotidienne de la population arabe palestinienne restant dans le pays, restreignant ses mouvements, son expression et ses emplois, et l’isolant fortement de la société juive israélienne. Les pratiques évolutives de surveillance et de maintien de l’ordre auxquelles les Palestiniens se sont heurtés sous ce régime n’ont servi qu’à renforcer leurs pertes de guerre et à leur rappeler que leur présence n’était pas souhaitée dans le nouvel État ». Shiron Robinson (2003) : « Local struggle, national struggle : Palestinian responses to the Kafr Qasim massacre and its aftermath, 1956 -66 », International Journal of Middle East Studies, pp. 393-416.

25. David Ben Gourion, « Yumann Hamilhamah, 1947-1949 » (en hébreu), « Diaries of war I947 49 », 1984 ; ed. Gershon Rivlin et Elhanan Orren, voir les entrées pour le 15 juillet 1948, p. 591.

26. Abdel Jawad Saleh : « 1948, Entre archives et sources orales », la revue d’Études Palestiniennes, été 2005, pp. 59-77.

27. Il s’agit là d’un discours très courant, illustré par ce commentaire d’Ygal Allon : rejetant le récit d’Ytzak Rabin sur l’expulsion des Arabes de Lod, il termine en affirmant que « si on ne nous avait pas imposé une guerre, toutes ces souffrances auraient été évitées ». [cité par D.K. Shipler, « Arab and Jew : wounded spirits in a promised land », 1986, p. 35].

28. Il s’agit là aussi d’une attitude courante, qui se faufile dans le discours le plus récent du « nouvel historien » israélien Benny Morris : « The survival of the fittest » (La lutte pour la survie), interview par A. Shavit dans Ha’aretz du 9 janvier 2004.

29. Cf Z. Sternhell qui dit que « les pères fondateurs et ceux qui leur ont succédé immédiatement savaient que si les Juifs voulaient hériter de la terre, il leur faudrait la prendre de force. Jusqu’à la guerre d’indépendance ils n’avaient pas d’autre choix ». Z. Sternhell, « the logic of body counts » (compter les cadavres, une logique), Ha’aretz, 2 avril 2004

30. Saleh Abdel Jawad, « The Arab and Palestinian narratives of the 1948 war », in : Robert Rotberg (ed) : « The intertwined narratives of Israel-Palestine : history’s double helix », Indiana University Press, pp. 93-142.

(Tiré du 517 de la revue Inprecor)