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L’époque de la déraison impériale

dimanche 6 octobre 2002, par Daniel Bensaïd

L’année écoulée apparaîtra rétrospectivement comme un tournant qui ne se réduit pas à l’événement inaugural du 11 septembre. Depuis l’attentat contre les tours jumelles de Manhattan, deux autres piliers du temple libéral se sont écroulés à grand fracas : l’économie argentine (hier encore montrée en exemple par le FMI !), et la firme géante Enron. Au lieu de prendre la mesure de ces changements, le débat franco-français - actualité éditoriale aidant - s’intéresse davantage à la querelle en trompe-l’oeil entre américanophobes et américanophiles. Je ne me sens personnellement pas plus antiaméricain que je n’aurais été antiboche. Me réclamant à la fois du cosmopolitisme des Lumières et de l’internationalisme du mouvement ouvrier, je ne conçois pas les appartenances nationales comme des blocs monolithiques. D’un point de vue de classe, les lignes de front n’épousent pas le tracé des frontières. Elles traversent les nations ou les ethnies. Elles fendent les identités closes. Il y a l’Amérique esclavagiste, celle du Ku Klux Klan, de Hiroshima, de la guerre du Vietnam, des coups tordus en Amérique latine, celle de Bush père et fils, de Dick Cheney et de l’intégrisme évangélisateur. Et mouvement contre la guerre du Vietnam, du free jazz et du Black Power, des manifestants de Seattle et de Washington. Les intellectuels qui, depuis le 11 septembre, s’opposent à la nouvelle croisade impériale s’inscrivent dans cette tradition et leurs textes témoignent en faveur de cette Autre Amérique [1]. Anti-impérialisme des imbéciles, l’antiaméricanisme relève des nationalismes frustrés, des nostalgies cocardières et des ambitions ressentimentales. Il se nourrit de l’américanomania tout aussi stupide qui nous proclame " tous américains ".

Cette vision binaire du monde est borgne. Il est peu probable que les piqueteros argentins, les sans-terre du Brésil, les sans-toit de Soweto, les " dos-mouillés " de Tijuana, se sentent tous neveux de l’oncle Sam et fiers de l’être ! Il faut une sorte d’ignorance ou de mauvaise foi pour prétendre, comme Jean-François Revel, que l’antiaméricanisme constitue en Amérique latine " un fantasme compensatoire " au sentiment d’échec par rapport à l’Amérique du Nord. Comme s’il s’agissait d’une compétition loyale. Et comme si, depuis plus d’un siècle, le sous-développement des uns n’était pas organiquement lié à la domination des autres, au pillage, aux guerres de haute ou de basse intensité, au coup d’État chilien ou au soutien de la contra en Amérique centrale ! Revel y va trop fort en prétendant que " ce sont les mensonges de la partialité antiaméricaine qui fabriquent l’unilatéralisme américain ". Le gouvernement étasunien refuserait donc la Cour pénale internationale, les accords de Kyoto, les accords sur le déminage et le désarmement, il boycotterait le sommet de Johannesburg, et adopterait unilatéralement des mesures économiques protectionnistes, parce qu’il serait froissé de tant d’ingratitude. Allons donc ! Les militants de " l’autre mondialisation " qui défilent à Buenos Aires ou Sao Paulo contre le traité de libre commerce (l’Alca) et contre la subordination accrue de leur pays envers le " colosse du Nord ", ne sont pas antiaméricains. Ils se dressent contre les méfaits de l’impérialisme et du développement inégal. Catégorie politique - et non pas religieuse ou ethnique -, cette notion d’impérialisme vise la concentration sans précédent dans le monde des pouvoirs financiers, militaires, médiatiques, les monopoles de l’énergie et des brevets. Elle ne concerne pas seulement le premier des empires mais aussi les impérialismes subalternes comme celui de " l’Europe puissance " ou de la " Françafrique ". Par son discours du 20 septembre 2001, Georges W. Bush a décrété le monde en état d’exception permanente. S’attribuant le monopole du Bien face à " l’axe du Mal ", les dirigeants étasuniens décident ainsi seuls d’une nouvelle frontière entre l’humain et le non-humain. Contre les exclus de l’espèce, tout est désormais permis. Les conventions de Genève et le droit international sont solubles dans l’impératif catégorique de la guerre au terrorisme illimitée dans l’espace et dans le temps... La pureté supposée des fins éthiques justifie le recours aux moyens militaires les plus ignobles. L’ingérence humanitaire se mue en expéditions impériales décrétées préventives. En mars 2002, la presse révélait le rapport confidentiel du Pentagone sur la " Révision de la doctrine nucléaire ", dressant une liste de sept pays contre lesquels les États-Unis seraient prêts à utiliser l’arme nucléaire. Le 6 juin, la Maison-Blanche annonçait la création d’un ministère antiterroriste doté de 37 milliards annuels et de 170 000 fonctionnaires. Avant même le 11 septembre 2001, le budget de la défense était reparti à la hausse pour dépasser aujourd’hui les 380 milliards de dollars (à comparer avec les malheureux 10 milliards réclamés par la conférence de Barcelone pour la lutte contre le sida !).

