Que penses-tu de l’argument avancé par Bush de la détention par l’Irak d’armes de destruction massive pour justifier la guerre ?
Gilbert Achcar - C’est bien évidemment un prétexte et non un argument, au sens où l’accusation a été assénée dès le départ sans preuves. Depuis le début des inspections de l’ONU, plusieurs responsables étatsuniens (Donald Rumsfeld en particulier) ont affirmé à plusieurs reprises que les inspections ne servaient à rien et qu’elles ne pourraient pas apporter la démonstration de l’inexistence d’armes de destruction massive. Cela s’ajoute à une logique tout à fait surprenante selon laquelle c’est à l’Irak de démontrer qu’il n’en possède pas. Mais c’est bien évidemment strictement impossible de démontrer qu’on n’a pas un objet.
Toute l’opération des inspections de l’ONU était donc destinée à gagner du temps, parce que le déploiement des troupes et du matériel doit suivre son court, et à donner l’impression à l’opinion publique étatsunienne en particulier que les Etats-Unis avaient bien pris la peine de passer par une procédure légale, au regard du droit international, avant d’entrer en guerre.
Autrement dit, le résultat est couru d’avance. Si les inspecteurs découvrent qu’il y a violation, les Etats-Unis se considèrent en droit de faire la guerre, et s’ils ne découvrent rien, cela ne prouve rien, car si on ne trouve pas quelques chose, cela ne prouve pas que ça n’existe pas.
Colin Powell, devant le Conseil de sécurité des Nations unies, a lui aussi cherché à démontrer que les inspections ne servent à rien, puisque qu’avant même que les inspecteurs n’arrivent quelque part, il y a des déplacements de matériels... On voit donc bien qu’il ne s’agit que d’un prétexte, pour une guerre dont le principe est acquis depuis longtemps.
Sur le fond de l’accusation, il faut rappeler en permanence qu’en ce qui concerne l’arme suprême de destruction massive, l’arme nucléaire, même Washington ne prétend pas que Bagdad la détient. Bush, dans son discours de septembre dernier, devant l’assemblée générale des Nations unies, avait affirmé que si l’Irak parvenait à se procurer de la matière fissile (uranium), ce pays pourrait se doter de l’arme nucléaire en l’espace d’un an. Ce qui revenait à reconnaître que ce pays n’a ni arme nucléaire ni même matière fissile. Ceci illustre de façon assez frappante cette notion très particulière de la "guerre préventive" qui consiste non pas à prendre les devants par rapport à un adversaire qui affiche son intention d’attaquer, mais qui consiste à s’en prendre à un adversaire auquel on prête l’intention de vouloir se doter d’armes qu’il n’a toujours pas. On est dans le règne de l’absurdité la plus totale.
Quant aux armes chimiques ou biologiques, l’Irak en a possédé pendant de nombreuses années et en a même fait usage contre les Kurdes, dans le Nord, et contre les troupes iraniennes, dans le cadre de la guerre Iran-Irak. A l’époque, cela n’avait suscité aucune indignation de la part des capitales occidentales. Le matériel nécessaire à cet armement avait d’ailleurs été fourni par des compagnies occidentales, donc au vu et au su des puissances occidentales. Depuis lors, le pays a été soumis à sept années d’inspections des Nations unies qui ont détruit les stocks. A supposer même qu’il resterait quelque chose en Irak, si on tient compte du fait que ce pays n’a pas de vecteurs de projection (de missiles), cela ne saurait constituer une menace pour son environnement et encore moins pour les Etats-Unis qui, eux, comme Israël, détiennent de très importants arsenaux d’armes de destruction massive.
Ajoutons que l’argument de l’instauration de la démocratie est lui aussi une farce, puisque la plupart des régimes despotiques arabes de la région sont étroitement liés à Washington.
Dès lors, ci cela est une hypocrisie, quels sont les véritables enjeux de l’administration Bush ?