Corollaire de la mondialisation marchande, cette relance du militarisme obéit à une double logique, économique et géostratégique. Économique : la production d’armes " consommées " de façon destructrice est une forme classique de soutien budgétaire, déjà utilisée par Reagan avec la guerre des étoiles, à une économie alanguie. Géostratégique : le nouveau partage des ressources, des territoires, des zones d’influence ne se fait pas à l’amiable, autour du tapis vert des chancelleries, mais par le fer et par le feu. Les menaces sérieuses d’intervention contre l’Irak s’inscrivent dans cette perspective. Une telle aventure paraît à haut risque pour ses initiateurs eux-mêmes, mais la déraison impériale n’en a pas moins ses raisons que le sens commun ignore. Au lendemain de la chute du mur de Berlin, en même temps qu’il préparait une réorientation de la stratégie militaire pour l’après-guerre froide, Bush père promettait l’avènement d’un monde juste, pacifié, prospère. Depuis, les rapports du Programme des Nations unies sur l’indice de développement humain s’alarment année après année du creusement des inégalités entre le Nord et le Sud, au sein même des pays riches, entre les sexes. " L’empreinte écologique ", indice par lequel le Fond mondial de la nature évalue la superficie de ressources productives terrestres et maritimes exploitées par habitant de la planète, indique un élargissement catastrophique de la fracture écologique : 9,5 hectares et demi pour le citoyen étasunien contre 0,5 hectare pour le citoyen mozambicain, 1,4 hectare en moyenne pour un Africain contre 5 à 6 pour un Européen. Après s’être enthousiasmées des succès virtuels de la nouvelle économie, les intelligences serviles des marchés s’extasient de l’ingéniosité des miséreux argentins contraints de redécouvrir l’économie de troc. Comme si le mont-de-piété était un modèle de crédit populaire et Cash Convertor un exemple de société philanthropique ! Là résident pourtant les racines des " violences structurelles " dont les violences terroristes (à commencer par les terrorismes d’État) constituent seulement une part. La fuite en avant dans l’État pénal et policier répond à l’affaissement de l’État social et des solidarités. Avec le vote du Patriot Act, les États-Unis (qui comptent déjà une population carcérale d’un million et demi, qui correspondrait en France à 500 000 détenus !) se sont dotés d’une législation d’exception, à caractère liberticide. Au lendemain des manifestations de Gênes et avant même le 11 septembre, les gouvernements européens s’étaient engagés dans une voie similaire. La livraison honteuse de réfugiés politiques italiens à Berlusconi, la mise hors la loi de Batasuna, la criminalisation des activités syndicales, s’inscrivent dans cette marche à la société policière. L’année écoulée a marqué un tournant dans l’état du monde.

Elle marquera aussi un tournant dans les mouvements de résistance à la mondialisation capitaliste. Devant les désastres sociaux, en Amérique latine et ailleurs, devant la débâcle des géants de la nouvelle économie, devant la montée de l’exclusion et les bavardages impuissants du sommet de Johannesburg, le consensus de l’opposition aux " excès " de la dérégulation libérale, autour de mesures telles que la taxe Tobin, ne suffira pas. Des millions de manifestants ont crié dans les rues de Seattle, de Gênes, de Nice, de Prague, de Barcelone, de Porto Alegre, de Melbourne, que le monde n’est pas une marchandise et qu’un autre monde est possible. Alors que le mirage libéral se dissipe, le temps est venu de dire lequel et d’opposer à la logique marchande celle des droits sociaux, du bien commun, du service public. De décider démocratiquement non seulement sur quelle planète nous voulons vivre ensemble, mais aussi, à l’heure des biotechnologies et de la marchandisation du vivant, quelle espèce humaine nous entendons collectivement devenir.

* [10 septembre 2002-Le Figaro.. hé oui !]


[1voir L’Autre Amérique : les Américains contre l’état de guerre. Textuel.jeudi 12 septembre 2002

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