G. Achcar - Les vrais enjeux ont été soulignés plusieurs fois. C’est d’abord et avant tout le pétrole. L’Irak est le deuxième pays du monde du point de vue des réserves pétrolières, après le royaume saoudien. De plus, la production pétrolière de l’Irak est aujourd’hui au tiers de la capacité objective de production du pays, alors que dans les années à venir il faudra l’augmenter pour éviter que ne flambent les prix. Mais pour augmenter la production de pétrole irakien, il faut lever l’embargo de manière à pouvoir reconstruire et moderniser les infrastructures.
Pour lever l’embargo, Washington considère comme une condition indispensable le changement de régime et, par la même occasion, l’annulation des concessions octroyées au cours des dernières années par Bagdad aux intérêts pétroliers français et russes. Il s’agit donc de s’assurer la part du lion dans l’exploitation du pétrole irakien.
S’y ajoute l’énorme marché de la reconstruction de l’Irak, un pays détruit de fond en comble en 1991 et qui n’a pas pu véritablement se reconstruire du fait de l’embargo.
Voilà les véritables enjeux. Au-delà, ce pas de plus des Etats-Unis dans le contrôle des réserves pétrolières mondiales est un atout de plus dans l’hégémonie mondiale qu’ils exercent face à l’ensemble de leurs rivaux potentiels, y compris d’ailleurs les puissances vassales que sont l’Europe occidentale et le Japon, qui sont encore plus dépendantes du pétrole de la région du Golfe que ne le sont les Etats-Unis eux-mêmes.
Pour mettre en place un nouveau régime, les bombes ne suffiront pas. Quels sont alors les plans envisagés par l’administration Bush ?
G. Achcar - On sait, depuis le début des préparatifs de guerre, que les Etats-Unis envisagent de s’installer militairement et durablement en Irak.
Il y a quelques mois, ils envisageaient de coupler une installation militaire avec celle d’un gouvernement inféodé, mais composé d’une sorte de représentation des groupes ethniques de la population irakienne. Or, comme l’opposition irakienne qu’ils ont essayé d’organiser offre un spectacle peu reluisant, et que la force qui apparaît comme dominante dans l’opposition - le conseil suprême de la révolution islamique d’Irak - et qui accepte de traiter avec Washington est étroitement liée à Téhéran, il semble qu’on s’achemine maintenant vers un gouvernement militaire direct du pays, le temps de mettre sur pied un gouvernement un tant soit peu susceptible de gérer la situation sous le contrôle des Etats-Unis.
C’est la grande différence entre la première guerre du Golfe, en 1991, et la situation actuelle. Si en 1991 les Etats-Unis n’ont pas renversé le régime de Saddam Hussein, c’est que la situation mondiale et la situation interne aux Etats-Unis interdisaient toute installation militaire. Washington a préféré maintenir Saddam Hussein au pouvoir afin d’éviter que la situation irakienne n’échappe à son contrôle et ne provoque une déstabilisation de la région. Dès lors, Washington a délibérément épargné la garde républicaine, la garde prétorienne destinée à maintenir l’ordre.
Face à l’insurrection qui a embrasé le pays après l’arrêt de la guerre, en mars 1991, les Etats-Unis ont permis au régime de réprimer dans le sang la rébellion, dans ses deux foyers principaux, au Sud et au Nord. Au Sud du pays, l’armée étatsunienne s’est même retirée pour laisser un passage à la garde républicaine et les Etats-Unis ont autorisé le régime irakien à utiliser des hélicoptères pour réprimer dans le Nord et le Sud. Il y a eu des dizaines de milliers de morts.
Si, aujourd’hui, les Etats-Unis se fixent l’objectif de renverser Saddam Hussein, c’est qu’ils considèrent que la situation mondiale a changé - l’écart s’est creusé avec le reste du monde, notamment sur le plan militaire -, tout comme la situation intérieure. Le climat politique résultant du 11 Septembre a été interprété, à Washington, comme la possibilité ouverte d’une longue période d’interventions militaires quasiment sans limites de la part des Etats-Unis, sous prétexte de guerre contre le terrorisme.
Afghanistan, Irak... il semble que les Etats-Unis se soient engagés dans une période de déploiement militaire sur toute la planète...
G. Achcar - Absolument. Les Etats-Unis, depuis le 11 Septembre, ont commencé à établir la couverture de l’ensemble de la planète par un réseau de bases militaires, d’implantations militaires directes et d’alliances, ou les deux combinées. En prenant prétexte de la guerre d’Afghanistan, ils ont construit des bases militaires au coeur la dernière zone qui relevait encore d’une sorte de véto exercé par Moscou, l’Asie centrale. Ils s’installent dans le bassin de la Caspienne, qui est également une région importante s’agissant des hydrocarbures, mais aussi une région d’importance stratégique considérable puisque située au coeur de la masse continentale qui va de la Russie à la Chine, deux pays considérés comme des rivaux potentiels.
Il y a eu également récemment un nouveau round d’élargissement de l’Otan, qui a englobé d’ex-Républiques soviétiques. Si l’on ajoute à cela tout le programme d’interventions militaires que se propose l’administration Bush, on a effectivement aujourd’hui un degré inégalé dans l’expansion militaire des Etats-Unis, qui interviennent déjà militairement aux Philippines, en Colombie, dans la corne de l’Afrique et au Yémen. Ils menacent l’Iran et la Corée-du-Nord, deux pays englobés avec l’Irak dans ce que Bush a appelé "l’axe du Mal". Ils déploient aussi des efforts permanents pour renverser le régime d’Hugo Chavez au Venezuela.
Washington, depuis la fin de la guerre froide, s’est donné pour objectif de creuser le fossé militaire qui sépare les Etats-Unis du reste du monde, au point qu’ils réalisent à eux seuls 40 % des dépenses militaires mondiales et s’acheminent vers une situation où ils dépenseront bientôt autant que l’ensemble des autres pays de la planète.
Mais cette hyperpuissance n’est pas une toute-puissance. Il y a un talon d’achille, une puissance capable de bloquer cette machine de guerre et de renverser cette dérive militariste, c’est la population étatsunienne. Celle-ci a déjà fait la démonstration, au moment de la guerre du Viêt-nam, de sa capacité à bloquer la machine de guerre, à empêcher les gouvernements étatsuniens d’aller plus loin dans le massacre et à imposer le retrait des troupes du Viêt-nam. Cette mobilisation avait eu pour effet de bloquer, jusqu’à la première guerre du Golfe, la machine de guerre des Etats-Unis, d’en empêcher un usage massif.
On peut donc trouver une raison d’espérer dans la façon remarquable dont le mouvement antiguerre s’est développé aux Etats-Unis ces derniers mois. Personne n’imaginait, à peine un an après le 11 Septembre, que le mouvement dépasse en ampleur tout ce que l’on a connu depuis que Washington a renoué avec les opérations militaires de grande envergure. La progression du mouvement antiguerre continue. Elle se combine avec la radicalisation dans la jeunesse qui s’exprime notamment dans le mouvement altermondialiste.
Cela dit, vu les délais, il est hautement improbable que l’on puisse empêcher la guerre contre l’Irak. Mais, pour éviter toute démoralisation par ailleurs, il faut aujourd’hui bien se situer dans l’optique de la construction d’un mouvement antiguerre de longue durée, puisque l’on est confrontés à un programme d’interventions militaires de longue durée. Washington a annoncé que la guerre "contre le terrorisme" était destinée à durer plusieurs décennies. Il faut arriver à construire un mouvement pour enrayer cette machine et empêcher que le cours agressif de la politique des Etats-Unis ne continue.
Propos recueillis par Anthony Bégrand pour "Rouge"
(tiré du site du POS, section belge de la Quatrième Internationale)